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De l’impertinence des sectes

15 février 2019, 15:50

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Il est regrettable que le militantisme triomphant des années 70 ait fini par s’enliser dans les sables de la compromission, du doute et du repli identitaire. Pourtant tout avait semblé un moment concourir pour durablement inscrire le mauricianisme dans la durée et dans les coeurs. Ce ne fut, hélas, qu’un feu de paille.

Les partis vaincus aux élections, la haute finance, les lobbies ethniques se liguèrent pour s’opposer, non sans bonne raison, aux revendications outrancières d’une jeune gauche grisée par son succès. On sauva le libéralisme économique brisant dans la foulée le rêve d’être Mauricien avant tout autre appartenance sectaire.

Les motivations des politiques et des financiers convergeaient : la revanche aux urnes et la sécurisation du monde des affaires. Les «leaders» se remirent à intriguer dans une fusion de sonorités partisanes au point que le panorama politique devint plus onomastique qu’indicatif de vision philosophique : PMSD, MMM, MSM, MMSM, et bien d’autres MM... D’abstruses identités s’emparent de la scène. Ce ne sont plus les valeurs qui priment, plutôt l’ego surdimensionné d’une «chefferie» aléatoire rassemblant autour d’un vague programme de gouvernement quelques suiveurs naïfs en quête de notoriété.

Quant au grand capital il se méfie prudemment, depuis toujours, de toute vague pouvant menacer la paix sociale et compromettre le développement économique.

Maurice vit depuis des décennies comme un peuple multiculturel.

Conservatisme ethnique

Quelles furent, dans ce climat délétère, les profondes motivations des sectes et de leurs lobbies ?

Voyons d’abord la cartographie sociale du pays. Non pas celle qui constitutionnellement établit que le peuple mauricien comprend quatre groupes s’identifiant par son mode de vie et ses particularités liturgiques. Cela est pratique pour les listes électorales mais réductrices. Ces groupes se subdivisent en une multitude d’ethnies, de sectes, de clubs, de loges, de comités spécifiques, d’assemblées, chacun cherchant, selon un aveu qui fit mouche, «à protéger sa propre montagne».

Les motivations profondes de ce kaléidoscope social ont révélé l’obsession de préserver l’acquis culturel et linguistique. Aujourd’hui, l’obsession de certains sur cette liste d’agités c’est la préservation du pouvoir politique et des avantages qu’il confère.

Agissant dans l’ombre, utilisant l’intrigue, la médisance, brandissant la peur auprès des politiques qu’ils assiégeaient, ils ont efficacement semé le doute, provoqué la cassure de 1983 et finalement obtenu aux élections précipitées de cette année le revirement qu’ils souhaitaient. Leur conservatisme impénitent émane d’un culte de l’enfermement dans la race et les traditions.

Le fait que nous sommes tous venus d’ailleurs, tous des immigrés, sur un bout de terre dans un vaste océan oblige à une certaine réserve. Fils et filles d’exilés, nous sommes porteurs d’images sacramentelles au plus profond de notre intimité. Et que fait d’abord, instinctivement, l’exilé dans le pays qu’il a choisi ? Ou subi selon les circonstances ? Il rejoint la cohorte de ses semblables dans son nouvel environnement. Par besoin de sécurité. De convivialité apaisante qu’attise la nostalgie des souvenirs.

Les Mauriciens, qui ont choisi l’exode vers des ailleurs perçus plus verdoyants, ont souscrit au même rituel de rassemblement à Melbourne, Paris, ou Toronto. En ont fait de même les Chagossiens qui ont subi le déracinement de Diego et vivent parqués dans une banale banlieue de Londres cruellement différente des ciels illuminés de leur enfance. Il faut bien qu’ils s’accommodent pour les gestes de tous les jours d’un parlé qui n’est pas le leur. Ils s’accrochent dans l’intimité à cette langue créole qui leur parle quand ils la parlent. «My house» n’aura jamais la même connotation que «mo lakaz». Il s’agit d’être soi dans un monde qui impose d’être un autre.

Un bouleversement similaire, choisi ou subi, justifie à Maurice ce besoin d’affirmation identitaire à la genèse du flot migratoire. Cette revendication sectaire est-elle toujours de mise aujourd’hui ? L’accoutumance à nos conditions de vie trois ou quatre générations après l’arrivée des ancêtres inciterait plutôt à plus de sérénité et d’ouverture. Se confiner dans une spécificité précise entrave l’envol vers la cohésion nationale.

Ethnies privilégiées

Certaines organisations sectaires agissent comme de véritables corps constitués. Au point que la presse suit les élections de leurs dirigeants avec complaisance et autant d’intérêt que la nomination de hauts fonctionnaires. C’est leur reconnaître une importance ou une dimension nationale qu’elles ne méritent guère. Elles ont au cours des années engrangé des avantages et des privilèges que les citoyens ordinaires n’ont pas. Elles ont pu le faire dans le passé en invoquant des conditions particulières, culturelles ou religieuses, des difficultés vécues à un moment de leur histoire. Justifiables vraisemblablement au moment où elles furent évoquées et admises dans l’indifférence par le colonisateur anglais ; tolérées, soutenues aussi, par un patronat qui y trouvait un avantage pour le développement économique. Agricole surtout.

