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De Diego Garcia à Agalega

31 août 2021, 14:28

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L’onde de choc provoquée par la débâcle américaine et l’arrivée au pouvoir des talibans en Afghanistan, ces jours-ci, va arriver inévitablement jusqu’aux rivages des îles de l’océan Indien, de Diego Garcia à Agalega. Les stratèges militaires américains et indiens sont en émoi devant ce bouleversement de l’échiquier géopolitique mondial. Les États-Unis voient la Chine, leur ennemi juré, recevoir avec une joie mal contenue les nouveaux maîtres de Kaboul ; l’Inde, qui a soutenu massivement l’ancien régime, se méfie vivement de ces talibans si proches du Pakistan, le rival de toujours. L’enjeu est très large. Nous sommes concernés. 

Et on comprend mieux pourquoi un si petit pays comme Maurice (et ses dépendances) suscite autant l’intérêt et la convoitise des grandes puissances économiques et militaires.

Dans les années 60 et 70, au temps de la guerre froide, ce sont les Américains et les Soviétiques, puissances rivales d’alors, qui cherchaient à s’attirer les bonnes grâces des dirigeants mauriciens. 

Aujourd’hui, ce sont les deux puissances émergentes, l’Inde et la Chine, qui font assaut d’amabilités et de générosités à l’égard de Maurice même si Port-Louis n’a jamais caché sa nette préférence pour Delhi en raison des liens historiques et culturels qui lient les deux pays.

La diplomatie des faveurs 

Une récente illustration de cette diplomatie de séduction est celle des accords commerciaux favorables au pays consentis par chacun de ces deux pays. En l’occurrence, fait rare, la Chine a réussi à damer le pion à l’Inde en signant, le premier, un accord de libre-échange avec Maurice, premier pays africain à qui Beijing offre des privilèges commerciaux. Ils ont été accordés pour un large éventail de domaines depuis le 1er janvier 2021. 

L’Inde ne pouvait être en reste même si elle a longtemps traîné les pieds. Dans le mois qui ont suivi l’accord sino-mauricien, le conseil des ministres indien a approuvé le Comprehensive Economic Cooperation Partership Agreement (CECPA) en négociation depuis plus d’une décennie et qui accorde également à Maurice des avantages significatifs sur le marché indien des biens et des services. 

La raison de cette diplomatie de faveurs de la part de ces deux puissances se trouve essentiellement dans la situation géostratégique de Maurice, de son port, et de ses dépendances sur l’une des plus importantes voies de navigation commerciale au monde. Mais cette situation ne sera pas sans risques pour Maurice ; elle devra marcher sur la corde raide dans ses rapports futurs avec l’une et l’autre puissance au moment où la tension monte entre les deux rivaux, ravivée maintenant par le chaos afghan. 

Pas plus tard qu’au cours du mois de mars, à l’occasion de la conférence dite des «deux sessions», à Beijing, le président Xi Jinping a été sans équivoque. John Carter du South China Morning Post rapporte que le président Xi – je cite – «called on the People’s Liberation Army to be ready to fight at any time given an increasingly uncertain environment». À la suite de quoi, même en ces temps de crise économique, le budget de l’armée chinoise a été augmenté. Cette course aux armements n’est aucunement freinée par la pandémie. La Chine a mis en service, à la fin du mois d’avril, trois grands navires de combat, dont un sous-marin nucléaire lanceur d’engins. Ce qui a fait dire aux spécialistes que la Chine est désormais capable de rivaliser avec n’importe quelle marine du monde. C’est ce qui affole les Indiens, d’autant plus que Beijing est désormais capable, pour la première fois, de déployer des groupes aéronavals dans l’océan Indien. 

Du coup, le centre de gravité de la géopolitique mondiale s’est déplacé du théâtre euro-atlantique à l’aire Asie-Pacifique et océan Indien. Les raisons de ce déplacement sont nombreuses et ses conséquences plus encore. On peut les recenser ainsi brièvement :

Le nouveau coeur du monde 

La première est que l’océan Indien a émergé comme une route commerciale capitale et un conduit indispensable du pétrole mais il reste une région très agitée au plan politique. Plus de la moitié de la production quotidienne globale de pétrole est transportée par des tankers sur ses routes maritimes. Plus de 80 % du commerce maritime mondial du pétrole passent par ses trois goulots d’étranglement stratégiques que sont le Détroit de Hormuz, le Détroit de Malacca, et Bab-el-Mandeb. 

L’Inde et la Chine sont totalement dépendantes du pétrole qui transite par cette voie : c’est près de 90 % du pétrole que l’Inde importe du Golfe persique mais aussi de l’Iran, de la Birmanie, même du Soudan et du Nigeria, et la Chine importe pratiquement le même volume. Les prévisions sont que les deux puissances, en particulier l’Inde, qui rattrapait son retard économique avant la pandémie, seront encore plus dépendantes de ces routes lors de la reprise. Ce qui a fait dire au professeur Jun Arima, de la Graduate School of Public Policy de Tokyo qu’en termes de commerce international de l’énergie, «the Indian Ocean is the world’s most important route way». Il est estimé que l00 000 navires et près de 50 % des conteneurs transitent par la région sur des routes maritimes très congestionnées. Il constate que les pays importateurs de pétrole sont «increasingly worried about potential threats and disputes of Sea Lanes». 

