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Questions à…

Sabah Carrim: «Une féministe peut être une femme au foyer»

29 avril 2024, 19:30

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Sabah Carrim: «Une féministe peut être une femme au foyer»

Etre applaudie sur une plateforme qui rend visible des auteurs qui s’identifient comme noirs, ou qui sont d’origine africaine. C’est ce qu’a réussi notre compatriote Sabah Carrim, gagnante de l’Afritondo Short Story Prize 2024, le vendredi 19 avril. Jointe à Austin au Texas où elle enseigne, Sabah Carrim nous parle de la nouvelle «Fading Mehndi», qui a séduit le jury. Elle y utilise une cérémonie prénuptiale du henné comme une métaphore poignante du sort des femmes.

Une phrase dans «Fading Mehndi» qui vous a valu l’«Afritondo Short Story Prize 2024», sonne comme une sentence. «There are only two occasions in a woman’s life when she’s looked after: when she’s getting married and when she’s dead.» C’est une mise en garde à toutes les futures mariées ?

C’est ce que j’ai entendu quand j’avais 20 ans. J’ai eu la même réaction que le personnage dans la nouvelle : qu’est-ce qui se passe quand elle a un enfant ? On m’a répondu : non, à ce moment-là, personne n’est là pour toi.

J’entends des histoires terribles d’oppression/ suppression venant de Maurice. Maintenant que j’ai plus de 40 ans, je vois que rien n’a changé. C’était les mêmes histoires que j’entendais quand j’avais 20 ans. On parle de troisième, quatrième vague de féminisme, mais on discute encore de choses basiques, on se bat contre le patriarcat. C’est mon devoir de raconter ces histoires.

C’est plus ancré chez moi, après avoir vécu dans cinq pays: Maurice, la Malaisie, le Kenya, les Maldives et aujourd’hui, les États-Unis. Partout, y compris aux États-Unis, l’ampleur des abus sexuels est frappante. Sur le campus où je travaille, le nombre de viols rapportés montre qu’il y a un vrai problème de machisme. Avec le recul, je suis encore plus écœurée. I feel sorry for the girl that I was, who went through that.

Êtes-vous une auteure féministe ou fuyez-vous cette étiquette ?

I embrace it with all my heart. C’est le contraire de ce que j’aurais dit quand j’avais 26 ans. À l’époque, quand on m’avait interrogée sur Humeira, mon premier roman, j’avais dit que ce n’était pas un roman féministe mais existentialiste.

C’est parce que l’image du féminisme a été gâchée par les radicales. Pour elles, si vous êtes une féministe, vous n’aimez pas le rose, vous ne voulez pas d’un homme dans votre vie, vous ne portez pas de joli sac à main. Les radicales se mettent en colère si vous dites que vous voulez être une femme au foyer. Elles pensent qu’il faut être vache avec les hommes et méchantes avec les gens. Qu’il faut être masculine à la Margaret Thatcher pour occuper des positions de force. C’est pour cela que j’avais fui cette étiquette.

Avec le temps, j’ai compris ce qu’est le bad feminist. C’est un terme popularisé par Roxane Gay dans un essai que je recommande. Peu importe votre profession ou si vous êtes une femme au foyer, ce qui compte, c’est que vous êtes une femme. As a woman, you are a feminist.

Si aujourd’hui je suis là où je suis, indépendante, en capacité de voyager seule, de poursuivre mes études et d’écrire, c’est grâce aux féministes qui m’ont précédée.

Y a-t-il eu un moment clé expliquant ce changement d’attitude vis-à-vis du féminisme ?

Pour ne pas tomber dans les stéréotypes, ce n’est pas l’Amérique qui a fait ça, mais le fait de vivre loin de Maurice où il y avait à peine de l’espace pour respirer. On est très surveillé à Maurice. Quand j’étais en Malaisie (NdlR: où elle a étudié) et que grâce à la distance avec Maurice, j’ai pu décider comment m’habiller, quels amis fréquenter, quelles croyances avoir, ces libertés m’ont fait prendre conscience que les luttes que j’avais eues en grandissant à Maurice étaient légitimes. Si j’étais restée dans ma société d’origine, je ne me serais pas ouverte à la diversité d’expériences des gens rencontrés, qui m’a permis de devenir qui je suis aujourd’hui. Il n’y a pas de moment clé per se, mais c’est le chemin parcouru qui m’a permis de comprendre qu’une féministe n’est pas une féministe radicale. Une féministe peut être une femme au foyer qui partage sa vie avec un mari et des enfants. Quand les femmes acceptent l’étiquette de féministe, cela les empower. Elles peuvent souligner les injustices.

