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Du Jardin de la Compagnie aux terres d’Ebène: La guerre des terres

10 juillet 2019, 17:08

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Je vais vous parler de notre terre, de la terre des Mauriciens, je vais vous parler de notre attachement viscéral et ancien à la terre, de nos combats sans fin pour les terres à pendre, les terres perdues, les terres récupérables, les terres récupérées, les terres de nos fantasmes.

Je me suis intéressé à cette question suite à la récente grève de la faim d’un activiste, militant contre la dépossession des terres dont il se dit victime et des remarquables avancées obtenues par le vigilant Jack Bizlall sur le sujet.

Je travaille depuis à l’écriture d’un ouvrage sur les terres.

Mais je me suis dit qu’avant d’aborder la problématique de la dépossession, il faudrait sans doute commencer par comprendre le mécanisme de la possession. Qui a obtenu quelle terre ? Dans quelles circonstances ? Pourquoi ?

Et je découvre une longue et fabuleuse histoire qui éclaire bien ce que nous sommes devenus en tant que nation. En quelque sorte le substrat de notre relation à la terre.

L’histoire commence ici-même, à Port Louis, le long du ruisseau du Pouce. C’est l’histoire des concessions de terre aux temps de la colonisation : la française et l’anglaise. 

Sous l’administration française s’est construit un pays nouveau,  essentiellement bâti par l’octroi de concessions de terre à des immigrés :

Aux premiers colons, arrivés de France et d’Europe, , la principale incitation à l’immigration est la perspective d’obtenir des concessions de terre à des conditions très généreuses ; 

Plus tard, aux laboureurs indiens, les « engagés » du temps de la colonisation anglaise, la principale incitation à leur installation permanente  dans la colonie, est la facilitation de l’accès aux terres par diverses formules. Cette fois, de petits lots octroyés aux familles de laboureurs indiens, par le système de métayage notamment pour les inciter à s’installer durablement dans l’île. 

Il y a une catégorie d’habitants qui est, à chaque fois, exclus de cette distribution. Ce sont les esclaves, les Noirs de Madagascar et d’Afrique.

La colonisation française commence vraiment en 1721 quand un petit contingent de colons français et d’esclaves malgaches, sous la conduite du major Le Toullec, arrivent de Bourbon et s’installent sur les bords d’un ruisseau, au Port Nord-Ouest. Ils défrichent un terrain pour y planter des arbres fruitiers, surtout des ananas. C’est la Compagnie française pour le commerce des Indes orientales qui a organisé l’expédition, ce jardin d’ananas deviendra le Jardin de la Compagnie. (S.6)

Mais c’est à l’arrivée du gouverneur, l’ingénieur, Denis de Nyon que les premières concessions sont allouées. De Nyon  se rend à Bourbon pour convaincre quelques familles à venir s’installer à l’île de France, avec leurs esclaves, pour cultiver du café. La culture du café a connu de grands succès à Bourbon. L’incitation offerte à ces cultivateurs est la concession de terre, des superficies plus au moins grandes. 

Ces premiers colons, toutefois ne restent pas longtemps, découragés par un violent cyclone, des rats dévastateurs et des esclaves malgaches qui se sont enfuis dans les forêts. Découragé, De Nyon  s’en va, considérant l’île est inapte à l’agriculture. C’est – je le cite – « le plus affreux désert du monde. »

De Nyon parti, débarque Pierre Christophe Lenoir, nommé commandant de tous les ports et établissements français dans les Indes, basé à Pondichéry. En inspection, il découvre une colonie miséreuse, une petite population de colons et de soldats de la Compagnie et d’ouvriers sales, nu-pieds. 

Il décide de règlementer les activités agricoles, et pour ce faire, il fixe de nouvelles procédures d’allocation de terres cultivables. Lenoir s’octroie à lui-même la première concession. La condition en est que le bénéficiaire doit cultiver les terres et produire dans un délai de trois ans, faute de quoi, la concession est perdue. Le bénéficiaire doit également payer un loyer annuel en nature, généralement du café, du poivre, des épiceries fines. C’est ce premier contrat qui servira de modèle pour les futures concessions.

