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Assassinat de Kistnen: chronique d’une mort annoncée

19 juin 2022, 22:06

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Assassinat de Kistnen: chronique d’une mort annoncée

Son corps partiellement calciné a été retrouvé dans un champ de cannes à Telfair le 18 octobre 2020. Depuis, on a tenté de maquiller l’assassinat en suicide. On a essayé de faire croire que l’ancien agent du MSM était mort de peur… Mais l’affaire, qui implique des politiciens, est un puzzle regroupant plusieurs pièces maîtresses. Pourquoi a-t-on tué Soopramanien Kistnen ? Voici venir d’autres révélations…

Avant l’enquête judiciaire sur la mort de Soopramanien Kistnen, dit Kaya, certaines informations venant de proches et amis de celui-ci nous étaient parvenues. Tout d’abord, l’affaire de constituency clerk qui aurait mis Kistnen hors de lui. Il en a parlé à son épouse, à son neveu, à Koomadha Sawmynaden et à plusieurs autres personnes. Il y avait d’autres éléments, et non des moindres, qui avaient mis en colère l’ex-agent orange qui l’ont poussé à lancer des menaces. Qui furent fatales par la suite pour lui...

Après avoir appris que le ministre Yogida Sawmynaden avait enregistré son épouse, Simla Kistnen, comme constituency clerk, sans que cette dernière ne perçoive de salaire, ce sont les contrats alloués par la State Trading Corporation (STC) et d’autres institutions pendant le Covid-19, qui sont passés sous son nez, qui ont énervé Kistnen. Selon nos dernières informations, c’est un ingénieur qui était très proche de lui et qui lui prodiguait des conseils dans tous les domaines et notamment sur le costing de ces travaux, qui aurait alerté Kistnen en premier sur le prix des contrats qu’il allait soumettre. En fait comme on le sait, il n’y avait pas vraiment d’appel d’offres mais des restricted biddings sous prétexte du Covid.

Risque d’entente tacite

Comme l’a expliqué Osman Mahomed dans l’affaire concernant les contrats de drains alloués à Super Builders Co Ltd dans un restricted bidding, qui comme son nom l’indique, ne réunit qu’un nombre restreint de soumissionnaires (3 à 5), il y a un risque élevé d’entente tacite entre ces soumissionnaires. Par exemple, lorsqu’il y a, disons, trois soumissionnaires, A, B et C, le contrat sera alloué à A à un prix élevé et B et C ne feront pas d’offre inférieure. Et pour un prochain bidding, ce sera B qui aura le contrat et pour le troisième ce sera au tour de C de toucher le pactole et ainsi de suite.

Cependant, dans les restricted biddings auxquels participait Kistnen, avec d’autres soumissionnaires, le tour de l’ancien agent du MSM ne venait jamais. Le prix qu’il cotait et qui lui était imposé par le ministre ou quelqu’un d’autre, faisait qu’il perdait toujours et permettait à d’autres comme Neeteeselec de remporter les contrats. C’est donc quand cet ingénieur a expliqué à Kistnen qu’il participait tout le temps à une sorte de jeu où il perdait toujours, que l’agent a compris qu’on se moquait de lui, qu’on le tournait en bourrique…

C’est ainsi qu’à partir de ce jour-là, l’ex-agent orange a commencé à en parler à ses proches et amis et même à l’ancien Premier ministre Navin Ramgoolam et l’ancien ministre Sudhir Seesungkur. C’est ce dernier qui a d’ailleurs mis la puce à l’oreille de notre journaliste lorsque le corps avait été découvert dans un champ de cannes à Telfair, le 18 octobre 2020.

Mais l’erreur de Kistnen aura été de lancer des menaces à l’encontre de Yogida Sawmynaden, directement et indirectement, comme lorsqu’il a promis de le faire «dégringolé kouma zanmalak». Suite à cela, il aurait été menacé à son tour par un des gardes du corps de l’exministre. Kistnen avait raconté cet incident à au moins trois personnes. Ce qui est étrange, c’est que le garde du corps en question était venu assister aux funérailles de Kistnen, mais de loin. Et même si ce n’était pas son jour de travail, il s’y était rendu, vêtu de son costume pour faire le curieux, sans rencontrer aucun membre de la famille Kistnen. Il est reparti aussi vite que son ministre qui, lui, était passé un peu plus tôt pendant deux minutes trente exactement, «zis pou montré figir», comme nous l’a dit un des beaux-frères de Kistnen.

Le Premier ministre, lui, n’est jamais venu aux funérailles et n’a même pas présenté ses hommages à la famille, ni même passé un seul coup de fil depuis. D’ailleurs, lors de sa conférence de presse de vendredi, Rama Valayden a interpellé Pravind Jugnauth à ce propos. «Kistnen ti to azan, espèce de petit batiara... eski dan Kistnen papers ena to nom oui ou non ? Komié lamoné tonn mété, oui ou non ? Kistnen to azan mor, Kistnen to dimounn kinn fer reunion pou twa mor... Kistnen kinn organizé pou fer twa rant dan no 8 mor... Kistnen mor, enn segonn to pann kav al dan lanterma... Pa rann vizit Madam Kistnen.»

