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2068

4 février 2018, 09:30

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Alexandra Rumjhee est pensive. Des grandes baies vitrées du 16e étage du bâtiment abritant les bureaux de la Première ministre, elle a une vue panoramique sur la cité administrative de Wooton. Des gratte-ciel à perte de vue. Avec ici et là quelques îlots de verdure, vestiges de la zone forestière qui tapissait l’endroit avant le grand boom des villes intelligentes, au début des années 2030.

Elle est justement née en 2031. Élue Première ministre lors des élections de février 2065, elle est devenue, à 33 ans, la plus jeune personne (mais pas la première femme) à occuper ce poste depuis l’Indépendance. Et maintenant, à un mois du centenaire de ce grand événement, Alexandra Rumjhee avait la tête qui tourbillonnait de milles et une pensées. 

En cette année 2068, Maurice est en passe de réussir le pari de lier le développement urbain au développement humain. Cela n’a, cependant, pas été facile. La mère de la Première ministre (elle n’avait pas de père, étant le fruit d’une insémination artificielle de donneur inconnu) racontait souvent comment, adolescente, elle devait se battre contre les hypocrisies de la société mauricienne, véritable arc-en-ciel trompeur, où les «couleurs» se côtoyaient mais ne se mélangeaient pas. 

Alexandra sait que ses concitoyens ne vivent pas tous dans le luxe, mais au moins les gouvernements précédents avaient tenu leur promesse d’un logement décent pour tous. Le défi d’éliminer les habitations précaires avait été relevé. De même que les squats et autres bidonvilles ont été rasés dans la plupart des quartiers des villes historiques. Les 22 nouvelles villes connectées, qui existent depuis bientôt 40 ans pour les plus anciennes, abritent désormais la presque totalité de la population. 

Cependant, si la Première ministre avait remporté les élections sur la promesse du plein emploi avant la fin de son mandat (y’a des choses qui ne changent pas !), trois ans plus tard, son gouvernement tarde à réaliser ses promesses. Faut dire qu’avec la conjoncture internationale, l’économie tourne au ralenti. L’affaissement de l’économie américaine et le krach de celle de la Chine dix ans auparavant, n’aident en rien notre pays. Cela, même si nous sommes devenus incontournables dans la région en matière d’économie océanique, grâce au soutien non-désintéressé de l’Inde. 

La population mauricienne, de plus en plus vieillissante depuis 2040, et la libéralisation de la politique migratoire de la nouvelle Europe des 15 (plusieurs pays ayant quitté l’Union européenne pour cause de relations conflictuelles entre les membres, causées par les enjeux sécuritaires), ont aussi vu un exode massif des jeunes vers la fédération de Russie (nouvelle superpuissance militaro-économique). 

Le centenaire de l’Indépendance est quand même un événement peu banal, pense Alexandra Rumjhee. La nation mauricienne a, en effet, mis beaucoup de temps pour s’affirmer en tant que telle. Les vieux réflexes sectaires, basés sur une fragmentation de la société en termes de classes, d’ethnies, de religions, de modes de vie ou de «castes», ont été dur à annihiler.

Heureusement, se dit la chef du gouvernement, qu’on a pu faire un toilettage complet de notre Constitution en 2029. «Sinon, zamé mo ti pou vinn PM ! Une femme, jeune, célibataire, pas de ‘pedigree politique’, à la filiation inconnue, n’appartenant à aucune des anciennes communautés et athée de surcroît ! Aucune chance !» s’esclaffa-t-elle, seule dans son bureau. Faut dire que les mentalités ont grandement évolué aussi, mondialisation oblige. Même si cela a apporté d’autres «progrès», plus mauvais. 

Le 12 mars 1968 semble tellement loin maintenant, pense Alexandra. Les jeunes ne comprennent plus la signification du terme «indépendance». Pour beaucoup, c’est juste un jour de congé, bon à se retrouver entre amis et à faire la fête. Quant aux plus âgés, leurs souvenirs s’estompent. «Le patriotisme est mort», soupire-t-elle. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication n’ont fait qu’accentuer le déclin intellectuel, amorcé dès les années 2020, chez la plupart des gens. 

Notre confort personnel s’est trouvé grandement amélioré au fil des années, mais le matérialisme a fini par avoir notre peau, se dit Alexandra, en se retournant vers ses ministres, qui attendaient qu’elle commence la réunion. Mais d’un geste rageur de la main, elle coupa la connexion et leurs images disparurent…