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La question du littoral ou comment gérer l'or bleu

22 mai 2018, 12:46

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Depuis vingt ans, l'auteur explique que le littoral est un "lieu de protestation, de contestation, de revendications." Aujourd'hui le mouvement se corse.Retour sur un article, publié en 1998, qui posait les bases de la problématique et qui jette un éclairage intéressant sur ce qui se passe de nos jours..

Le littoral serait-il devenu la foire d'empoigne que l'on appréhendait en 1988/1989? Avoir la maturité nécessaire pour trouver des solutions dignes, efficaces et concrètes dans le sens d'un équilibre harmonieux sur le littoral est un des défis en cette entrée dans le 21ème siècle. L'enjeu est vital. Deux pans importants du développement au sens large du terme sont en question: le mode et les modalités de gestion actuelle et à venir d'une partie importante du patrimoine national, "la peau" du pays comme on le dit pour le littoral des îles, et la politique de loisir.

Gageons que les formations politiques de tout bord sauront faire preuve de responsabilité, car il s'agit d'un problème de grande envergure, pour apporter leur contribution à la recherche de solutions. La démagogie n'a définitivement pas sa place dans ce débat. Par ailleurs, si chacun a sa petite idée sur la solution qui convient, il ne faut pas oublier que le problème est complexe et il ne faut donc pas perdre de vue l'une ou plusieurs de ses composantes. Commençons par les données de base , les chiffres et les faits essentiels.

Faits et chiffres

La linéaire côtier est de 321,5 km (chiffres de 1998). 86% de la superficie qui y correspondent sont des "Pas géométriques", 14% sont des terres privées. En 1994, la répartition entre espaces bâtis et plages publiques (46% du littoral) est la suivante :
 

  • Campements 16,1%, soit 52 km
  • Hôtels 09%, soit 29 km
  • "Building sites" 07,8%, soit 25 km
  • Plages publiques 13%, soit 40 km

 
Selon une enquête menée par Shenaz Patel de Week-end, ces chiffres étaient en 1998 les suivants :
 

  • Campements 16,1%, soit 52 km
  • Hôtels 13,8%, soit 44,5 km
  • "Building sites" 07,8%, soit 25 km
  • Plages publiques 8,77%, soit 28,3 km

 
Ces seules données n'expliquent ni n'épuisent le problème . Il faut connaître les tendances de l'évolution de chacune des composantes.

 

Les campements

Une loi de juin 1972 ayant mis un frein à l'expansion linéaire des campements, l'expansion se fait vers l'intérieur. Avec le gonflement des classes moyennes disposant d'un pouvoir d'achat en hausse il y a eu une forte demande pour les campements. Cela s'est traduit par une densification du cadre bâti sur la même superficie de terrain, qui par ailleurs a connu un processus de subdivision. La MATIM estimait en 1975 que les campements occupaient quelque 51km du linéaire côtier, soit 16,8% du total, dont 13,5 km de très bonnes plages et un quart des meilleures plages du pays. D'après l'article de Shenaz Patel mentionné plus haut, les campements occupent actuellement sensiblement le même linéaire de plage.

Les hôtels

La quasi-totalité des projets hôteliers se sont développés sur le littoral avec la promotion du pays comme destination balnéaire. Le développement hôtelier a connu plusieurs phases. Les années 1986-1987, avec le "Festival de la Terre" qui a été une véritable braderie sauvage du littoral avec l'octroi de terres pour des projets hôteliers sans planification aucune, constituent un tournant dangereux. Elles sont à l'origine d'une "dynamique dangereuse" disait en 1989-1990 le mouvement S.O.S Plages. Jusqu'aujourd'hui Maurice est en train d'en faire les frais avec tout ce qu'on peut imaginer comme spéculation de revente de terrains de la part de certains "pseudo-promoteurs". En 1975, la MATIM estima que les hôtels existants occupaient 10km du linéaire côtier ou 3,26 % du littoral, dont 9 km de très bonnes plages. En 1990, ce chiffre est arrivé à 29 km, soit 9% du littoral, pour passer à 13,8 % selon les chiffres de Shenaz Patel. Le développement hôtelier à venir doit éviter l'écueil d'une conception quantitative et de courte vue du développement touristique malheureusement encore trop dominante chez les principaux concernés.