Le problème de Lenoir, c’est qu’il n’arrive pas à trouver suffisamment d’habitants intéressés à cultiver la terre. Il sollicite les directeurs de la Compagnie à Paris. Il leur écrit – je cite : « Pour espérer des récoltes, il faut nécessairement des habitants qui aient des Nègres pour les aider à cultiver et qui s’y attachent uniquement. »

Tout va partir de là.

La requête de Lenoir est débattue à Paris. On hésite entre l’établissement d’une colonie ou l’exploitation de l’île par une régie. 

Il est finalement décidé d’organiser un peuplement planifié de l’île de France toujours en offrant comme incitation aux éventuels colons des concessions de terre. Il est convenu que les terres seront allouées aux colons pour - je cite - « leur demeurer en propre à perpétuité et à leurs héritiers, moyennant une ligne de redevance par arpent, sans aucune autre charge. »  En règle générale, les lots sont alloués en trois catégories : un terrain simple 156 arpents, un terrain double de 312 arpents ou un terrain quadruple de 625 arpents.

Il est précisé, toutefois, que cette disposition ne s’applique qu’aux Blancs. En vertu du Code Noir, l’ordonnance royale régissant la police des colonies, adaptée aux Mascareignes, aucune personne de couleur, Noir ou métis ne peut obtenir une concession ou une donation de terrain. Au fait, le fondement de la colonisation est d’inspiration raciste. Il est exigé des colons de sauvegarder « la pureté de la race française » et dans tous les cas de « préserver la distance des couleurs. »

Une fois la requête de Lenoir agréée, de nouveaux colons débarquent. On s’est assuré de la présence de quelques femmes, des paysannes bretonnes, en l’occurrence. Ces colons se nomment Desveaux, Sanson, Huet, Rousseau, Barbé, Hervé, Dubourg… Ils sont charpentiers, maçons, menuisiers…On les qualifie « d’engagés ».

Des terres sont concédées dans différentes régions pour la culture du café. Une des régions prend le nom du lieu d’origine des caféiers, Moka. Une concession est accordée au diocèse catholique dans la région de Port Louis, sur les berges de la rivière des Lataniers, d’où son nom de la Vallée des Prêtres.

En peu de temps, des milliers d’arpents sont concédés aux colons, aux soldats et employés de la Compagnie pour la culture du café principalement. La main d’œuvre est composés d’esclaves que les planteurs importent de Madagascar,  d’Afrique et de l’Inde où des kidnappeurs professionnels s’exercent à fournir des esclaves à l’administration coloniale.

Puis brusque changement de politique en 1729. La Compagnie décide que la culture du café devra être réservée à Bourbon. L’île de France devra servir qu’à ravitailler les navires de la Compagnie. Les colons protestent, certains abandonnent même leurs concessions, d’autres émigrent à Bourbon. 

La colonie est plus misérable que jamais. Le gouverneur Nicolas de Maupin, au moment de quitter l’île, est très pessimiste, il déclare : « Dieu avait répandu toutes ses malédictions sur ce malheureux coin de terre… » C’est vrai que cette année-là, l’île enregistre sept cyclones…

Puis arrive François Mahé de Labourdonnais en 1735. Ce marin, qui navigue dans l’océan Indien depuis longtemps, va se révéler un administrateur hors pair. Port Louis, le Camp qu’il découvre est un amas de cabanes couvertes de feuilles de palmiers. Ce sont les pauvres qui habitent ce Camp. Ils sont les petits Blancs qui n’ont pu obtenir des concessions de terre parce qu’ils n’avaient pas les moyens de s’acheter des esclaves pour les cultiver. On trouve aussi quelques artisans libres, venus de la côte de Malabar, des Gentous, artisans habiles et intelligents.

Même si la Compagnie des Indes a décidé de faire de l’île de France une colonie, il est recommandé à Labourdonnais de n’accorder de nouvelles concessions qu’à des gens reconnus comme « laborieux, de bonne conduite et qui ont des moyens. » Labourdonnais obtient néanmoins que les terres soient concédées gratuitement. Un règlement prévoit également que tout officier de terre ou de mer qui démissionne et épouse une jeune fille de la colonie obtiendra une concession de 180 arpents et un prêt pour lui permettre l’achat d’esclaves nécessaires à l’exploitation de ses terres. C’est cette disposition qui explique le nombre relativement élevé de nobles et de bourgeois qui sont venus s’installer dans la colonie.