Vous parlez de la liberté de choisir ses croyances. Dans «Fading Mehndi», la métaphore du henné sert à parler du poids de la religion. Le thème de la religion est récurrent dans vos œuvres. Pourquoi est-ce si important pour vous ?

C’est mon identité et il y a eu des malentendus concernant la pratique de la religion. L’islam, comme d’autres religions, prêche des valeurs éthiques. Dans la nouvelle, je parle de l’importance que la religion accorde à la protection des personnes vulnérables.

C’est nécessaire que les femmes ne se sentent pas restreintes par les pratiques culturelles qui sont combinées aux enseignements religieux. Ce sont des choses différentes. Comme le fait de ne pas se faire couper les cheveux. En Malaisie, pays où l’islam est majoritaire, j’ai découvert que c’était des nonsense rules pour d’autres musulmans. La chose la plus logique à faire c’est de mener des recherches pour départager la religion des superstitions et pratiques culturelles qui oppressent les femmes.

Dans la nouvelle primée, vous mettez en scène deux cousines, l’une traditionnelle, l’autre moderne. Aucune ne l’emporte à la fin. Pourquoi ?

Cela m’a pris un an pour travailler sur ce symbole. Dans la nouvelle, il y a Jean Claude, le jardinier, qui trouve qu’«ena mofinn ladan». Les autres personnages le rejettent parce qu’il est superstitieux alors qu’en réalité, ils le sont tous. Il n’y a pas de différence entre Jean Claude et ces gens qui se croient supérieurs. Mon projet d’écriture était de montrer que je ne juge ni les modernes ni les traditionnels, mais qu’à la fin c’est une bonne chose de se retrouver quand il y a une décision importante à prendre.

L’«Afritondo Short Story Prize» 2024 n’est pas votre premier prix littéraire. Est-ce que vous cherchez la légitimité d’abord auprès d’autres auteurs plutôt qu’auprès du public ?

L’avis du lecteur est aussi important pour moi que l’avis des experts. Parfois des étudiants me disent qu’une de mes histoires les a touchés, ou qu’elle leur a donné le courage de faire quelque chose. C’est le meilleur compliment que je puisse recevoir. Cela vaut plus qu’un prix.

Je participe à ces prix littéraires parce que je déménage souvent. Je n’ai pas un endroit fixe pour vendre mes livres. Comme ces prix ont été gagnés dans différentes parties du monde, j’ai un lien avec tous ces endroits. Je transporte ces gens avec moi là où je vais. Même s’il est 3 heures du matin chez moi, il y a toujours un ami qui est réveillé quelque part et qui est prêt à m’écouter. Toutes ces histoires enrichissent ma vie. You get to see humanity at its best. Parce que ce sont des gens que vous avez choisis.

Etudes postdoctorales sur le génocide En août prochain, Sabah Carrim déménage du Texas pour l’université d’Arizona. Elle a obtenu une bourse pour des études postdoctorale et la publication d’un livre. Son doctorat avait porté sur le thème du génocide avec accent sur les atrocités des Khmers Rouges. «Je vais poursuivre la recherche en m’orientant vers les neurosciences.» Pour se pencher surl’esprit des auteurs des génocides. L’une des hypothèses de ses recherches: les effets d’une longue exposition aux atrocités du génocide. «Les scans du cerveau permettent de détecter les effets de la violence sur le long terme, comme des signes de stress post-traumatique.»

Violence qui s’exprime sous différentes formes comme «quand on oblige des enfants habitués parler en kreol ou une autre langue maternelle à utiliser une langue étrangère dans le cadre institutionnel. Cela a un impact visible qui est étudié par les neurosciences». Sabah Carrim ajoute qu’«éliminer des populations ce n’est pas que les tuer, c’est aussi les éradiquer en attaquant leur culture, leur appartenance communautaire et leur intégration dans la société».

Ce que la chercheuse relie aussi à ethnocentrisme. «Ceux qui s’estiment supérieurs aux autres. J’en ai parlé dans mon premier roman Humeira. Cela existe dans toutes les communautés à Maurice. Des génocides ont souvent commencé par une croyance dans cette supériorité, comme au Rwanda, entre les Hutus et les Tutsis. En tant qu’universitaire, il est de notre devoir d’alerter.»