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Cader Kalla :«Le manuel d’histoire a une approche révisionniste»

13 février 2018, 00:00

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Cader Kalla :«Le manuel d’histoire a une approche révisionniste»

Que reprochez-vous à la façon dont l’histoire est traitée dans le manuel de «Social & Modern Studies» en Grade 7 (ex-«Form I») ?

Concevoir un programme scolaire n’est pas facile. Il faut se demander ce que veut la société. Se projeter dans dix ans, se demander quel type de citoyen nous voulons avoir.

Un exemple : avant, à Maurice, on apprenait des choses sur les civilisations grecques et romaines. Nous avions une tradition européenne héritée du colonialisme. Quand j’ai participé au projet de refonte, au Mauritius Institute of Education (MIE), nous avons inclus l’une des premières civilisations, celle de la vallée de l’Indus, 2000 ans avant J.C. Il y a aussi la civilisation chinoise, beaucoup plus ancienne encore, pour donner des repères aux enfants.

Ensuite, on a parlé de l’Afrique, là où on travaillait le fer. C’est à partir de là que l’on a commencé à introduire l’esclavage. Il y a eu toute une évolution.

Durant le mandat de Vasant Bunwaree au ministère de l’Education, il a voulu refaire le programme. C’était trop ambitieux.

Mais vous ne nous dites pas ce que vous reprochez à la manière dont on parle d’histoire dans le manuel de Grade 7.

Pour concevoir un manuel scolaire, il faut une philosophie. Ma philosophie de l’histoire c’est de donner une voix aux sans voix. Par exemple, faire parler les esclaves. C’est possible. Vous connaissez John Jeremie ? (NdlR : procureur britannique abolitionniste. L’hostilité à laquelle il fit face à son arrivée dans l’île fut telle qu’il dut repartir pour la Grande Bretagne). Les propriétaires d’esclaves étaient furieux, mais les esclaves avaient un tout autre point de vue. Ils comprenaient les enjeux et ont même fait une chanson sur cet épisode.

Il y a un autre concept important dans les sciences sociales, qui s’appelle le spiral curriculum. Prenez l’esclavage. Au primaire, on commence par ce qu’ils faisaient et on dit qu’ils étaient maltraités, c’est tout. En Grade 7 on explique le travail des esclaves. En Grade 8, on va plus en détail, pour montrer que certains esclaves étaient des ouvriers qualifiés. À l’époque de la bataille de Vieux- Grand-Port, il y avait l’esclave Johnson, qui pilotait les navires pour qu’ils entrent dans la baie. Quand La Bourdonnais recrutait, il ne prenait pas n’importe qui mais des ouvriers qualifiés. Il faut parler de la société dans laquelle vivaient tous ces gens. On ne peut pas tout biffer d’un coup et inventer un sujet, les Social & Modern Studies.

Pourquoi êtes-vous contre ?

La partie consacrée aux esclaves, c’est trois pages dans le manuel de Grade 7 (ex-Form I). C’est une présentation sommaire, qui dit que les esclaves venaient du Mozambique et que leur héritage c’est le séga. En Grade 6 (ex-CPE), c’est une quinzaine de pages, où l’on aborde divers aspects. L’immigration indienne en Grade 7, se résume à une page. Zot fini ar twa.

Ce qu’il faut faire en histoire, ce n’est pas raconter des histoires mais donner des outils pour comprendre comment on écrit l’Histoire. Il faut équiper l’enfant pour le futur.

Réduire l’esclavage et l’immigration indienne à une explication simple n’aide pas ?

C’est ce qu’on appelle une approche révisionniste de l’histoire de Maurice. D’ailleurs, juste après ce passage, on fait l’apologie des bienfaits de la colonisation, dans ce livre. Pour couronner le tout, le manuel dit qu’on a créé la Mauritius Commercial Bank (MCB). C’est l’argent des esclavagistes qui est investi dedans, mais aussi l’argent qu’ils ont eu en compensation, à l’abolition de l’esclavage.

À la Barbade, on avait écrit que la Barclays Bank était née dans des conditions similaires. Cela a donné lieu à des émeutes. Il aurait suffi que les concepteurs lisent le rapport de la Commission Justice et Vérité. Cela aurait suffi pour les inspirer. Cela veut dire que les gens ne lisent pas.

Pourquoi la mention de la MCB dans le manuel de Grade 7 vous gêne-t-elle ?

On est en train de réécrire l’histoire tout en faisant de la publicité pour une banque. Dans un livre où l’on parle très peu de l’esclavage, on met l’accent sur cet élément-là. Ce manuel n’a pas le souci de valoriser les esclaves.

Il n’y a pas que ça. Une autre partie du livre s’intitule, La contribution des colons européens. Sauf qu’on y parle du prince Maurice van Nassau. Depuis quand est-ce qu’il est un colon ? Est-ce que Mahé de La Bourdonnais, Bernardin de Saint-Pierre sont des colons ? Il y a des colons qui ont fait des choses extraordinaires, comme Charles Telfair. Dans le cas de Bernardin de Saint Pierre, on aurait pu mentionner qu’il a été l’un des premiers à être outrés par l’esclavage. Je le répète, il faut donner des outils aux enfants, pas seulement faire quelque chose pour la galerie. La pédagogie n’est pas là. La MIE n’a pas formation du personnel.

Vous dites que l’institut qui forme les enseignants n’a pas de formation pour son personnel ?