Ils sont d’autant plus attirés que Labourdonnais décide de faire du sucre une denrée d’exportation. Il distribue de nombreuses concessions pour encourager sa production. (S.8) Il distribue des terres à ses amis de St Malo, d’où il est originaire, à ses parents. Son cousin Athanase Ribretière de la  Villebague obtient une concession de 3 700 arpents. D’autres terres sont concédées dans la région connue aujourd’hui comme Labourdonnais et Belle Vue Harel. Au Port Sud-est, 2 400 arpents sont concédés à ce qui deviendra l’établissement sucrier de Ferney.

Si le sucre est son intérêt principal, Labourdonnais encourage également la culture du blé, du riz, des légumes et du manioc pour l’alimentation des esclaves. Il fonde à Pamplemousses, les Forges de Mon Désir, concédant un terrain de 4 524 arpents. On produit du fer qui est exporté, il fait venir un forgeron, Gourdin pour la formation. Ce Monsieur Gourdin occupera la propriété de Mon Repos, aux Pamplemousses, aujourd’hui propriété de la famille Gordon-Gentil.

Le gouverneur ne s’intéressera pas qu’à l’agriculture. Il fait construire des routes, des drains, l’hôtel du gouvernement, un hôpital, des bâtiments administratifs. Il fait construire un aqueduc pour amener les eaux de la Grande Rivière au port.

Quand il quitte la colonie, il aura lancé l’industrie sucrière, et fait de Port Louis, un chantier réputé pour la construction des navires, la capitale de l’île de France et des Mascareignes, perçue alors comme le centre intellectuel et mondain des îles.

Mais Labourdonnais aura des détracteurs. Il fait des envieux, il est poursuivi, il doit se défendre. A son procès, on dit ne pas comprendre pourquoi les affaires financières de la colonie dont il a charge sont au plus mal alors que ses affaires personnelles sont florissantes. Il a cette belle réplique : les affaires de la colonie, je les gère selon les instructions de la Compagnie, mais mes propres affaires sont gérées selon mon intelligence ! 

Les successeurs immédiats de Labourdonnais perpétuent tous son œuvre. L’historien Auguste Toussait remarque qu’ils avaient un trait commun : ils aimaient la terre.

Le gouverneur René Magon de la Villebague accorde à son tour de très nombreuses concessions. Il donne des autorisations de défrichement des forêts pour planter la canne.  C’est lui qui est le premier responsable du déboisement de l’île. Mais il aime le pays ; relevé de ses fonctions, il reviendra vivre ici à partir de 1768, au milieu de ses plantations, aux environs de  Médine qui est alors une concession accordée à François de Chazal, lequel domaine sera acheté plus tard par Claude François de Spéville en 1783.

Les planteurs de canne sont extrêmement actifs. En raison d’agitations dans les colonies françaises des Antilles, ils s’imaginent que l’île de France pourrait devenir la seule colonie à pouvoir approvisionner La France en sucre. Il va y avoir une course effrénée à l’obtention des concessions où à l’achat de terres cultivables. François de Chazal achète ainsi un terrain de 828 arpents à Montagne Longue.

La guerre des terres s’est amplifiée depuis quelques années quand une loi d’Emancipation a créé une nouvelle catégorie d’habitants entre les Blancs et les esclaves ; ce sont les esclaves affranchis désormais autorisés à posséder des terres même s’ils ne peuvent toujours pas recevoir des donations.

Cette course aux terres fait que déjà, en 1792, un relevé des concessions enregistrées au greffe terrier de 1728 à 1790 indique que 369 918 arpents ont été concédés sur les 432 680 inventoriés. On estime que pratiquement toutes les terres propres à la culture ont été concédées, dans certains cas jusqu’à 3 000 arpents aux mains d’une seule famille.

A l’arrivée des Anglais, en 1810 le nouveau Colonial Land Office note une nouvelle catégorie de bénéficiaires : le bureau enregistre 410 concessions ou ventes de terrains aux gens de couleur libres en 1810, échelonnées sur une période de cinquante ans.  

Et qui sont ces « gens de couleur » qui commencent à figurer dans les classifications démographiques ? Ils sont les sang-mêlés. Les Blancs les classent en deux catégories : les mulâtres et les métis. Les mulâtres sont des sang-mêlé de Blancs et d’Africains ; les métis désignent le mélange de sang blanc et indien.