«Volatilisé dans la nature»

Après avoir menacé l’ex-ministre du Commerce de tout déballer, Kistnen aurait reçu l’assurance d’être compensé, compensation qui allait provenir des heureux bénéficiaires des contrats, Appana et Bonomally. Kistnen se rendait le 16 octobre 2020 à Quatre-Bornes pour chercher sa part du gâteau mais il s’est «volatilisé dans la nature» avant que son corps ne soit retrouvé dans un champ de cannes deux jours après...

Il ne faut pas oublier que Kistnen avait menacé de tout déballer à l’ICAC et c’est Koomadha Sawmynaden qui l’a encouragé à le faire. Les échanges entre Kistnen et le frère du ministre le 16 octobre 2020, jour de sa disparition, en font d’ailleurs foi. «Inn ariv midi mwin 15. To pou ress atann mem sa. Al guet Roshi. Explik li kinn arivé ek dir li assisté twa pou enn denonsiasyon à l’icac», avait conseillé Koomadha Sawmynaden à Kistnen à 11 h 47. Le défunt lui a alors répondu deux minutes plus tard : «Lerla, mo ena det mo péna choix, mo bizin sousé.»

Le grand déballage promis par Kistnen ne concernait dès lors pas que les affaires de constituency clerk et des contrats sous l’Emergency Procurement. D’autres scandales encore plus graves ressortaient alors de la mémoire de Kistnen, comme par exemple l’affaire de la station-service de Moka et des comptes secrets de certains ministres dans une management company à Ebène...

Kistnen se mettait aussi à parler à ses proches et amis – que nous avons rencontrés un par un – des élections générales de novembre 2019. Il confiait qu’il convoyait des Bangladais, par van, vers plusieurs centres de vote. C’est d’ailleurs cette révélation au tribunal de Moka qui a provoqué et provoque toujours la polémique sur le droit de vote des étrangers à Maurice. Mais c’est surtout le fameux carnet de campagne, soit les Kistnen Papers, qui, selon beaucoup, aurait signé l’arrêt de mort de l’ancien agent du MSM.

On ne sait pas si le carnet était en sa possession ou s’il l’avait subtilisé. Toujours est-il qu’il l’aurait remis à Bruneau Laurette en septembre 2020, sur une aire de stationnement, à Bagatelle. Bruneau Laurette venait tout juste d’organiser, quelques semaines avant, la grande marche du Wakashio, à Port-Louis. Qui avait réuni des milliers de Mauriciens scandant le désormais célèbre «Bour Li Deor» et qui a vu naître le #BLD.

L’enquête judiciaire est revenue sur chacun des éléments évoqués plus haut même si celui concernant les Kistnen Papers n’avait pas été discuté en profondeur. L’affaire du carnet de campagne allait petit à petit prendre de l’ampleur, surtout après que le mouvement Resistans ek Alternativ (ReA) s’en est aussi mêlé. Elle devait prendre une autre tournure lorsqu’Ashok Subron et ses amis ont approché l’Electoral Supervisory Commission (ESC) pour signaler les graves anomalies qui se trouvaient dans ses pages. On a appris alors d’Irfan Rahman que l’ESC et la commission électorale ne peuvent rien y faire et qu’il a conseillé aux militants de ReA de s’adresser à la police. Ce qui a été fait.

Pour rappel, l’express avait aussi décortiqué les Kistnen Papers en relevant certaines anomalies et en recueillant des témoignages prouvant l’authenticité du contenu. Le mercredi 15 juin, Bruneau Laurette s’est ainsi demandé ce qu’a fait la police depuis tout ce temps. Mais aussi l’ICAC, concernant les paiements de plus de Rs 500 000 en liquide notés dans le carnet. Une enquête a-t-elle été menée pour connaître l’origine de ces sommes d’argent ? L’activiste et politicien met également l’ESC devant ses responsabilités : «Pourquoi n’a-t-elle pas, elle aussi, alerté la police ?» Tout en rappelant que Mᵉ Désiré Basset vient de démissionner de cette même ESC pour défendre Pravind Jugnauth concernant précisément ses dépenses de campagne.

Comme on le sait, le Directeur des poursuites publiques a, vendredi dernier, donné raison aux avocats de la défense de Pravind Jugnauth à l’effet que Suren Dayal ne pouvait engager une private prosecution sous la procédure choisie. Ainsi donc après l’affaire de constituency clerk contre Yogida Sawmynaden, l’accusation proférée contre Pravind Jugnauth d’avoir juré un faux affidavit, en se basant sur les Kistnen Papers – qui ont été authentifiés – est tombée pour des raisons procédurales. Dans les deux cas, l’affaire n’a pas pu être prise sur le fond.
 

Simla Kistnen : «Je garde toujours espoir…»

<p>Nous avons sollicité la veuve de Soopramanien Kistnen pour avoir son avis sur le fait que Bruneau Laurette ait dévoilé une nouvelle fois les Kistnen Papers, afin que le public puisse <em>&laquo;tout savoir&raquo;</em>, comme l&rsquo;a fait comprendre l&rsquo;activiste. <em>&laquo;Je suis contente que le carnet de campagne de mon mari revienne sur le tapis. Je pense qu&rsquo;il faut que la police fasse enfin son travail et enquête sur cet aspect. Je garde toujours espoir qu&rsquo;on finira par trouver le ou les coupables, responsables de la mort de mon mari. Il faut continuer à en parler et à dénoncer...&raquo;</em></p>