Il n’y a pas de formation pour les formateurs. Il y a des gens qui ont des diplômes mais ce ne sont pas des pédagogues. Est-ce qu’avant d’écrire ces manuels, ces gens-là sont allés s’asseoir dans une classe pour voir comment le prof enseigne l’histoire ?

Ce qui est dangereux c’est que ce livre a un marché garanti. Son prix est très accessible. C’est le MIE qui écrit, c’est ça qui devient l’histoire de Maurice. Quand j’étais au MIE, j’ai vu des cas où on a insisté pour envoyer quelqu’un suivre une formation à l’étranger. Quand il est revenu, il n’a pas partagé ses connaissances avec les autres. C’est sans doute mieux de faire venir les compétences étrangères ici, pour former le plus grand nombre.

Vous êtes vous-même auteur de plusieurs manuels d’histoire-géo pour le secondaire. On pourrait dire que c’est la concurrence sur le marché des manuels scolaires qui vous pousse à critiquer celui du MIE.

C’est une raison toute simple qui me pousse à dire tout cela. N’allez pas croire que j’ai d’autres motivations. Pour moi, l’éducation n’a rien à voir avec la politique.

On peut standardiser les maths, l’anglais, le français. Tout le monde fait la même chose. Mais les sciences sociales ne se prêtent pas à cela.

Il faut qu’il y ait d’autres perspectives, c’est-à-dire qu’un reading panel se penche sur le manuel du MIE, une fois qu’il est prêt, mais avant qu’il n’entre dans les classes. Ce comité de lecture pourrait être composé de pédagogues. Prenez le concept de la colonisation.

C’est trop élevé pour le Grade 7. Là encore, on l’a réduit. On a fait un vanilla curriculum. Il n’y a que le goût de la vanille, mais pas de vanille.

À chaque fois qu’on aborde un concept, on donne une définition. Que fait l’enfant ? Li pou aprann par ker. Alors que le but de cette matière, telle que présentée par le MIE c’est de, (il lit le document disponible sur le site du MIE) «développer l’esprit critique ». La réalité est toute autre.

Les exercices proposés dans le manuel n’aident pas ?

Non plus. Plusieurs choses ne sont pas enseignées, parce que c’est le professeur lui-même qui fait les examens. Il y a des parents qui m’ont dit, en voyant le manuel auquel j’avais contribué: «On va acheter un gros livre comme ça, l’enfant ne va utiliser que 100 pages dedans. Pa kapav fer enn ti liv ?» Cela coûte aussi moins cher pour eux.

Sur un plan plus technique, est-ce que vous savez qu’on ne dit plus Anno Domini (AD) mais Ère Commune (EC) ? On a fait cela pour remplacer la référence à Jésus-Christ et éviter de faire allusion à une religion ou à une civilisation en particulier. Cela fait une dizaine d’années qu’on utilise EC. Cela montre que les concepteurs ne suivent pas la littérature historique.

Il y a encore une autre section qui m’a interpellé (NdlR : The making of modern Mauritius. C’est un collage de différents visages dont Eric Milazar, Maryse Justin, Brown Sequard, Sookdeo Bissoondoyal, Jean Georges Prosper, Sanedip Bhimjee etc.). Il y a Marguerite Labat, je suis sûr qu’il y a des professeurs qui ne savent pas qui elle était. Est-ce que vous connaissez Gurudutt Moher ? Il est parmi et on n’explique pas qui c’est. Je ne sais pas qui c’est. (NdlR : Gurudutt Moher est décédé récemment. Son entourage disait qu’il avait conçu le quadricolore).

Parcours

Cader Kalla a eu une longue carrière au MIE de 1974 à 2000. «Associate Professor», il a gravi les échelons jusqu’au poste de «Deputy Director». De 2002 à 2005, il était président du Mauritius Museums Council. Il a aussi été président de l’Independent Broadcasting Authority. Cader Kalla est auteur d’un atlas pour le primaire et de manuels de «Social studies».

Avec la réforme : Tout est dans la continuité

Sollicité pour une réaction aux propos de Cader Kalla, Om Varma, directeur du MIE s’interroge : «Est-ce que la personne qui critique suit les procédures dont elle parle ? Qu’est-ce qui lui donne une légitimité ?» Il explique que la réforme considère le programme dans sa globalité. «Avant, il n’y avait pas d’uniformité. Certains professeurs décidaient de faire seulement l’histoire, d’autres que la géographie ou la sociologie. On ne finissait jamais le programme. Maintenant, on a défini les savoirs que les élèves doivent acquérir pour enchaîner avec la Form IV et la Form V». Il affirme que des enseignants de Form IV et V se sont retrouvés avec des élèves qui n’ont, «pas les compétences langagières. Si on est dans l’impasse, est-ce qu’on a bien fait le travail ? Si on veut corriger ce qui se passe en Form IV et V, il faut commencer en Grade 7,8 et 9. Avec la réforme, nous consolidons les bases, dans la continuité».

Le directeur du MIE souligne que le taux de réussite actuel aux examens du School Certificate est le résultat de la façon dont, «on n’a pas préparé» les élèves. «Qu’est-ce qu’on a fait pendant tout ce temps ?» Il ajoute qu’un «curriculum » c’est un ensemble où l’on prend en considération tous les autres sujets. «La personne qui critique est à la fois juge et partie».