Quoi qu’il en soit, les gens de couleur obtiennent plutôt rarement des concessions. Ils représentent 15% des concessions allouées. Il est estimé que les gens de couleur possèdent 3,5% des terres inventoriées, généralement des petits lots à Port Louis ou Mahébourg pour la construction d’une petite case ou le maintien d’un modeste jardin. 

Les Libres africains qui obtiennent des concessions sont généralement des proches de l’administration, notamment les Noirs de détachement chargés de réprimer les esclaves fugitifs, les fameux Marrons. C’est Mahé de Labourdonnais qui avait créé ce détachement, se félicitant d’avoir réussi à faire des Noirs chasser des Noirs…

Ces concessions n’ont pas une grande portée pour les Noirs. La plupart des bénéficiaires n’ont pas les moyens de s’acheter des esclaves pour exploiter leurs terres. Il en résulte que certains se désistent, d’autres vendent à bas prix les terrains obtenus, d’autres encore négligent leurs propriétés au point qu’un règlement est promulgué permettant au gouverneur de reprendre les terrains pour les concéder à des colons qui ont plus de moyens.

Il existe toutefois une petite communauté d’esclaves affranchis qui sont des cultivateurs à qui les anciens maîtres ont concédé quelques hectares de terre dans les régions rurales. (S.8.S9) On dénombre 140 à Pamplemousses, ils cultivent 240 arpents sur les 609 concédés, et ils sont propriétaires de 197 esclaves. Un recensement en 1806 indique qu’ils cultivent 1 379 arpents de manioc, 708 arpents de divers produits agricoles.

Quand ils ne sont pas cultivateurs, on retrouve ces Libres africains surtout à Port Louis. Ils sont plusieurs à s’acheter de petites maisons dans le quartier de la Grande Montagne.  Un certain nombre d’entre eux obtiennent des concessions, des petites surfaces, principalement destinés à la construction de logements individuels dans le Camp des Noirs et le Camp des Malabars à Port Louis. (Petite parenthèse pour signaler que l’administration coloniale a fini par promulguer un règlement interdisant le quartier des Noirs libres aux Blancs, sous peine d’amende. Les autorités sont affolées par le nombre de Blancs qui quittent leur quartier dans Port Louis pour aller vivre avec les Noires.) 

Les immigrés indiens ne se trouvent pas que dans le Camp des Malabars, ils sont nombreux à squatter des terrains vagues non concédés de 100 à 200 toises dont ils sollicitent après coup la concession pour construire leurs maisons. Cela s’est passé dans la région que nous appelons aujourd’hui la route des Pamplemousses.

Les Indiens ne se cantonnent pas non plus à Port Louis. 

Au fur et à mesure qu’ils prospèrent, ils achètent des terrains dans les régions rurales, en particulier dans le nord du pays. Quelques-uns obtiennent des concessions, des petits lots souvent, mais on a déjà répertorié une concession de 625 arpents.

Ceux qui n’obtiennent vraiment rien sont les Libres chinois, des petits commerçants et des ouvriers venus librement, encouragés par l’administration coloniale, mais ils sont considérés comme des « étrangers » et ne sont pas autorisés à acheter des terres. C’est sans doute ce qui explique que nous n’avons jamais vu un petit planteur chinois.

Une forme de redistribution de terres va s’opérer aussi du fait d’un taux élevé de concubinage et d’unions mixtes. Outre les enfants des Blancs visiteurs  du Camp des Noirs, des esclaves indiennes concubines des Blancs obtiennent des affranchissements des maîtres lorsque des enfants naturels naissent afin de les libérer faute de quoi les enfants sont toujours considérés comme esclaves. Les statistiques montrent qu’une part substantielle des donations de terrains par les Blancs aux affranchis est allouée aux Indiennes. Ce qui a fait dire à l’historien Richard Blair Allen que les personnes d’origine indienne avaient joué un rôle plus important dans le développement de la société métissée que celui que l’on a reconnu jusqu’ici.

Cette structure socio-spatiale explose bientôt avec le passage à l’administration coloniale anglaise en 1810. Sur les terres concédées, on produit alors une grande variété de cultures vivrières, de l’indigo. La canne à sucre n’occupe encore qu’environ  9 000  arpents.

