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Johny Latour: «Les matraques et les fusils de la SSU ne nous impressionnent pas»

25 février 2018, 21:20

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Johny Latour: «Les matraques et les fusils de la SSU ne nous impressionnent pas»

C’est l’un des meneurs de la contestation qui a éclaté à Roche-Bois. Arrêté puis libéré sous caution, Johny Latour n’est pas calmé. Qui est cet homme ? Quelle est sa colère ? Rencontre chez lui au bloc O de la cité.

Qui est Johny Latour ?

(Souriant et détendu) Une personne simple, relax, qui aime partager.

Vous l’avez toujours été ?

Non. Dans une autre vie, j’étais une tête brûlée. J’ai commencé par le karaté puis je me suis reconverti (sic) en bouncer. J’ai travaillé au casino L’Amicale, j’étais aussi le bodyguard du boss. Une époque où j’avais le coup de poing facile… C’est fini tout ça, j’ai changé de combat. Je me suis marié, j’ai quatre enfants à nourrir et à loger. C’est pour eux que je me bats, contre l’injustice et l’exclusion.

La prison, vous avez testé ?

Jamais. Même s’il m’est arrivé de déraper.

C’est-à-dire ?

(Hésitant) Des petits ennuis avec la police.

Quel genre d’ennuis ?

Mo pa anvi koz sa.

Jusqu’au jour où vous êtes devenu romantique.

Mwa, romantik ? Euh…

Votre salon. On se croirait chez le fleuriste…

(Éclat de rire) Ah ! c’est ma femme et ma belle-mère qui s’occupent de la décoration, j’y touche pas. Cette maison, j’y suis né, j’y ai passé toute ma vie. Mo enn zanfan Rosbwa à 500 %.

À quoi ressemblait-elle, votre enfance ?

J’ai grandi dans la misère, sans père, entre une mère qui faisait la bonne et une soeur handicapée mentale. C’est la rue qui m’a élevé. Dehors, si tu ne gagnes pas le respect, t’es mort. Il faut être un peu méchant, sinon on te marche dessus. Mais j’ai toujours eu un faible pour les plus faibles. Le dimanche, c’est rare que personne ne vienne frapper à ma porte. Je partage un peu de riz, des grains secs, de l’huile. La solidarité compte ici.

Et vous, de quoi vivez-vous ?

Je débarque du poisson qui rentre au port. C’est aléatoire, ça dépend des prises. Les bonnes semaines, je peux toucher Rs 3 000, mais il m’arrive de ne pas travailler durant plusieurs jours, et il faut continuer de faire vivre la famille. Dan mo landrwa éna rises, éna travay, mé pa pou nou. C’est ce qui me met en colère.

Cette colère justifie-t-elle d’imposer à la Cargo Handling Corporation Ltd (CHCL) son recrutement ?

(Son collègue Eliézer François, négociateur pour Zenfan Roche-Bois, débarque à l’improviste)

Eliézer François – Non, non et non !

Non, quoi ? Bonjour...

(Il s’installe dans le salon)

Eliézer François – Bonjour. J’ai entendu votre question : vous n’avez pas compris notre lutte. Nous ne demandons pas à la CHCL de nous donner l’exclusivité du recrutement, mais une sorte de priorité pour les jobs manuels.

À l’abattoir, on ne veut pas des gens de Roche-Bois. On n’en veut pas à l’hôpital, à la Poste, à la mairie. Nous ne disons pas à la CHCL d’embaucher tout le quartier. On demande juste de partager, de rééquilibrer. Parce que les Rocheboisiens n’ont droit à rien.

Vous êtes d’accord ?

Johny Latour – Monsieur François, permettez-moi de vous corriger. Les Rocheboisiens ont droit à une chose : les emmerdements. Kan bann-la tir disab, nou ki tomb malad. Combien de fois mes enfants m’ont dit «papy, ça me gratte partout»… J’ai arrêté de compter ! Il y a aussi la pollution des machines, tous les inconvénients, aucun bénéfice.

Alors, quand sur 200 embauches, il n’y a qu’un ou deux habitants du quartier, sorry mé mo pa dakor. On ne parle pas de job dans les bureaux : ils cherchent des «pousse-bouton», des stevedores, des general workers, on sait faire ça. Mais ils préfèrent recruter ailleurs.

Eliézer François – Et traiter les gens d’ici comme des parias.

Johny Latour – Justement, on ne veut plus être enfermés dans la misère. Il y a 183 ans, l’esclavage était aboli à Maurice. Moi, je me sens esclave. Éna lasenn dan mo lipié. À 48 ans, je suis encore locataire. J’ai trois mois de loyer en retard, là. Il faudrait que j’aille voler pour m’en sortir ? Je veux travailler, avoir un revenu fixe et décent, c’est tout.

Négociez-vous avec la direction de la CHC ?

Eliézer François – Eux, ils nous font tourner en bourrique. Le Chairman nous a d’abord expliqué que le ministère du Travail était en charge du recrutement, maintenant ce serait le PMO. Tout le monde se renvoie la balle et rien n’avance.

Johnny Latour – Du coup, on va redescendre dans la rue.

C’est une menace ?

Johny Latour – C’est une promesse. Dès mercredi, si la situation n’a pas bougé, il y aura un meeting Place Taxi. Puis, nous irons manifester devant le bureau du Premier ministre. On va se relayer tous les jours jusqu’au 12 mars.

Et si ça tournait mal ?

Eliézer François – C’est ma crainte : qu’une tête brûlée fasse une grosse bêtise.

Johny Latour – Nous ne sommes pas des gens violents… mais pas des enfants de choeur non plus. Les matraques et les fusils de la SSU ne nous impressionnent pas. On n’a rien à perdre de toute façon. Ici, il n’y a rien. Même pas un jardin d’enfants qui tient debout. Pas de bonnes écoles, pas de dispensaire. On a un dumping ground, un abattoir, les effluves de carburant, les fumées d’usine. On nous traite comme la poubelle du pays. Je sens chez les habitants une colère qui monte. Oui, ça pourrait mal tourner.