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Les créoles : vérité et justice

17 août 2012, 00:00

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Suite à la publication, pour dire le moins maladroite et malheureuse, d’un article d’opinion très controversé car bourré de préjugés blessants, humiliants et révoltants, est revenu dans l’actualité le rapport de la Truth & Justice Commission (TJC), déposé auprès du président de la République en novembre de l’année dernière. Le rapport continue toujours à faire l’objet d’études d’un comité, sous la présidence du vice-Premier ministre et ministre des Finances, nommé pour la mise en oeuvre de ses recommandations.

Au mois d’avril de cette année-ci, l’Institute for Social Development and Peace (ISDP), avec le professeur Sheila Bunwaree comme principale animatrice, prenait l’initiative d’organiser un séminaire sur le rapport en question et les principaux intervenants furent les membres de la TJC eux-mêmes. Ils avaient tous répondu à l’invitation de l’ISDP sauf le président qui, une fois les travaux de la Commission terminés, était rentré chez lui, en Afrique du Sud. Chaque commissaire avait, dans son intervention, mis l’accent sur un aspect particulier du rapport, mais tous soulignaient la nécessité d’agir et d’agir avec célérité. Je voudrais ici revenir sur les principaux points que j’ai pu évoquer en cette occasion.

D’abord, le rapport de la TCJ est, à mon avis, un des documents les plus importants et les plus complets réalisés à ce jour, couvrant toute la gamme de traits et d’intérêts de l’esclavage et de l’engagisme à Maurice, de même que leurs implications et leurs conséquences jusqu’à nos jours. Ses conclusions jettent un nouvel éclairage sur les facteurs qui ont conduit à l’exclusion économique, sociale et culturelle de la communauté créole, les descendants d’esclaves. Le rapport oblige nos chercheurs et savants, nos historiens et nos responsables politiques d’avoir un nouveau regard sur les deux modes les plus répréhensibles et les plus horribles de production économique caractérisée par un degré extrême d’exploitation de l’homme par l’homme – immorale et affreusement humiliante.

La liste de recommandations contenues dans le rapport constitue en soi tout un programme gouvernemental couvrant des aspects liés à l’histoire et à la culture, à la démocratisation de la vie publique, l’égalité économique et sociale, la justice, la réforme agraire, le système de caste et un système d’éducation plus juste. Le gouvernement a intérêt à donner une suite favorable à ces recommandations pour le bien de la société tout entière et pour éviter d’inévitables fractures aux conséquences désastreuses.

Je ne crois pas que nous devrions prendre un temps infini pour décider qui sont ceux qui devraient ou ne devraient pas s’excuser pour les injustices subies par les descendants des esclaves et des travailleurs engagés. Les excuses sont des symboles forts, mais demeurent dans le domaine du symbolisme. Autrement, dans quelques années, nous allons tous devoir nous excuser d’avoir omis de corriger les injustices qui se perpétuent aujourd’hui encore : l’injustice des disparités sociales, l’injustice de l’exclusion et tant d’autres injustices encore.

Au-delà des mesures symboliques, nous devons agir au niveau des inégalités horizontales, telles que les définit le Professeur Frances Stewart de l’Oxord Centre for Research on Equality, Human Security and Ethnicity, c’est-à-dire les inégalités entre les différents groupes identitaires ou ethniques, les inégalités verticales étant celles qui existent entre les ménages. Ce concept ainsi que d’autres concepts et méthodes de lutte contre la pauvreté, l’insécurité et l’exclusion qui ont une approche fondée sur la notion de droit ont maintenant de plus en plus en cours : par exemple, le droit au travail est aujourd’hui reconnu comme un droit humain fondamental, de même que le droit à l’éducation et à l’accès à la nourriture. Il revient à l’Etat de veiller à l’exercice et au respect de ces droits, dans le but de réduire les inégalités horizontales.