 

Plages publiques

Les plages publiques déclarées et non déclarées représentaient en 1990 un linéaire de 19 km au total. Au mois de septembre 1990, les autorités ont annoncé la décision de déclarer 71 nouveaux sites, plages publiques. Annonce concrétisée par la signature de documents en avril 1991. Le "sea frontage" des plages publiques passait alors à 40km, soit 13,3% de l'étendue totale des côtes mauriciennes. Ici il convient de souligner que de ces 13,3%, une partie importante ne peut être sérieusement considérée que comme des accès à la mer et non des plages publiques à proprement parler. Pour résumer, les tendances suivantes se dégagent: l'action de l'ACIM et de SPACE ont permis de récupérer pour le grand public 13 arpents sur la plage du Morne. Par la suite, la tendance a été vers un rétrécissement. Des plages ont été reprises. Les plages publiques (déclarées ou non déclarées) représentaient en 1994 environ 13% du littoral, soit quelque 40 km (il serait intéressant de pouvoir distinguer ici les plages publiques avec possibilités de bain de mer de celles qui n'en ont pas). Shenaz Patel est venue remettre à jour les données. Aujourd'hui, la situation semblerait être la suivante : les plages publiques occupent 28,3 km, soit 8,77% du littoral. Il appartient au ministère concerné de confirmer cet état des lieux.

 

Tendances
 
Les tendances suivantes ont été notées:

- non-expansion du linéaire côtier occupé par les campements qui s'étendent en exerçant une certaine pression sur les autres "building sites" (7,8% de la côte) avec pour conséquence l'éviction de groupes à faibles revenus du littoral;

- développement hôtelier important avec 1986-87 comme tournant décisif. Le linéaire occupé par les hôtels a plus que quadruplé entre 1975 à 1998, mais il reste quand même inférieur au linéaire occupé par les campements.

- le linéaire occupé par des plages publiques avait doublé en 1991 avec la proclamation de nouvelles plages publiques, mais diminue de nouveau.

Ces données tendancielles expliqueraient en partie la perception dominante qui existe sur la dynamique sur le littoral, perception qui se réduit à une compétition entre le secteur hôtelier et la population locale pour les espaces du littoral. En tout cas, dans les débats, controverses et réflexions, manifestations et mouvements autour du littoral, c'est ce qui saute aux yeux. Or, la réalité comme nous l'indiquent les chiffres ne se réduit pas à cette opposition. Cette perception s'explique aussi par la coïncidence sur une période relativement courte de deux dynamiques qui ont accentué la compétition pour un espace disponible. Le développement rapide du parc hôtelier couplé de la dynamique d'aspirations aux loisirs qui s'est manifestée par une forte pression de Mauriciens pour davantage d'espaces-loisirs sur le littoral - campements et plages publiques. Dynamique engendrée par le développement et le progrès socio-économique du pays.
 
L'analyse objective du littoral exclue celles qui ont péché et pèchent toujours par un biais de "classe". Les résultats de l'étude menée par l'Université de Maurice (Rapport Cleverdon) sont venus démontrer de manière on ne peut plus claire et nette les différences dans l'attitude entre les classes et milieux sociaux envers certains aspects du développement touristique. Cet ethnocentrisme de classe nous a fait oublier les campements et la distinction campements / hôtels. Oubli grave compte tenu le rôle et l'importance de ces deux composantes que sont respectivement les hôtels et les campements dans le développement socio-économique du pays. La plus grande visibilité des hôtels, sans compter les pratiques des hôteliers concernant la politique d'accès des hôtels aux Mauriciens, a ajouté à la frustration ressentie et a fait des hôtels la cible privilégiée des critiques. Les projections des tendances actuelles sur le littoral traumatisent les Mauriciens.

