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Les langues créoles selon Emmanuel Richon langues créoles

3 octobre 2004, 00:00

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Les recherches d?Emmanuel Richon ont d?abord pris la forme d?une causerie faite, en juillet 2003, dans les locaux de Ledikasyon pu Travayer (LPT), à Grande-Rivière-Nord-Ouest, puis dans celle, plus élaborée et plus commode, d?un livre de 200 pages, qui a la particularité de présenter successivement les versions française et créole de la thèse développée par lui.

Ce livre, édité et imprimé par LPT, se veut donc une exploration des possibles origines des langues créoles, parmi lesquelles figure bien sûr le créole mauricien.

L?auteur ne craint pas de faire appel à un vocabulaire particulièrement technique, relevant de la haute linguistique quand il ne fait pas référence à un vocabulaire scientifique forgé de toutes pièces. L?aide des meilleurs dictionnaires courants est ici plutôt limitée car les mots techniques, sur lesquels le lecteur non averti peut buter, sont alors définis à l?aide de renvois à d?autres notions encore plus techniques sinon incompréhensibles aux profanes que nous sommes. On ne peut, par moments, s?empêcher d?invoquer le bon pape Jean XXIII qui nous exhortait sagement, dans les années 1960, à « simplifier les choses compliquées et surtout à ne pas compliquer les choses simples ».

Un parler « petit nègre »

Emmanuel Richon a, toutefois, le mérite de tordre le cou aux mythes entretenus par ceux qui, d?une façon par trop simpliste, veulent systématiquement enfermer les langues créoles dans une sorte de dépendance de la langue française, comme si celle-ci est parlée dans la grande case du maître négrier et seul propriétaire d?une certaine intelligence, tandis que les langues créoles ne peuvent être, pour plusieurs raisons, les unes plus diffamantes et péjoratives que les autres et qu?il n?est nul besoin de rappeler ici, qu?une incapacité innée des serviteurs à maîtriser la langue pure et châtiée du maître. Les dépendances, selon les chantres de la prétendue suprématie de la langue française, ne seraient alors que des déformations phonétiques, dues à un crétinisme inné sinon raciste, prenant plus souvent les formes d?un zézaiement, de l?omission de l?imprononçable consonne « r », le suintement excessif de la consonne « ch », le chuintement de la consonne « s » (comme dans la « cage » pour la « case », la « chardine » pour « sardine »). Bref, Richon cloue au pilori, et à juste titre, ceux qui ne veulent voir dans les langues créoles qu?un parler « petit nègre » dont il convient de s?affranchir si l?on veut paraître évolué et cultivé, autrement dit si l?on veut singer le maître.

Beaucoup, prenant conscience de ce que cette vision, exagérément péjorative des langues créoles, peut comporter de dépassé, de déplacé et d?outrancier, la récusent mais du bout des lèvres seulement. Ils n?en pensent pas moins, dans leur subconscient, qu?il y a du bon et du vrai, non pas dans ce « Banania » rendu célèbre par une publicité particulièrement raciste, mais dans cette thèse qu?ils continuent de considérer fondée mais qu?ils préfèrent, par prudence, donner l?impression de récuser. Cette version des langues-créoles-dépendances de la grande case française insiste alors sur une étymologie exclusivement française des vocabulaires créoles. Les quelques exceptions, qu?on pourrait mettre en avant, ne seraient que celles confirmant la règle fondamentale, même en concédant que ces exceptions, autrement dit les mots créoles aux origines non françaises, pourraient représenter jusqu?à 15 % de l?ensemble des vocabulaires créoles.

Le livre d?Emmanuel Richon prend parfois des allures don-quichottistes car il nous donne alors l?impression d?inventer des moulins à vent pour mieux les pourfendre. Rares sont ceux, du moins à Maurice, qui prendront la peine de défendre la thèse que le créole mauricien serait essentiellement un dérivé de la langue française. Si encore, l?auteur demeurait sur un plan purement linguistique.

Démontrer la multiplicité étymologique des mots créoles

Il se permet, et à bon escient, de prolonger sa réflexion et de traquer des comportements, peut-être inconscients, mais intrinsèquement racistes, laissant apparaître des possibilités de complexe de supériorité déplacées. Les tenants d?une étymologie uniquement française ou presque ne le disent peut-être pas ouvertement, mais pensent probablement que le français serait un or pur et les langues créoles un vil plomb. Sur ce point, Richon a certainement raison mais à le répéter trop souvent, cela prend un caractère obsessionnel de mauvais aloi.

