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Stephan Gua: «Il n’y aura presque plus d’espèces de poissons à consommer en 2048»

16 septembre 2018, 17:00

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Stephan Gua: «Il n’y aura presque plus d’espèces de poissons à consommer en 2048»

La formule est provocante, elle est du porte-parole de Lavwa Losean Indien. Ce collectif fraîchement créé manifestait jeudi à Port-Louis contre un projet d’accord de pêche avec le Japon. Une cause de seconde zone ? Vue par Stephan Gua, certainement pas.

Vous portez la parole de Lavwa Losean. S’il pouvait parler, que nous dirait-il ?
Il nous dirait stop, cessez le pillage. Dans l’océan Indien comme à l’échelle mondiale, un tiers des stocks de poissons sont surexploités. Vider la mer, c’est vider l’avenir, a fortiori pour nous, peuple de l’océan. L’enjeu n’est pas seulement des centaines de pêcheurs au chômage ou moins de choix à la table des hôtels : nous mettons en péril la survie de nombreuses espèces, à commencer par la nôtre.
 
Le catastrophisme est-il une bonne pédagogie ?

Je ne suis pas du tout un catastrophiste, je suis lucide. Le déclin de la biodiversité marine s’accélère à un tel rythme qu’il n’y aura presque plus d’espèces de poissons à consommer en 2048. Ce n’est pas de l’alarmisme écolo-gauchiste, c’est de la science, des études nous le disent : une source de protéines est menacée de disparaître dans moins de deux générations. À partir de là, il faut se poser les bonnes questions. Comment l’abondance d’hier a-t-elle pu déboucher sur un tel désastre ? La pêche excessive, bien sûr. Mais également une sorte d’aveuglement collectif auquel nos élites économiques et politiques contribuent. Par exemple, en passant des accords de pêche avec l’Union européenne ou le Japon. La pêche industrielle, on le sait, détruit l’océan, qui est pourtant indispensable à l’équilibre de notre écosystème. La vie marine régule le climat et produit plus de la moitié de l’oxygène planétaire. On peut considérer que nous lui devons plus d’une inspiration sur deux.

Qu’est-ce que propose Lavwa Losean ?
L’idée, c’est de faire comprendre aux Mauriciens qu’il est indispensable de reconsidérer notre vision de l’océan, de prendre conscience de ses limites. La mer n’est ni un garde-manger, ni une machine à profits. L’économie bleue, telle que la Banque mondiale et notre gouvernement la conçoivent, c’est du pillage qui ne dit pas son nom. Vouloir tirer parti d’un gigantesque espace d’eaux territoriales n’est pas mauvais en soi, encore faut-il le faire de façon durable et responsable. Créer de la richesse, on sait faire. Sans détruire la nature, c’est plus compliqué. C’est pourtant un enjeu fondamental, peutêtre même l’enjeu du siècle.

«...il n’y aura presque plus d’espèces de poissons à consommer en 2048.»

Comment est né votre collectif ?
Tout est parti d’une réunion chez Cares, le Centre for Alternative Research and Studies, où je travaille. La semaine dernière, on a rassemblé différents acteurs traitant des questions océaniques, en vue de préparer une conférence prévue en octobre. Il est ressorti des discussions une volonté de se fédérer, de coordonner nos actions. L’annonce d’un nouvel accord de pêche avec le Japon a accéléré les choses.

Pourquoi ?
Pour deux raisons. Déjà, la formulation est surprenante. Qu’est-ce qu’a dit Vishnu Lutchmeenaraidoo ? Je le cite : «J’ai invité le Japon à signer un accord de pêche donnant accès à l’ensemble de notre zone économique exclusive de 2,3 millions de kilomètres carrés.» Donc, ce n’est pas une demande du Japon, ni même une offre du gouvernement mauricien ; c’est une «invitation» de Vishnu Lutchmeenaraidoo, qui se comporte comme s’il était propriétaire de la mer. J’évoquais tout à l’heure la menace d’un océan «à sec» : le problème, c’est que M. Lutchmeenaraidoo ne peut pas entendre ça, il n’a pas le «logiciel» pour. Il est resté bloqué sur l’ancien modèle, fondé sur la croissance à tout prix. Ma génération a appris qu’une croissance infinie dans un monde fini, ce n’est pas possible.

Certes, mais cela nous éloigne du Japon…
C’est mon deuxième point. Ce pays pratique une pêche excessive et destructrice. Si les Japonais passent des accords partout dans le monde, c’est parce qu’ils ont vidé leur propre océan. Prenez le thon rouge du Pacifique : l’énorme appétit japonais pour ce poisson menace carrément l’espèce de disparition. L’Union européenne se comporte de la même manière. Comme les stocks en Méditerranée s’effondrent, la France et l’Espagne viennent pêcher à Maurice. Ils ont anéanti leurs ressources, ils n’ont aucun complexe à se servir ailleurs. Nous, on fait quoi ? On leur déroule le tapis rouge, M. Lutchmeenaraidoo «invite» les Japonais. C’est de la colonisation volontaire, nous sommes des colonisés consentants. Cette posture constitue une menace pour nos pêcheurs et notre sécurité alimentaire. Il faut savoir que Maurice importe plus de 10 000 tonnes de poisson par an pour la consommation locale.

De là à parler de colonisation…
C’est pourtant bien de cela dont il s’agit. Je vais prendre deux exemples qui le démontrent. Le premier concerne l’accord de pêche qui lie Maurice et l’Union européenne. Un nouveau protocole signé en décembre 2017 prévoit des possibilités de pêche pour 85 bateaux, des senneurs et des palangriers, qui ratissent nos eaux pour une compensation dérisoire - 575 000 euros pour toute la flotte, soit moins de Rs 300 000 par navire et par an. Deuxième exemple : en 2016, Maurice a demandé à la Commission des thons de l’océan Indien de limiter le nombre de DCP (NdlR, dispositif de concentration de poissons, une technique de pêche décriée car redoutablement efficace) à bord des navires thoniers. Les armateurs espagnols ont refusé, Maurice a cédé. Cela montre bien la perte de souveraineté : nous voulons une pêche plus durable dans nos eaux mais un État étranger a le pouvoir de s’y opposer.

Au final, à qui tout cela profite ?
Pas aux Mauriciens ! Quand on décortique, on s’aperçoit qu’il y a deux grands bénéficiaires. Les pêcheries industrielles étrangères d’un côté et les actionnaires du seafood hub de l’autre. Le problème de fond, c’est que nos décideurs sont perdus. Ils cherchent en vain le prochain levier de croissance. En attendant, ils vendent tout ce qu’ils peuvent : les terres, les plages, la main-d’oeuvre et demain l’océan. Ce que l’on demande, c’est un moratoire sur les accords de pêche. On ne signe plus rien tant que l’on ne dispose pas d’un état des lieux sérieux de la santé des stocks. Parce qu’en attendant, les cocus de l’histoire, c’est nous, les citoyens. Le thon, sur le marché local, s’achète entre Rs 80 et Rs 100 la livre. Alors que ce même poisson, pour les Européens, est bradé à Rs 2,87 la livre.