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Aux noms du pays commun

23 février 2020, 07:00

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Aux noms du pays commun

Le privilège du métier de journaliste, c’est de pouvoir rencontrer, librement, et pratiquement tous les jours, des personnes d’horizons confondus. Mais forcément il y a des rencontres, même brèves, qui sont plus signifiantes que les autres, surtout quand l’on entame une conversation sur Maurice, notre pays bien aimé, dont ne voyons pas toujours la marche du temps, ni son rythme imperturbable qui poursuit ce qu’il a commencé. Et c’est alors que certaines rencontres permettent de remettre les choses en perspective, et de soigner son regard et mieux l’opposer aux discours, classements et indexes officiels que l’on nous balance, ou encore dogmes, croyances, charlatans spirituels ou politiques qui s’imposent à nous.

J’ai eu le privilège de rencontrer, cette semaine, Caroline Dommen, légiste, chercheuse en développement durable et droits humains, écrivain, basée à Genève. Conçue par une mère britannique et un père suisse, elle est née à Vacoas et cultive, aujourd’hui avec sa fille Inès, des liens humains assez forts avec son pays natal. Caroline Dommen ne m’a pas rencontré pour parler d’elle, ou pour faire sa com, même si je sentais qu’elle avait énormément de choses à discuter pour mieux cerner ce qui se passe, ces jours-ci, ici. Séjournant à Grand-Baie, elle était chargée par son père, Edouard Dommen, de me remettre le dernier ouvrage de ce dernier, un auteur prolifique, qui n’a jamais pu quitter Maurice, intellectuellement. Comme l’atteste son oeuvre, intitulé tout simplement Poudre d’Or*...

Caroline est l’une des deux filles du couple Edouard Dommen/Bridget Meade-Dommen. En lisant la dédicace d’Edouard à Inès, on réalise que la relation de cette famille avec Maurice s’étend désormais sur quatre générations: du Professeur James Meade, prix Nobel en Économie en 1977 (pour sa contribution à la théorie du commerce international et des mouvements de capitaux internationaux) et son rapport sur Maurice datant de 1960 (perçu alors comme étant negatif et défaitiste ?) à sa fille Bridget (jadis Family Planning Liaison Officer au ministère de la Santé) ; au gendre (Edouard Dommen) qui a été le premier Directeur du Plan au Bureau du Premier ministre, puis le premier professeur – et d’ailleurs le premier employé – de l’université de Maurice, et ancien collaborateur de notre journal (il y tenait une rubrique dans le Sunday Express sur le patrimoine bâti de l’île). Les souvenirs décomplexés de Caroline sont un mélange d’affection et d’humour : «Le professeur Meade avait critiqué Maurice et disait qu’il fallait mettre fin au népotisme (...) mais en même temps, quand il a su que le gouvernement mauricien était à la recherche d’un économiste, il a recommandé sans hésiter son gendre : mon pére !» (Rires). Et Caroline de préciser : «mais mon père, économiste, était qualifié pour le job.» Autre anecdote personnelle mais nationale : «Ma mère travaillait à la Mauritius Family Planning et à l’époque, elle faisait campagne pour faire baisser le taux de nativité, puis elle est tombée elle-même enceinte de moi, et elle a dû arrêter !». (Rires).

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À essayer de suivre nos tristes actualités et agitateurs politiques, un constat : le débat citoyen devient de plus en plus pauvre, à mesure que notre PIB augmente. Notre société se consacre bien moins à la réflexion, mais davantage à la communication. Les communicants veulent remplacer les journalistes et pensent sincèrement pouvoir le faire en critiquant la presse. Alors les communiqués prennent la forme des articles de presse. Et sur un blog quelconque qu’on crée en deux-trois clics, l’on s’érige en donneur de leçons civiques. La balkanisation de la pensée mauricienne devient de plus en plus inquiétante.

Plus d’un demi-siècle après notre indépendance, il nous semble impératif que subsistent des lieux consacrés à la réflexion. Plus que jamais, il nous faut opérer un retour aux humanités, à la tradition philosophique et journalistique, dans laquelle ce journal a été créé en 1963. Il nous faut pousser continuellement vers une culture qui favorise un rapport civique avec la politique. Cela peut prendre des allures militantes, syndicales, contestatrices, mais il faut veiller que la chose publique demeure centrale dans nos préoccupations, que le débat des idées ait lieu, que le combat des personnes ou des tribus n’ait pas lieu...

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D’Abercrombie à Yemen, en passant par Sottise et Trou Chenille, l’oeuvre d’Edouard Dommen, illustrée par Dode Lambert, fournit des éclairages sur ces lieux que nous traversons souvent sans nous arrêter, trop pris que nous sommes dans la course du pays à revenu élevé. Pourtant ces lieux incarnés peuvent éclairer nos pas. Un auteur 100 % mauricien disait, lui, que l’île se referme sur des saveurs éparses, qu’un destin plus grand que leur somme surgira de leurs alliances, comme des cours d’eau voués à la confluence naissent dans l’altérité et s’en vont par paires vers l’ultime rencontre. L’ouvrage Poudre d’Or s’est appuyé sur une bibliographie importante: outre des dictionnaires toponymiques existants de l’île (Bollée, Bory de StVincent, Chelin, Dumas, Dupont, Hollingworth, Lenoir, Pike, Pyamootoo et Poonoosamy), il s’est appuyé sur les écrits de Malcom de Chazal (Petrusmok), Bruzen de la Martiniere (Grand dictionnaire geographique et critique) et d’Adam Smith (Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations). Edouard Dommen vise à évoquer les résonances des lieux mauriciens, la «petite histoire» de quelques noms choisis, y compris ce que raconte la mémoire populaire à leur propos. «Puiser dans cet imaginaire fut un délice... »

* Pourquoi «Poudre d’Or», dites-moi ? Selon Edouard Dommen, «le nom s’est affirmé petit à petit au cours de la seconde moitié du 18e siècle sans raison apparente. Ce n’est en tout cas pas, comme le prétendait Bernardin de Saint-Pierre, à cause du beau sable de sa plage, car elle n’en a pas. Cependant, Felicien Mallefille, nègre mauricien d’Alexandre Dumas, décrit ainsi le ciel nocturne de Maurice : «c’est un ciel toujours pur, tout constellé d’étoiles : c’est une nappe d’azur où Dieu soulève sous chacun de ses pas une poussière d’or, dont chaque atome est un monde.»