Les enjeux

 

 

Depuis 1988, il a été question de la nécessité de trouver un équilibre entre les exigences du tourisme international d'une part et les besoins de la population locale et les droits et aspirations des Mauriciens aux plaisirs de la mer et de la plage d'autre part. Ce qui était et est en jeu sur le littoral est l'avenir même de l'industrie du tourisme dont personne aujourd'hui ne remet véritablement en cause l'importance dans le développement de l'économie nationale. Ceci dit, il faut affirmer haut et fort que le présent et l'avenir se conjuguent de manière incontournable par une prise en compte des besoins de la population locale en termes d'espaces-loisirs balnéaires qui ne feront qu'augmenter. Le tout, dans le cadre d'un aménagement équilibré et harmonieux du littoral.

Plus de dix ans après les débuts de cette prise de conscience, plus de cinq ans après le Forum national sur le tourisme, et dans la perspective de la réflexion pour dessiner les contours de l'industrie du tourisme mauricien en l'an 2020, on est toujours en panne de solutions durables et efficaces. La logique quantitativiste et à court terme n'est pas à l'ordre du jour. Il faut oeuvrer pour l'émergence d'une autre logique pouvant permettre de dégager une politique véritablement visionnaire. Les mesures qui ont été prises ne suffisent pas pour faire face aux défis de l'avenir. Depuis bientôt dix ans, on est en train de ré-agir alors que ce qu'il conviendrait de faire c'est de planifier de manière rigoureuse. Il faut agir et gérer l'avenir de cet espace qui est aussi l'espace de "l'or bleu". Dans cette même optique, les îlots qui constituent des symboles de notre patrimoine national doivent être intégrés dans un plan d'aménagement d'ensemble.

Seuil de tolérance

Dans la recherche des solutions il y a, pour dire le moins, un sérieux manque de rigueur. Prenons à titre d'exemple le cas du nombre de touristes que le pays s devrait accueillir dans les années à venir. En 1988, l'expert Buckmaster avançait qu'il ne fallait pas dépasser les 400 000 touristes en l'an 2000. A la fin de l'année 1996, soit cinq ans avant l'an 2000, le nombre de touristes venus à Maurice était de 487 000. Entretemps, lors du Forum sur le tourisme de 1992, non seulement le chiffre de 400 000 était remis en question mais aussi le concept même du seuil de tolérance. Erreur d'appréciation au vu de ce qui se passe sur le littoral. Il y a un problème de fond. Le seuil de tolérance dans sa définition large est plus que jamais à l'agenda. On a annoncé que pour l'an 2020 il faudrait un million de touristes, et ce après qu'on ait pensé à un maximum de 1,7 million! Nous sommes de ceux qui pensent que, compte tenu des dynamiques et enjeux actuels et à venir sur le littoral, il aurait fallu au préalable faire une étude prospective pour déterminer les besoins en espaces loisirs sur le littoral pour les Mauriciens pour les prochaines 25 années, avant de faire des projections sur le nombre de touristes. Un des défis du consensus à dégager sur le littoral sera la traduction dans le concret du principe d'équilibre, principe reconnu et accepté. Dans la démarche en vue de rechercher des solutions concrètes et véritablement opérationnelles, il faut s'appuyer sur un état des lieux solide, rigoureux et réaliste. Les oppositions simplistes manichéennes, les vues idéalistes ne seront pas d'une grande utilité et freineront la recherche des solutions.

Populations et besoins hétérogènes

Les populations qui sont concernées par le littoral (les Mauriciens et touristes) ne sont pas homogènes. L'étude de perception menée par l'Université de Maurice indique des différences significatives entre les classes et milieux sociaux qui composent la population mauricienne tant sur la perception de plusieurs aspects de l'industrie touristique et hôtelière que sur le plan des besoins et attentes sur le littoral. Le fait d'être un propriétaire de campement ou un acquéreur potentiel, détermine la perception dans le sens d'une plus grande "hostilité" à l'industrie hôtelière. Ceux qui ont des campements sont les vrais privilégiés du littoral. Un simple calcul de ratio superficie/occupants montre cela, sans compter que les campements occupent un quart des meilleures plages du pays.