L’accès du sucre de canne au marché de Londres change tout. Les planteurs vont tout miser sur la canne. On déracine les caféiers au profit de la canne. En quelques années, la superficie plantée passe de 9 000 arpents à 55 807 en 1830. Elle sera de 122 930 en 1861.

Dans l’immédiat, le problème majeur est la pénurie de main d’œuvre amplifiée par l’abolition de l’esclavage décrétée par les autorités anglaises et la désertion des établissements sucriers par les esclaves libérés.

Le journal des planteurs Blancs,  Le Cernéen du 2 avril 1839 écrit : « Tous les établissements du quartier des Pamplemousses sont complètement dépeuplés… A la Rivière du Rempart, aux Plaines Wilhems, au Grand Port, la désertion est presque générale… Les uns vont au port (Port Louis) roder des places ; les autres vont dans les bois et sur des montagnes… Il y en a qui comptent encore sur une case aux bords de mer où le gouvernement a ordre de les éloigner. » Au fait, le profile démographique de certaines de nos régions côtières, aujourd’hui encore, est le reflet de ce mouvement.

Nous devons au Révérend Patrick Beaton un autre descriptif de ce qui se passe aux lendemains de l’abolition de l’esclavage, il écrit : « Quand ils sont devenus leurs propres maîtres, les anciens esclaves ont préféré subvenir à leurs besoins en cultivant de petites portions de terrain dans les régions élevées de Moka et de Vacoas plutôt que de  labourer les terres de leurs anciens maîtres.»

Le paradoxe de l’abolition de l’esclavage c’est que les esclaves émancipés perdent les logements qu’ils occupent sur les établissements sucriers et les parcelles de terre mises à leur disposition sur les propriétés.

Un rapport du Surveyor General, en 1840, sur la situation des ex esclaves fait une pénible constatation : il distingue quatre catégories : ceux qui vagabondent sans lieux fixes de résidence ; ceux qui résident à Port Louis ou Mahébourg ou au bord des routes ; ceux qui squattent les terrains publics au bord de la mer. L’occupation illégale des terrains publics, parfois même de propriétés privées, devient un problème majeur de l’administration. 

Cela dit, tous les ex esclaves ne deviennent pas des vagabonds ou des squatteurs ; quelques-uns vont  pouvoir acheter des portions d’un ou deux arpents de terre sur lesquels ils cultivent du maïs, des légumes et élèvent des poulets. Ils achètent ces terrains des grosses propriétés sucrières à la faveur de ce qui sera connu comme le petit morcellement. L’industrie sucrière, en butte à des difficultés financières, subdivisent ses terres pour les vendre. Des ex esclaves sont parmi des acheteurs.  Depuis leur libération, beaucoup ont mis à profit les métiers qu’ils maîtrisent. Certains sont devenus cultivateurs et commercialisent les produits de leurs fermes. Un recensement conduit en 1846 indique que ces acheteurs représentent 4,9% de la population d’ex esclaves. Mais cinq ans plus tard, ils ne seront plus que 1.6%. Ils ont été forcés de vendre – les historiens de l’époque attribuent la cause au « mode de vie dissipée » des affranchis. En tout cas un grand nombre d’entre eux seront contraints de reprendre le chemin des propriétés sucrières comme ouvriers agricoles. 

Mais pas en nombre suffisant. L’industrie sucrière, en pleine expansion, réclame de plus en plus de bras. Les planteurs prennent excuse de la désertion partielle des ex esclaves pour réclamer l’importation d’une main d’ouvre de remplacement. Et c’est ainsi que débutera le « coolie trade », l’importation massive de laboureurs indiens, principalement du Bihar, sur des contrats d’engagement pour une durée déterminée.

Dans un premier temps, les conditions de travail et de vie de ces « « engagés » indiens sont proches de celles de l’esclavage. Les laboureurs vivent misérablement dans des camps des établissement sucriers. Beaucoup repartent en Inde au bout de leur contrat. Il en résulte un manque de main d’œuvre avec pour conséquence une baisse dramatique des terres sous culture de cannes. C’est alors qu’une mission est envoyée en Inde pour recruter de nouveaux laboureurs, et cette fois pour les inciter à venir s’installer en permanence dans l’île.