Le rapport de la TJC nous pousse à regarder notre histoire en face, sans chercher à nous leurrer, et avoir une approche critique, sans complaisance aucune, des événements qui ont marqué notre passé, qui se reflètent dans notre présent et qui continueront d’influer sur notre avenir. Disons-le sans ambages : l’esclavage est une chose, l’engagisme une autre. Les deux peuvent avoir des similitudes, mais ils ne sont pas les mêmes.

L’esclavage à Maurice nous ramène au colonialisme français alors que l’engagisme évoque le colonialisme britannique. Le premier est «assimilationniste » et pour atteindre son objectif n’hésitait pas à infliger aux esclaves un traitement barbare, cruel et déshumanisant. Les esclaves, déracinés de leurs familles, de leurs ancrages culturels, ethniques et religieux, furent réduits à être des «sans racines». Ils furent achetés et vendus dans des lieux publics, enchaînés et traités comme des animaux que l’on mène à l’abattoir. Ils n’avaient droit ni à leurs opinions ni à s’opposer à quoi que ce soit : ils n’avaient qu’à obéir à leurs maîtres faute de quoi ils recevaient le fouet ou avaient les oreilles tranchées. Ils furent dépouillés de tout, de leurs noms et on leur en donna de nouveaux selon l’humeur du maître de leur religion et on leur en donna une nouvelle pour qu’ils ne soient plus des païens voués à la géhenne de l’enfer de leurs langues et ils en inventèrent une qu’ils nous ont léguée, pour cimenter la nation mauricienne. Tous les liens et contacts avec leur terre natale furent coupés et jusqu’aujourd’hui la plupart des descendants d’esclaves ignorent leur pays d’origine.

Le colonialisme britannique à Maurice, au cours de la période post-esclavagiste, pouvait se permettre d’être moins brutal et cruel. Les travailleurs engagés étaient des employés contractuels. Ils ont été attirés par le biais de fausses promesses mais ils avaient quand même un contrat signé, bien que souvent non respecté par leurs employeurs/maîtres. Ils furent maltraités et contraints à travailler au-delà d’un délai raisonnable en échange d’une maigre pitance. Ils furent cependant autorisés à conserver leur langue, à pratiquer leur religion, à promouvoir leur culture et les générations qui leur ont succédé plus tard et jusqu’à ce jour se souviennent encore du pays et parfois du village de leurs ancêtres. L’esclave était un meuble, moins qu’une bête, le travailleur engagé une bête de somme qu’on n’avait pas déshumanisé. Aucune comparaison entre l’un et l’autre n’est, par conséquent, possible ou justifiée.

Le processus d’exclusion des descendants des esclaves, les Créoles, qui prévaut aujourd’hui remonte au moment de l’abolition de l’esclavage, note la TJC, et ils sont les citoyens les plus défavorisés et les moins enviés de la République parce que, selon le rapport :

? ils sont mal logés
? l’analphabétisme sévit dans leur milieu et très peu d’entre eux réussissent à se faire embaucher dans les services gouvernementaux ou des organismes paraétatiques
? ils sont absents de la profession agricole, du domaine du commerce et du secteur des petites et moyennes entreprises
? une majorité d’entre eux sont engagés dans le travail manuel
? la plupart de leurs griefs demeure sans suite
? ils sont sous-représentés dans toutes les sphères de la vie publique.

Devant une telle situation, sommes-nous autorisés ou justifiés à dire, comme certains le font allègrement – l’éditorialiste en question est loin d’être le seul à le faire – qu’ils sont eux-mêmes à blâmer s’ils continuent à vivre dans des conditions déplorables ?

Ne cherchons pas de boucs émissaires. En tant que nation, nous sommes tous responsables et devons tous ensemble, de quelque groupe ethnique que nous soyons, oeuvrer pour arriver à des solutions appropriées aux problèmes liés à la pauvreté et à l’exclusion que continuent à rencontrer d’importantes sections de notre population, dont un grand nombre sont des descendants d’esclaves ou des descendants des travailleurs engagés. Mais, il incombe avant tout à l’Etat de définir une vraie politique sociale inclusive ayant pour objectif principal l’élimination de la pauvreté. La société civile et la CSR suivront comme éléments et ressources d’appoint.