Réalités spécifiques

La population des touristes est tout aussi hétérogène. Les besoins, attentes et exigences ne sont pas les mêmes pour les différentes catégories de touristes. Les exigences des touristes diffèrent selon qu'ils viennent séjourner dans un hôtel supérieur ou dans un hôtel "below standard". Maurice qui s'évertue à promouvoir la destination avec un label de qualité, doit s'assurer de satisfaire certaines exigences des consommateurs dans ce créneau. La réalité doit correspondre à l'image projetée et vendue. C'est une condition sine qua non pour assurer la viabilité à terme du secteur.
 
L'aménagement du littoral dans le sens d'un équilibre harmonieux doit prendre ces réalités en considération. Il ne peut être uniforme pour tout le littoral. Pour être opérationnel et efficace il doit tenir compte des spécificités et particularités des différentes régions en termes d'utilisation des différents types d'espaces disponibles pour les différents besoins des différentes populations. Or, parmi les sites qui ont été déclarés plages publiques en 1990, nombreux sont en réalité que des sorties sur la mer alors que d'autres n'offrent pratiquement pas de possibilité de bain de mer. Par ailleurs, dans certains cas, l'aménagement qui a eu cours n'a pas pris en considération des problèmes de cohabitation qui se posent et qui sont appelés à se poser avec plus d'acuité à l'avenir. L'aménagement équilibré et harmonieux du littoral passe par un "finer tuning" qui tienne compte des réalités spécifiques de chaque partie du littoral.

Réflexions et idées

 

Dans le débat sur le littoral, pêle mêle il a été question :

- d'une nouvelle politique à l'égard des campements;

- d'une meilleure planification dans le développement du parc hôtelier avec une option sérieuse sur une densification des sites existants, qui aura l'avantage de ne pas léser le public mauricien;

- d'un développement hôtelier sur des sites où des plages n'existent pas et où il faudrait en créer;

- d'une politique de développement des infrastructures pour les loisirs balnéaires des Mauriciens.
 
A ceux-ci, les idées suivantes ont été émises sous formes interrogatives: Comment financer l'aménagement de plages publiques modernes avec des parcs de loisirs en retrait de ces plages? Faudrait-il agrandir certaines plages publiques en faisant l'acquisition d'espaces avoisinants? Comment faire les frais de ces acquisitions? Faut-il envisager que quelques plages publiques qui offriraient un certain nombre de facilités, de prestations et de services soient payantes? Faut-il une politique de zoning du littoral? Faut-il privatiser les plages devant certains hôtels?

Le sens intelligent du devoir

 

Ce sont là autant d'idées émises, de réflexions faites, de solutions évoquées et de propositions avancées. Il est vital de réfléchir sur les solutions aux conflits potentiels que recèlent les dynamiques actuelles et à venir sur le littoral. Des solutions existent. Tout est une question de gestion, de volonté et de bon sens. Beaucoup d'écoute et une dose de flexibilité sont nécessaires pour les trouver dans le consensus à travers un vrai dialogue dépourvu d'aprioris de toutes sortes. Ne faisons pas de la question du littoral une guerre des plages. Inévitablement, on se trouvera dans la phase de confrontation des principes dans ce qu'ils ont d'absolu aux réalités concrètes. Pour pouvoir négocier cette phase en conciliant le niveau des principes à celui des réalités, la flexibilité et le réalisme sont indispensables. Evitons de tout voir en noir ou blanc.
 
Dans la conjoncture actuelle le pays ne peut se permettre le luxe de jouer avec l'avenir de l'industrie hôtelière et touristique. Déjà le malaise sur le littoral a commencé à provoquer de sérieuses appréhensions sur les marchés touristiques. Si on persiste à ignorer une donnée essentielle dans la résolution de l'équation du littoral qui est le besoin d'espaces loisirs des Mauriciens, le réveil risque d'être fatal. Toutes les parties concernées ont leur rôle à jouer, à commencer par l'Etat, dans la recherche des solutions. L'heure n'est certainement pas à la provocation. Tout doit être mis en oeuvre pour enrayer la dynamique qui est en train de transformer le littoral en une foire d'empoigne. Aux ministères concernés de prendre les initiatives pour convoquer les assises du littoral en vue d'enclencher une autre dynamique qui soit juste et efficace. Vivement le sens intelligent du devoir et de la responsabilité.
 
Malenn Oodiah
(12 juillet 1998)