Pour ce faire, comme pendant la colonisation française, la principale incitation offerte est la terre. Les grands propriétaires sucriers leur louent des parcelles de terre plus une assistance financière sous forme d’une avance sur la prochaine récolte pour la mise en valeur du terrain. C’est ainsi aussi que le système de métayage se développe permettant aux immigrés, travailleurs et économes, de réaliser de petites fortunes destinées à l’achat de terre. Les sirdars, des chefs d’équipe des laboureurs, souvent proches collaborateurs du propriétaire, sont les premiers à bénéficier du système.

Les autorités constatent que la priorité des immigrés indiens est l’achat de terre. Une fois leur contrat terminé, ils obtiennent le statut d’ancien immigrant, ils quittent alors les établissements sucriers et s’en vont gagner leur vie dans les affaires, le commerce. Ils économisent pour acheter des terres ; les actes notariaux indiquent qu’ils achètent de petites portions à un rythme soutenu pendant de nombreuses années. Ils suivent à la lettre un conseil de Mark Twain : « Buy land my friend. Because they are not making anymore of it. »

Ils seront de nouveaux acheteurs quand l’industrie sucrière, une nouvelle fois  en difficulté financière, met en vente des terres ; cette fois, c’est le grand morcellement. On constate que plusieurs familles indiennes sont capables de mobiliser d’importantes sommes d’argent liquide pour financer leurs acquisitions. Les Vellaydon, Moonisamy, Bhaguth, Reddy, Soobarah, Soomessur, Lallah, Gujadhur sont capables de mobiliser de fortes sommes d’argent liquide pour financer leurs achats. Mon Choisi appartient aux héritiers Ramtohul, Bon Espoir à Tiroumoudy Chettiar. Certains deviennent des partenaires des grands propriétaires Blancs. Seewoodharry Bhaguth est le partenaire de Célicourt Antelme, un des  leaders politiques de ceux qu’on nomme désormais Franco-Mauriciens. Rajcoomar Gujadhur est l’un des plus riches, il seul propriétaire de Mon Loisir qu’il revend avant de devenir  co-propriétaire de  FUEL et du groupe WEAL qui contrôle près de 25 000 arpents.  

Les Indiens achètent également à Port Louis où ils sont 1 877 à achètent des lots variant entre £10 et £ 9 800. Je dois à mon ami Rama Sithanen, une conversion de ces sommes aux valeurs d’aujourd’hui : Nous parlons de £ 33 577 et £33 millions !

Les immigrés ne ratent aucune occasion pour acquérir des terres. Un recensement en 1884 indique qu’il existe 10 000 petits planteurs qui cultivent leurs propres terres. Une nouvelle Commission d’enquête en 1910 établira que les anciens immigrés indiens et leurs descendants possèdent 47 888 arpents, soit 45,9% des terres cultivables ! Ils sont propriétaires d’un tier des terres sous culture de cannes à sucre.

A leurs côtés, on constate en même temps la montée d’un groupe d’Indiens de foi islamique, arrivés du Gujrât. Beaucoup d’entre eux sont suffisamment fortunés pour investir dans l’industrie sucrière et l’immobilier. Les frères Mamoojee achète la propriété de Bel Ombre, elle passera ensuite entre les mains de Hajee Jackaria Ahmed ; Ajum Goolam Gossen achète la propriété Bon Air, Dawoojee Mohamad Vayid est propriétaire de Valetta, Abdoola Goolam Dustagir est propriétaire de l’établissement Joli Bois ; Hajee Alhaman Sohawon possède environ 2 000 arpents dans les districts de Grand Port et de Savanne. 

Leur intérêt s’était décuplé encore quand l’industrie sucrière avait connu un boom grâce aux prix élevés du sucre vendu à Londres. Kissonsingh Hazareesing, l’auteur d’une histoire des Indiens à l’ile Maurice écrit que cette augmentation du prix du sucre – je le cite « fut une bénédiction pour la communauté indienne de l’île. Beaucoup d’Indiens possédaient des portions de terre plantées en canne à sucre, et tous avaient leur part de la félicité générale. Laksmi, la déesse de la fortune, trônait dans toute demeure indienne. » Ils vont en profiter pour acheter de nouvelles propriétés. Et c’est ainsi qu’en dix ans, en 1924, leur propriété du sol mauricien passe de 47 888 à 82 100 arpents.

Cette émancipation économique sera le prélude d’émancipation politique des immigrés indiens. Bientôt, c’est le champ politique qu’ils investissent. Les grands planteurs Franco-Mauriciens toujours propriétaires de vastes domaines et d’usines, encore influents au plan politique,  sont leur cible. 

