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Du journaliste au «journanalyste»*

10 novembre 2010, 12:04

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Une première évidence s’impose : du fait des nouvelles technologies de l’information, les journaux ne sont plus ce qu’ils étaient. Il en découle que les journalistes doivent se transformer, se transmuer. Ils ne font plus le même métier.

Il est couramment considéré qu’un journal, c’est essentiellement l’organisation de la collecte et la publication de «news». Aujourd’hui, c’est faux si par «news», nous entendons la primeur et la fraîcheur de l’information. Depuis toujours, les écoles de journalisme nous enseignent que les informations, les «news», ont cela de commun avec le poisson ou la salade, que plus elles sont fraîches, meilleures elles sont !


Or, il n’y a presque plus personne pour découvrir une information dans son journal. Cela arrive encore, mais ce sera de plus en plus rare. Dans le nouveau paysage médiatique, l’information est partout, instantanément disponible. Elle est accessible, souvent gratuite, abondante. Un sondage mondial réalisé par une association de presse a récemment indiqué la mesure de cette révolution : la majeure partie de la planète a pris connaissance de la mort de Michael Jackson non pas par des journaux, ni même la télévision, ni la radio, ni l’Internet, mais par… le téléphone portable ! Hier, l’information était une denrée à consommer une fois toutes les 24 heures. L’information, désormais, c’est ici et maintenant. Nous sommes dans l’ère de l’immédiateté. Personne n’attend un journal qui paraît une fois par jour pour connaître l’état du monde. L’information, c’est ce qui est transmis en temps réel.

Cette nouvelle donne force les journaux à se réinventer. C’est le journal britannique «The Guardian» qui a peut-être le mieux résumé ce nouvel enjeu. Il a expliqué que les «newspapers» sont morts, mais que vient le temps des «viewspapers» ! C’est là tout le paradoxe. Plus l’information est abondante, véhiculée par de très nombreux supports, plus elle est accessible, produite par qui veut – le soi-disant journalisme citoyen –, plus il faudra des professionnels pour l’authentifier, la valider, la décrypter, la hiérarchiser, lui donner du sens, la mettre en perspective, l’interpréter, l’analyser, l’éditorialiser. Il s’agit d’un travail de spécialiste. C’est ainsi que le journaliste devient un «journanalyste».

Cette transformation du métier n’est pas facilement réalisable. Quand quelques débrouillards, collecteurs d’informations dotés d’un bon réseau de contacts, d’une maîtrise approximative de la langue et d’un peu de culture générale pouvaient prétendre exercer le métier de journalistes, il n’en est pas de même pour les «journanalystes» du temps nouveau. Il leur est demandé une grande acuité d’analyse, une parfaite maîtrise de l’expression, un sens de l’histoire et une vaste culture générale. Cela ne peut pas s’obtenir, sauf dans quelques cas exceptionnels, sans une longue formation. L’absence d’accès à cette nécessaire formation est la principale faiblesse de la presse mauricienne.

Ce manquement a toujours existé. L’absence de véritable école de formation, la rareté des stages de perfectionnement à l’étranger, la paralysie depuis quelques années du «Media Trust», le seul organisme chargé de la formation des journalistes, ont pesé négativement sur la qualité de la presse mauricienne. Il est remarquable qu’en dépit de ces vrais handicaps, les journalistes mauriciens indépendants ont globalement produit une presse vivante, nerveuse, vigilante et responsable.

On peut même arguer que la presse mauricienne a puissamment contribué au développement du pays tout au long de ses 237 années d’existence. A Maurice, la presse est aujourd’hui l’un des principaux forums du débat public, un foyer de cohésion sociale, un vecteur d’unité nationale. Sa pluralité et la vivacité des débats qu’elle anime font d’elle l’institution la plus démocratique du pays. Les Mauriciens reconnaissent parfaitement cette contribution, ils sont plus de huit sur dix à considérer qu’elle joue un rôle positif dans le pays. («Sondage Media Focus», mars 2010).

Mais pour assumer le rôle que lui imposent les nouvelles technologies de l’information, pour produire les «journanalystes» de demain, il faut régler d’urgence la question fondamentale de la formation. L’université de Maurice devrait assumer cette responsabilité. Nous parlons ici de véritable formation, d’études de longue durée. Il faudrait recruter des étudiants de haut vol et les faire sponsoriser par des groupes de presse qui le peuvent. Il faudrait que l’université de Maurice puisse conclure des accords de partenariat avec des écoles de journalisme d’autres pays. Et surtout qu’elle se rapproche de l’entreprise pour bien mesurer ses besoins et ses attentes. La transmission à la société du savoir universitaire est absolument indispensable, plus encore dans le cas qui nous préoccupe que dans d’autres. Là encore, les «journanalystes» joueraient leur rôle de «médiateurs».

On ne mesure pas suffisamment à Maurice ce qui est exigé d’un futur journaliste. Dans les pays que nous connaissons le mieux, en Angleterre, en Inde, en France, on ne devient journaliste qu’au bout de longues études, suivies après avoir été reçu à des concours extrêmement sélectifs dans certains cas. Les écoles recrutent des étudiants du niveau HSC + 2, avant de les former pendant cinq, voire sept ans. A condition, bien sûr, qu’ils aient passé le concours d’entrée ; en France, pour certaines écoles, on compte jusqu’à un millier de candidats pour 50 à 60 admis. La formation assurée est très large. Un exemple, le programme de l’«Asian College of Journalism de Delhii» : trois ans de cours destinés à des licenciés – on y apprend «the role of journalists in society, the ethical decisions they are called to make, the value of media diversity and pluralism» ou encore «important aspects of international relations…» et de manière fort pertinente pour nous, «the struggle between secularism and pluralism on one hand and communalism and religious fundamentalism on the other hand». On voit l’ampleur de ce dont il s’agit, bien audelà de l’apprentissage des techniques d’écriture journalistique. Pour un journaliste mauricien, les connaissances exigées sont aussi complexes. Comment peut-on prétendre exercer le métier de «journanalyste» sans une connaissance approfondie de l’histoire politique et économique du pays ? Dans un pays pluriethnique et multireligieux comme le nôtre, comment «analyser» quoi que ce soit sans des notions d’ethnologie et d’anthropologie ? Sans avoir une connaissance des théories de l’ethnicité ? Comment parler des «communautés» sans connaître les pays d’origine des Mauriciens, leur histoire, leurs pratiques et coutumes ? Comment analyser et éclairer le débat public sans avoir approfondi soi-même les problématiques de l’ethnie, de la race et de la nation ? De l’histoire des religions ? Sans comprendre la sociologie des sociétés multiculturelles ? Comment commenter sans appréhender les valeurs de la République ? Le sens de l’Etat laïc ? Comment situer la place et le rôle de Maurice sans chercher à comprendre les enjeux géostratégiques et la pratique des relations internationales ? Comment hiérarchiser, relativiser, nuancer sans références universelles ? Comment faire sans beaucoup lire, ni beaucoup voyager ?

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