La lecture du livre d?Emmanuel Richon met par moments mal à l?aise car l?auteur ne prend pas toujours la peine d?identifier ceux qu?il veut débusquer et pourfendre. Tout en lui donnant fondamentalement raison sur le fond, le lecteur peut parfois ressentir un certain malaise à la vision d?une sorte de jeu de massacre sans savoir exactement qui sont les cibles visées ou encore sans connaître les personnes ciblées quand elles sont identifiées. De même, il n?est pas toujours facile de distinguer ce qui s?applique aux langues créoles en général et au créole de Maurice en particulier.

Le Pr Robert Chaudenson est un des auteurs cités nommément par l?auteur et vertement critiqués par lui. Nous retenons son nom parce que ses incursions à la Réunion voisine et dans une moindre mesure à Maurice le rendent moins étranger aux lecteurs mauriciens que les autres auteurs cités. Mais qui tient, à Maurice, la parole du Pr Chaudenson pour parole d?évangile ? C?est donc lui donner une importance qu?il n?a certainement pas dans les 2 000 kilomètres carrés du demi-cercle mauricien.

Fort heureusement le livre d?Emmanuel Richon prend une allure nettement plus positive quand il démontre la multiplicité et la variété des possibles étymologies de certains mots créoles. L?erreur à ne pas commettre serait de vouloir imposer une explication surtout quand on ne prend pas la peine de fonder scientifiquement son diktat alors qu?il est tellement plus simple et plus amusant d?en connaître et d?apprécier tout autant les autres origines possibles. Ainsi, il serait bêtement réducteur d?expliquer le savoureux « vacarner » mauricien par le seul « vagar » portugais, en se demandant bien ce qu?il a fallu de « vacarné » avant que ce « vagar » portugais se naturalise « vacarné » à Maurice. En revanche, l?association que fait Emmanuel Richon avec le « batte ène carré » réunionnais pour expliquer « vacarné » est peut-être tirée par les cheveux mais tellement inattendu et original que nous l?adoptons avec joie.

Une invitation à une réflexion utile et fructueuse

Son livre n?est jamais plus perspicace et plus intéressant que lorsqu?il permet de conclure que, loin d?être une singerie de la langue française et de la langue des maîtres, les langues créoles seraient, de par leurs nombreuses déformations, volontaires et astucieuses cette fois, une forme de résistance humoristique à l?emprise psychologique que pourrait exercer un maître sur un esclave, un dominateur sur un dominé. Les langues créoles deviennent alors des langues marronnes, autrement dit un outil de résistance et de refus de mainmise. On ne résiste jamais autant à une mainmise abusive qu?en la ridiculisant au maximum.

La vie est courte et le temps nous est compté. Il vaut mieux prendre la vie du bon côté. Elle sait nous offrir de multiples joies, les unes plus savoureuses que les autres. Ne les gâchons pas en nous inventant des ennemis imaginaires pour mieux masquer nos imperfections, nos faiblesses, nos petitesses. Sachons prendre la vie comme elle vient. Notre créole mauricien nous transcende infiniment et n?en finit pas de nous faire sourire grâce à sa capacité d?inventer de nouvelles trouvailles, les unes plus amusantes, plus originales que les autres. Des inventions comme « li bizi » ou encore « to ti call moi » valent leur pesant d?or, plus pur que le prétendu or précieux attribué par certains à la langue de Molière. Peu importe la graphie. L?essentiel demeure que nous nous comprenions même à demi-mot. Langaz Kreol Langaz maron tant qu?on veut mais sans chercher à lui demander plus qu?elle ne peut donner. Langue de réparties, les unes plus rigolotes que les autres, tant qu?on veut mais beaucoup plus indigeste quand on lui demande de créoliser stupidement un jargon technique ou scientifique qui l?oblige à trahir son essence même qui est de traduire les réalités les plus complexes mais en n?utilisant qu?un vocabulaire concret et imagé. Le refus des mots abstraits, la résistance aux abstractions et autres notions conceptuelles, pourrait bien être la principale caractéristique de ce marronnage linguistique.

Il n?est pas toujours facile de suivre Emmanuel Richon pénétrant hardiment dans d?inextricables fouillis linguistiques ou étymologiques. Il a toutefois le mérite de nous inviter à d?utiles et fructueuses réflexions sur les origines et l?évolution historique des langues créoles en général et du créole mauricien en particulier. Les idées, qu?il défend, ne font pas toujours l?unanimité mais elles ont le mérite de ne pas laisser indifférente aucune réflexion sérieuse et appliquée. Certains obsédés et autres frustrés voudront peut-être applaudir plus fort que d?autres plus réservés et plus circonspects. Laissons-les faire. « Barriques vides ki faire plisse tapaze » dit sagement l?adage créole. Nous devons apprendre à nous contenter d?être ce que nous sommes en vérité. Ce que pensent les autres ne doit jamais être notre préoccupation majeure et encore moins devenir une obsession.