Dans un premier temps, les Indiens soutiennent L’Action libérale, le parti que fonde le Dr Eugène Laurent en 1907. Plus tard, c’est autour du parti Travailliste que fonde le Dr Maurice Curé, un de leurs plus ardents défenseurs qu’ils se regroupent. Si beaucoup d’anciens immigrants sont maintenant propriétaires terriens, le plus grand nombre continue à labourer les champs des gros sucriers. Leurs conditions de vie se sont améliorées mais restent toujours difficiles. Ils vont se mobiliser pour réclamer des réformes. 

Et c’est ainsi que parvenu au pouvoir par la force démographique électorale des descendants des anciens immigrés indiens, petits planteurs et laboureurs, le parti Travailliste imposera des conditions d’opération de plus en plus lourdes à l’industrie sucrière. 

Elle est de nouveau monopolisée par des Franco-Mauriciens, après une courte période, au début de la colonisation anglaise, quand des investisseurs et des négociants anglais, les Irving, les Barclay, les Blyth, les Cockerell s’étaient rendus propriétaires des trois-quarts des domaines sucriers. C’est ce qu’affirme Maurice Paturau dans son « Histoire économique de Maurice. »

Victimes de la crise financière londonienne de 1847 et de la baisse du prix du sucre, les Anglais ont tout vendu, souvent à des prix dérisoires. Blyth qui avait acheté Bon Accueil pour £30 000 vend pour £ 5 500.  

D’un autre côté, l’incursion de ces commercants dans le domaine industriel aura été de courte durée, leur inexpérience en matière de production sucrière sera désastreuse. Certains vont abandonner leurs activités industrielles, même ils resteront très attachés à la terre, aux plantations de canne.

Ce qui a permis à des Franco-Mauriciens de reprendre la main, mais ceux-là, bien entendu n’ont plus rien à voir avec les détenteurs des premières concessions. Selon une Commission royale en 1909, il existe alors 143 établissements sucriers contrôlant près de 200 000 arpents dont 90% sous culture de canne. En termes de propriété, les Franco-Mauriciens possèdent 64% des terres, les Indiens, toutes catégories confondues, ne représentent plus que 11%.

Depuis, ces propriétaires sucriers ont développé une stratégie de consolidation des entreprises, d’utilisation plus rationnelle des terres et de la main d’œuvre, de centralisation des opérations d’usinage dans le but de faire baisser les coûts de production face à la compétition internationale.  

Cette réforme de l’industrie sucrière dans le cadre du Blueprint for Centralisation, et des Voluntary Retired Schemes et de même que l’élimination des camps sucriers, s’est réalisée largement grâce à une nouvelle distribution de terre. Elle  a permis à plus de 20 000 anciens travailleurs de l’industrie d’accéder à la propriété de terrains résidentiels. 

C’est cette même stratégie qui a facilité le Deal Illovo, tant décrié mais qui est sans doute l’un des plus importants programmes de démocratisation des terres à Maurice. Au-delà des considérations strictement sucrières, cette opération a permis à l’Etat, à hauteur de 46%, et au secteur sucrier mauricien,  de récupérer 20 000 arpents qui étaient passé sous contrôle des étrangers. Elle a aussi permis au Sugar Investment Trust de devenir propriétaire de 7 000 arpents de terre destinées à être vendues dans le cadre de morcellements agricoles et résidentiels. De plus l’Etat est devenu propriétaire, à peu de frais, de 3 000 arpents à Highlands et a obtenu gratuitement 600 arpents de très grande valeur à Réduit, Plaisance, et Ebène devenu aujourd’hui la Cybercité. 

Malgré ces progrès indéniables, il existe toujours une très forte concentration de propriété terrienne autour de l’industrie sucrière. La guerre des terres n’est donc pas terminée ; nos champs restent des champs de bataille. La terre est notre obsession.

Parce que nous avons fait nôtre cette maxime de Romain Rolland ; il écrivait : « Ce ne sont pas les pays les plus beaux, ni ceux où la vie est la plus douce, qui prennent le cœur davantage, mais ceux où la terre est le plus simple, le plus humble, près de l’homme, et lui parle une langue intime et familière ». 

La terre nous parle !