Ces conditions particulières représentent aujourd’hui un levier politique que certains défendent comme si cela était d’un intérêt national. Cela empoisonne la démocratie. De subtiles procédures de sélection assurent l’impossibilité d’accéder depuis un demi-siècle aux hautes sphères de la hiérarchie administrative, exécutive, ou représentative. Même les paliers plus modestes du fonctionnariat sont jalousement réservés sous des prétextes spécieux. *

Dans la «République» de Platon (chapitre 4), Socrate déjà souligne le danger de voir des groupes se former pour obtenir subrepticement des privilèges qui les distinguent des autres citoyens. La démocratie n’est plus alors qu’une mosaïque d’intérêts spéciaux, subtilement camouflés, frôlant l’anarchie. D’où la tentation de ramener l’ordre par des mesures autoritaires. Au siècle dernier, Lee Kwan Yew et Li Peng s’en inspirèrent. D’où également le danger de tolérer différents standards de droits humains. La violence et les révolutions finissent par embraser les sociétés qui tolèrent ces dérives.

À côté des sectes, nous subissons depuis cinquante ans les manigances d’un système oligarchique arrogant. À savoir, un espace public dominé par des individus – juristes, financiers, présidents d’ONG, conseillers divers, notoires chevaliers d’industrie – dont la fortune dépend directement ou indirectement de l’État. Un État qu’ils ont investi pour prendre le contrôle de tous les leviers administratifs et économiques et ainsi s’assurer la préservation de leurs intérêts au détriment du bien commun. Ces oligarques sont de plus obsédés par le maintien de l’ordre, c’est à dire du statu quo et de la sécurité de ceux (les politiques) qui y ont placé les leurs. Le recours aux «Provisional Charges» fait partie de la panoplie des mesures d’intimidation. Même de peur.

Mutation 1

Le défi actuel c’est de pouvoir intégrer dans notre psychologie le flot ininterrompu d’indéniables influences hétérogènes que charrient les conditions modernes de vie. Conditions qui facilitent la communication, favorisent le partage, la curiosité, l’empathie.

Visitant l’île dans les années 80, Senghor et Garaudy qualifiaient le Mauricien de «mutant». Non pas un être qui est mais qui devient. Nietzsche a écrit : «L’animal est. L’homme devient.»

À l’université de Stanford, une thèse doctorale divise ainsi cette mutation sociale en trois étapes : «Culture bearing», «Culture sharing», «Culture shaping».

Culture bearing : Nous sommes ce que nous sommes ; ou croyons que nous sommes. Ce n’est souvent pas la même chose. Néanmoins, par instinct ou à dessein, nous tenons à préserver cet acquis. Nous pratiquons l’idolâtrie du groupe. Nous empêchons ainsi la société de fusionner en une unité cohérente.

Culture sharing : Nous sommes ce que nous sommes, mais, vivant dans un contexte multiracial et pluriculturel, nous subissons malgré nous d’autres influences. Une sorte de fraternité horizontale nous permet de fructueux échanges dans la réciprocité sans pour autant radicalement altérer notre intégrité culturelle. Culture shaping : À terme nous finissons par constater qu’être multiple au lieu d’être un est une richesse. Nous admettons que notre fille musulmane épouse un chinois bouddhiste qu’elle a rencontré à l’université. Notre petit- fils épousera dans la liesse familiale une superbe Soudanaise du plus bel ébène. Et la mutation continuera à se complexifier.

J’en déduis qu’à Maurice, à ce jour, nous ne sommes plus vraiment africains, hindous, chinois ou français. Nous sommes en équilibre entre le «culture bearing» et le «culture sharing». Quand le brassage se sera intensifié au point de nous permettre d’assimiler sans contrainte toutes les tendances des «cultures» nous aurons muté, sans jamais retomber, espérons-le, dans une uniformité affligeante.

Transcendance

Serait-il utopique d’essayer d’obtenir de nos conservateurs invétérés de voir plus loin que l’enracinement dans la tradition et les moeurs ? De transcender l’obsession du particulier ? De privilégier l’universel, l’ouverture, le partage? De choisir la liberté plutôt que l’enfermement ? La curiosité plutôt que l’indifférence ? L’évolution plutôt que l’immobilité ?

Maurice, moins compartimentée, serait plus fraternelle. Son peuple, riche de sa diversité ; s’affranchirait de sa détermination par un sol indien ou chinois qui n’est plus le sien et par l’héritage d’ancêtres aux coutumes inadaptés à notre monde en mutation constante. En devenant résolument natif de cette île plutôt qu’ethniquement limité à une singularité, si attachante doit-elle, le Mauricien élargirait son pré carré et occuperait un espace plus vaste culturellement. L’appartenance subie du fait de l’héritage s’effacerait au profit d’une relation choisie avec les autres. Il serait alors multiple plutôt qu’un, mutant plutôt que figé, ouvert et libre plutôt que circonscrit.

Concluons : Ou bien le poids de l’être, du natal ; ou bien l’envol vers la diversité. Ou bien l’identité; ou bien l’humanité. Ou bien l’assise complaisante dans l’acquis ; ou bien la capacité d’assumer d’autres dimensions. Idéalement un peuple devenu l’emblème du cosmopolitisme. Géographiquement plus qu’un quelconque point dans l’océan mais un modèle exaltant de l’universel.

 

*Voir à ce sujet les analyses de Dev Virahsawmy et d’Amédée Darga dans l’express du 6 février dernier.