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Comment gouverner (quand on a la rue contre soi…)

20 septembre 2020, 07:20

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Nicolas Machiavel, philosophe de la Renaissance, ne connaissait ni Maurice ni Pravind Jugnauth, et pourtant sa doctrine philosophique, explicitée dans Le Prince (publié en 1513), semble être un manuel écrit, en ce XXIe siècle, pour notre Premier ministre, qui traverse, sans doute, la plus grave crise de son existence de chef de gouvernement. 

Il sera, de ce fait, de bon ton de détourner – momentanément – le regard de son déficit de leadership, de l’épargner quelque peu afin qu’il puisse, espérons-le, se ressaisir (les dernières photos de lui cette semaine traduisent un profond désarroi du Prince de Sun Trust). L’échec de Pravind Jugnauth est aussi notre échec collectif, ne l’oublions pas. 

La philosophie de Machiavel est essentiellement politique. Elle définit l’art de gouverner, qui définit la chose politique depuis l’Antiquité, c’est-à-dire l’art d’administrer ou de gérer la vie dans la cité ou au sein de la communauté. Si l’adjectif «machiavélique» est connu et usité, en revanche, il n’est pas forcément représentatif de la doctrine de Machiavel. Machiavélique, le terme, renvoie surtout à la notion d’intelligence malicieuse, voire diabolique, ou de mauvaise intention. Par contre chez Machiavel, l’auteur, ou plutôt dans le texte Le Prince, il n’y a pas forcément ce côté perfide. 

Machiavel ne cherche pas à faire le mal pour faire le mal. Toutefois le mal peut être utilisé, dans certains cas et par des esprits chagrins ou frustrés, comme instrument pour gouverner le peuple, ou pour conserver le pouvoir, surtout lorsqu’on se sent acculé, fragilisé, en danger. 

Le fondement du machiavélisme, c’est le réalisme, soit la prise en compte factuelle de la réalité des choses et du comportement humain en général, des manifestations de rue en particulier. En d’autres mots, Pravind Jugnauth doit considérer les citoyens qui manifestent pour ce qu’ils sont. Il ne doit pas essayer de les changer, et de les transformer en quelque chose qu’ils ne seront jamais. Il faut accepter l’égoïsme fondamental de l’être humain et s’appuyer dessus pour le gouverner. 

Pravind Jugnauth, poussé par ses conseillers, aura beau promouvoir la morale et la religion, mais en réalité cela ne sert pas à grand-chose ; l’homme égoïste ne cherche que ses intérêts personnels et des résultats concrets, et non pas de s’élever vers le haut, ou le bien tel que ressassé dans les discours sur les autels socioculturels. 

Si l’objectif de la politique c’est de gouverner, de gérer la cité, il faut commencer par partir de la réalité, et regarder le peuple en face. Dans La République de Platon, ce dernier expose les fondements de la cité idéale ou «kallipolis» (la belle cité), soit la cité, vertueuse, qui est fonctionnelle, mais qui est en accord avec l’idée du bien. Dans ce texte, il n’y a pas de chapitres sur la vertu, parce qu’à l’époque de Platon, l’on ne pouvait pas imaginer séparer la politique de la morale. Le principe politique de La République est de guider le peuple vers le bien. La cité de Platon est donc orientée vers la poursuite du bien. 

Mais au Ve siècle, comme nous le rappelle le philosophe français Charles Robin, une autre idée émerge avec la publication, dans le sillage du sac de Rome (qui marque la fin de l’Antiquité), de La Cité de Dieu de St Augustin. Dans cet ouvrage majeur, deux types de société complètement opposés sont décrits. Le premier type est une société qui serait guidée par l’amour de soi, c’est-à-dire par l’égoïsme et par le vice, alors que le deuxième est fondé sur l’amour de Dieu, qui serait l’idéal politique selon St Augustin. Selon l’auteur, le but de la société, c’est de sauver des âmes, c’est de créer un environnement dans lequel l’homme va s’élever vers Dieu, avec pour finalité que tous les êtres humains aillent au Paradis. Et dans une telle société religieuse, ce sont les principes divins qui règnent, en promettant la vie éternelle après le passage sur Terre. On est ici encore, comme chez Platon, dans une conception politique qui n’est pas dissociable de l’idée du bien et d’un idéal moral, philosophique et religieux. 

La force de Machiavel, c’est qu’il vient tout remettre en question, par rapport à ses prédécesseurs. Il propose un renversement de paradigme, de la conception du monde et de la politique. Il décrit une société où l’idée du bien n’est plus incontournable. Elle devient une option parmi d’autres. Et c’est pour cela que l’idée du bien ne peut plus être le socle de la décision politique, la base même de l’art de gouverner. «Ce serait une entreprise vaine, vouée à l’échec, à l’autodestruction.» 

Si le but de la politique est de conserver le pouvoir, il ne faut pas baser l’action politique sur la tendance des hommes à aller vers le bien ou vers Dieu, ou à suivre les commandements divins, prescrit Machiavel. C’est cela le réalisme politique de l’auteur du Prince.

Le «pessimisme anthropologique» de Machiavel repose sur le postulat qu’on ne peut rien attendre de l’homme qui est gouverné par la recherche de ses intérêts personnels et immédiats, ses pulsions et ses sentiments. Donc Pravind Jugnauth ne doit pas se leurrer sur la nature humaine de ces dizaines de milliers qui lui demandent de lev paké alé. Il doit accepter la réalité et tenter de l’utiliser à son avantage puisque le calendrier électoral, contrairement au mood dans la rue, joue à son avantage. Il doit donc se muer en opportuniste politique : écouter la rue et suivre les instructions. Il lui faut donc recycler la force de la rue à son profit, comme l’avance aussi Thomas Hobbes dans Leviathan, publié en 1651. 

Pour changer de cap, Pravind Jugnauth doit reconnaître ses torts, mettre fin au népotisme, virer ses conseillers qui l’ont mené à mauvais port (aucune allusion ici de manière spécifique au Wakashio ou au remorqueur Sir Gaëtan), et fermer les parapublics qui sont peuplés de sombres candidats, battus aux élections, précisément parce que le public ne veut pas d’eux... 

Entre l’approche de Machiavel et les tactiques machiavéliques, Pravind Jugnauth aura tôt ou tard à choisir. La rue prépare déjà sa prochaine marche. Il doit faire face à la réalité.