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Avec toi, Corinne Forest

30 août 2022, 11:13

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Corinne Forest nous a quitté. Corinne était française et mauricienne. Son amour pour Maurice, elle me le fait partager depuis 2005, année où j’ai eu la joie de la rencontrer. Je souhaite témoigner ici de la grandeur d’âme et d’intelligence d’une amie, d’une collègue, vraie camarade de cœur, dont la disparition me bouleverse. Mes pensées vont à sa famille, à son mari et à ses filles.

Ses collègues et amis, je pense par exemple à Vijaya Teelock ou à Vikram Mugon, témoigneront bien mieux que moi de son engagement au quotidien pour le patrimoine mauricien. Cet engagement est remarquable et sa contribution à la réflexion pour le patrimoine à l’Ile Maurice l’est tout autant. Pour preuve, sa contribution à la mise en place centre d’interprétation sur le site patrimoine mondial de l’Aapravasi Ghat, qu’elle a magnifiquement pilotée. La pertinence, la connaissance doublée de l’humilité de Corinne font qu’elle a réussi pendant les presque 20 ans de son travail pour l’Aapravasi Ghat Trust Fund à apporter sa contribution sur des projets essentiels de l’institution. 

Je souhaite écrire quelques lignes autour de la thèse qu’a soutenue Corinne Forest le 5 décembre 2018 à l’EHESS. J’ai eu la chance et la joie de faire partie de son jury, aux côté de son directeur de thèse, Professeur à l’EHESS, l’anthropologue Jean-Loup Amselle, du Professeur l’historien de l’océan Indien Didier Nativel, du Professeur spécialiste du patrimoine Dominique Poulot, du  Professeur de sociologie Michel Rautenberg. 

Sa thèse, intitulée “ le rôle du patrimoine dans la construction nationale à l’ile Maurice », lui a permis de partager des questions qui ont taraudé son parcours professionnel depuis 2004, date à laquelle elle a commencé à travailler à l’Aapravasi Ghat Trust Fund. Elle a choisi de ne pas travailler directement sur l’Aapravasi Ghat, pour ne pas être juge et partie, mais plutôt de rendre compte du rôle du patrimoine à la construction nationale. Cette approche lui paraissait d’autant plus intéressante car complémentaire des recherches anthropologiques sur Maurice qui font état du clivage Indianité / Créolité. Avec le patrimoine, Corinne Forest a pu, dans une approche historique et anthropologique, aller au-delà du constat de ce clivage en essayant d’en expliquer les raisons. Cette recherche historique lui a permis de dessiner les mécanismes qui régissent ces clivages en mesurant la part d’héritage du colonialisme et ses formes commuées toujours actives dans le présent. L’étude de ces mécanismes lui a permis d’expliquer pour quelles raisons le patrimoine national est principalement dédié à la présence des colons français et britanniques et de quelle manière la nature de l’héritage reçu à l’indépendance en explique le ‘rejet’ ou l’ignorance.

Un des résultats très important de sa recherche selon moi est d’avoir observé une désignation par en haut du patrimoine en opposition à des émotions patrimoniales exprimées par la société et auxquelles elle a su être à l’écoute. Elle a montré que l’état mauricien s’est employé après l’indépendance à institutionnaliser un patrimoine linguistique et religieux issu du patrimoine social parce qu’il donnait une visibilité aux groupes communautaires et marquait leur reconnaissance par les politiques. Par conséquent, les Indo-Mauriciens n’ont pas exprimé la volonté de reconnaître un patrimoine qui leur serait propre. C’est au contraire l’élite indo-mauricienne qui a institutionnalisé ce patrimoine social dans le souci de consolider sa présence au sein de l’état et de la nation. Ce retour à l’histoire lui a donc permis de revenir sur les degrés de réinvention, les jeux politiques et sociétaux de manière à mieux saisir les enjeux de production du patrimoine. Sa thèse est extrêmement précieuse car les travaux universitaires sur le patrimoine mauricien dans son ensemble sont à ma connaissance très rares.  Les travaux universitaires existants sur le patrimoine de Maurice s’intéressent à un site en particulier notamment le passionnant travail autour du Morne de Sandra Carmignagni. Toutefois, le patrimoine dans son ensemble n’a pas encore suffisamment mobilisé l’attention des chercheurs sur son rôle dans le processus de construction nationale. L’histoire a permis à Corinne Forest de trouver des réponses à la situation actuelle du patrimoine national mauricien ; en effet, celui-ci se démarque du patrimoine mondial de manière très nette notamment par le peu de considérations qu’il suscite. Il lui paraissait important d’expliquer ce désintérêt - comme vestiges du colonialisme - ne serait-ce que pour comprendre pourquoi les autres patrimoines, le patrimoine mondial et le patrimoine pluriel, monopolisent toutes les attentions. Elle a donc souhaité étudier le patrimoine de manière à montrer que nous avons à Maurice deux conceptions du patrimoine qui historiquement reposent sur deux clivages entre indianité et créolité. Une des conclusions de sa thèse est que les jeux d’opposition produisent aujourd’hui une forme de consensus sur un patrimoine mauricien commun. Le patrimoine se révèle alors être un terrain de négociations sur la représentation nationale. Ces négociations font état de la recherche d’un consensus sur la représentation nationale au-delà de la vision communautaire par l’intervention extérieure qui arbitre ces négociations locales. Le patrimoine est mobilisé au coeur des enjeux de diversification économique, produisant une réinvention de la mauricianité. Cette mauricianité prend forme sous le poids des modèles extérieurs : celui de l’UNESCO et celui du capitalisme économique.

Ce témoignage est une bien maigre contribution pour parler du colossal travail autour du patrimoine de Corinne Forest à Maurice, que ce soit au sein des instances mauriciennes ou internationales. Je laisse à d’autres de ses collègues et amis qui œuvraient près d’elle au quotidien le soin d’en parler et je leur renouvelle toute mon amitié. Puisse son âme reposer en paix, je suis certaine que nous sommes beaucoup qui ne pourrons jamais nous remettre de la disparition de Corinne. Avec toi, Corinne, pour toujours.