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Argo ou l’apologie de l’art (africain)

20 janvier 2019, 07:15

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«Nous devons tout miser sur une créativité au service de notre nature, tout en développant l’expression créative et culturelle de notre peuple dans sa riche diversité», Pierre Argo, artiste, peintre, photographe mauricien.

Nous avons été interpellés, cette semaine, par la Une du tabloïd britannique The Sun qui a caricaturé Theresa May en dodo. Cette image, foncièrement mauricienne, traduisait, davantage que tous les écrits du monde entier, l’échec retentissant du Brexit. Cette image, si familière et pourtant si lointaine, nous a parlé davantage car, au-delà du naufrage politique du Brexit et de ses implications économiques, y compris sur notre pays, les images du Privy Council sont encore fraîches dans notre mémoire collective. Elles s’emmêlent d’une façon nébuleuse et quelque peu floue avec celles du combat du gouvernement mauricien contre la perfide Albion pour récupérer les Chagos – un territoire mauricien, à des milliers de kilomètres de la vieille Europe, qui s’est retrouvé, en pleine guerre froide, entre les mains de nos colonisateurs anglais. Coup de poignard de l’histoire.

Et aujourd’hui ces mêmes Anglais (oui, bien-sûr, ils ne sont pas tous les mêmes, me diriez-vous) qui ont dérobé l’archipel des Chagos, à des fins geostrategiques, vont juger si le Premier ministre mauricien a fauté, légalement et moralement, lors du rachat de la clinique de sa famille par le gouvernement mauricien dont les contours se confondent avec ceux de l’État mauricien. Alors cette question, émanant de la rue, revient souvent : n’y aura-t-il pas un autre «deal» entre Mauriciens et Britanniques ? Cette question est-elle si absurde que cela…

Oui et non. Revenons au dodo. Aujourd’hui, pour admirer un dodo reconstitué, il faut aller en Angleterre, plus précisément au musée d’histoire naturelle de l’université d’Oxford. Nos musées locaux, presque toujours en réparation ou en déménagement, n’ont pas su conserver les ossements qui disparaissent tragiquement dans des cartons, empilés dans la poussière, dans l’ignorance et dans la nonchalance. La faute à qui ? Aux Anglais ? Aux Français ? À nous-mêmes…

Et alors que le débat fait rage sur le besoin de rapatrier l’art africain, exposé à prix d’or en Europe, dans leurs pays d’origine (alors que ces pays dessinés artificiellement par les mains de l’homme n’existaient pas en tant que tels), il est important de poser quelques jalons et de se poser quelques questions pouvant nous aider à cerner la problématique de l’art, de la colonisation, des échanges culturels et internationaux. La planète appartient-elle à l’humanité ? Les hommes et les femmes ont-ils le droit de s’installer là où ils le souhaitent avec leur culture ? La culture, qui vient s’installer, a-t-elle les mêmes droits que la culture qui était précédemment installée ? Et la culture qui s’installe, soutenue par une démographie supérieure ou /et une agressivité gagnante, a-t-elle le droit d’éliminer ou de brimer la culture précédente ?

Emmanuel Macron qui s’est engagé en novembre dernier à restituer les oeuvres d’art réclamées par les autorités africaines a lancé un gros pavé dans la mare. Depuis, la restitution d’oeuvres d’art africain devient un dossier dans lequel le mot «pillage» se retrouve à l’épicentre d’un «scandale moral» d’un autre temps. Il faut savoir que de nombreux objets, réalisés avanthier au sud du Sahara, atteignent actuellement des sommes colossales lors de ventes publiques à Paris comme à New York ou Shanghai. Les objets de convoitise sont en grande partie des créations faites de bois rares, d’argile, de cornes d’antilopes, de fibres de raphia et d’alliages cuivreux. Des collages de cultures, racontant des époques, épopées, traditions et coutumes perdues à jamais.

Pour beaucoup d’entre nous, ces pillages d’hommes et de femmes et d’objets d’art ont fait le déshonneur de l’impérialisme et de l’histoire des derniers 10 000 ans, car ils renvoyaient l’humanité à un darwinisme primaire. Avant, les beaux parleurs de l’avant-garde intellectuelle n’en voulaient pas. Quand il s’agissait de rendre justice aux Amérindiens et aux aborigènes d’Australie, ils rejetaient ce darwinisme primaire, mais s’agissant des Turcs en Allemagne, des Maghrébiens en France, et des Pakistanais en Grande Bretagne, ils s’en réclamaient. En 2019, il est difficile pour nous de suivre leur logique et leur morale. Et de résumer un problème complexe qui aura besoin de l’éclairage de plusieurs générations à venir.

En attendant, comme illustré par Pravind lors des procès MedPoint, ou par les Britanniques par rapport au dossier Chagos, l’homme se révèle un excellent menteur capable de se convaincre de ses propres mensonges… C’est pourquoi un ami insistait sur le fait que «the evil that men do/ Lives on after them…» Le sens de cette citation a, en effet, de quoi hanter les esprits. En dépit de sa flagrante immoralité, elle est une géniale et triste constatation que, dans l’histoire de l’humanité, le mal qu’on fait aujourd’hui demeure une tare dont on paie le prix plus tard ; dans les grandes comme dans les petites choses.

S’agissant précisément de la restitution des oeuvres d’art africain, j’ai interrogé, cette semaine, un genial artiste mauricien, Pierre Argo, dont la brillante et massive restropective, exposée ces joursci au nouveau Caudan Arts Center, après des décennies de pérégrinations à travers le monde, est un «must see» pour tous les Mauriciens. Pierre Argo, qui ne cesse de plaider en faveur d’une meilleure place pour l’art (et l’esthétique) dans le paysage mauricien, et qui rêve que Maurice se mue en un vaste jardin, est d’avis que «la restitution de l’art africain doit se faire, mais à condition que des structures muséales soient organisées dans chaque pays, sinon on court le risque de les retrouver en Europe, puisque revendus par les dirigeants de ces pays…»

Avec le retour des oeuvres d’art, le jeune Africain et même ses aînés prendront plus conscience de leur culture, un peu comme ces cathédrales gothiques et les différents styles d’architecture qui constituent la fierté des Européens, relativise Pierre Argo, fils de maçon, lui-même ancien fonctionnaire à Port-Louis, dont les oeuvres sont aujourd’hui éparpillées dans pas moins de 27 pays de par le monde. Argo est ce Mauricien qui est parti pour mieux revenir avec de l’art dans ses cartons, dans une optique de partage et d’enrichissement mutuel; il a toujours essayé d’ouvrir la porte de la créativité en portant d’autres vertus et qualités comme la finesse et la sensibilité. «Nous avons aucun droit de destituer un peuple des traces de sa civilisation. Imaginez un jour que les Chinois débarquent en France et volent des centaines de beaux tableaux du musée d’Orsay ? Quelle sera la réaction du Français ou de l’Européen ?»

«Les Anglais ont pillé Benin City au Nigeria, après avoir détruit le château impérial, et les chefs-d’œuvre qui décoraient ce château ont tout simplement été transférés au British Museum et dans d’autres musées européens. Ce processus du pillage doit être puni et la restitution de ces oeuvres doit se faire avec l’arbitrage et le contrôle de l’Unesco. Imaginez que le Nigeria avec l’aide de l’Unesco reconstitue ce château de Benin City, un peu comme le travail qui avait été fait en Égypte pour sauver Abou Simbel. Il y a plusieurs exemples de ce genre où nous aurons la possibilité de retrouver la splendeur de l’art africain…»