Au-delà du pétrole, l’océan Indien est aussi la route qui relie les producteurs est-asiatiques aux marchés d’Europe, de l’Afrique et du Golfe persique. De plus, il est bordé par une trentaine de pays riches en ressources naturelles convoitées par les grands pays industrialisés : ces pays regorgent d’or, de diamant, d’uranium. Ils sont également les principaux producteurs de matières premières industrielles, le fer, le titanium, la bauxite, le cobalt, le nickel, le manganèse… 

Et depuis quelques années, l’importance de l’océan Indien s’est encore accrue avec la pose des câbles sous-marins qui assurent la communication entre l’océan Indien, l’Asie, l’Afrique et l’Europe, y compris le nouveau câble de fibre optique, METISS, projet initié par la Commission de l’océan Indien, qui relie Maurice, l’île de la Réunion et Madagascar à la bande passante internationale en Afrique du Sud. 

La conjugaison de tous ces facteurs, et les enjeux de sécurité maritime et de liberté de navigation qu’ils posent, est une source de grande inquiétude pour l’Inde, la principale puissance régionale.

Les craintes de l’Inde 

Plus encore que les craintes provoquées par la piraterie ou le terrorisme, les inquiétudes de Delhi se sont aiguisées par ce qu’elle considère être une «intrusion» dans son back water par une marine chinoise, considérée aujourd’hui comme la plus importante du monde. 

Deux chercheurs indiens, Vijay Sakhuja et Madhumita, dans une étude de la Quadripartite Commission on the Indian Ocean Regional Security, écrivent : «The forays of Chinese submarines in the Indian Ocean have caused anxiety in New Delhi and Chinese naval presence in support of Sea Lanes of Navigation would further add to India’s concerns.» Les stratèges indiens estiment que cette montée simultanée de l’Inde et de la Chine fait que «l’océan Indien est le lieu où des luttes globales vont se tenir au 21e siècle». Ils prédisent que l’océan Indien sera un pivot au plan géopolitique, «l’océan de la destinée au 21e siècle» ou «A Sea of Uncertainty». Désormais, tous estiment que l’océan Indien a le potentiel de devenir le théâtre d’un conflit entre grandes puissances. 

Pour faire face à une «menace» chinoise qu’elle prend très au sérieux, l’Inde a décidé d’abandonner totalement sa posture historique de chantre du non-alignement, chère à Nehru et à Indira Gandhi, pour intégrer le camp américain. Après quelques hésitations, elle s’est résolue à une alliance militaire avec les États-Unis pour bénéficier notamment de la protection offerte par la base aéronavale de Diego Garcia. La marine indienne a même finalement accepté de conduire des exercices militaires conjoints de surveillance des mers avec la marine américaine. 

Les militaires indiens font valoir qu’une disruption du trafic dans l’océan Indien, pour quelque raison que ce soit – une instabilité politique, un conflit armé, un blocus, une attaque de pirates, un acte terroriste – aurait des conséquences désastreuses pour l’économie indienne mais aussi pour de nombreux pays dépendants de la route maritime de l’océan Indien pour leurs importations de pétrole. Les craintes d’une crise sont si vives que et l’Inde et la Chine sont engagées dans une course à la constitution de stocks stratégiques de pétrole. L’Inde vient de compléter la première phase de son programme de Strategic Petroleum Reserve. Comme la Chine, elle vise à constituer un stock représentant 90 jours de consommation. 

Jusqu’ici, l’Inde considérait l’océan Indien comme «l’océan de l’Inde» et sa prééminence n’était aucunement contestée. Depuis des décennies, elle se considérait comme le security provider naturel des pays de la région. Mais l’arrivée de la marine chinoise change la donne. 

Dès lors, on peut comprendre pourquoi la sécurité de navigation, la protection des Sea Lines of Communication (SLOC), les lignes de communication maritime, apparaissent vitales à toutes les nations qui fréquentent les routes maritimes de l’océan Indien. Les Occidentaux, comme les Indiens et les Chinois sont unanimes : la région a désormais une très grande importance stratégique au plan sécuritaire, commercial et énergétique. La croissance économique mondiale est largement dépendante de l’accès continu aux ressources naturelles se trouvant dans les pays de l’océan Indien et de la liberté de navigation commerciale.

«La menace» chinoise 

C’est dans ce contexte qu’il importe de placer les manoeuvres des puissances maritimes visant à se ménager des facilités portuaires, ou mieux encore des bases navales, dans les pays stratégiquement bien situés pour sécuriser leurs activités commerciales maritimes et l’accès aux ressources. 

Face aux risques engendrés par ce nouvel environnement, les Indiens déploient une nouvelle stratégie à plusieurs volets : D’une part, nous l’avons vu, l’Inde s’est rapprochée des États-Unis, l’adversaire le plus acharné des Chinois. Ce approchement permet à la marine indienne de profiter des installations de la base anglo-américaine dans le cadre d’un accord de soutien logistique malgré son opposition déclarée, mais de moins en moins vocale, à l’occupation anglo-américaine de l’archipel revendiqué par Maurice. Dans une analyse de ce rapprochement militaire, les chercheurs Rajeshwari Pillai Rajagopalan et Arka Biswas de l’Observer Research Foundation, écrivent : «The rising meeting of minds between India and the US led to greater cooperation, particularly between their navies…»

Rôle pivot de Diego Garcia 

Ce partenariat indo-américain est aussi le fruit de la nouvelle stratégie de défense de Washington centrée sur Diego Garcia mais s’appuyant sur un certain nombre de «noeuds» pour constituer un réseau régional de sécurité maritime. L’Inde est devenue ainsi le principal partenaire régional des États-Unis pour la surveillance des mers. 

C’est dans le contexte nouveau de cette géopolitique de l’océan Indien, et de la stratégie maritime des États-Unis, qu’il faut situer le rôle de la base aéronavale de Diego Garcia, devenue la plus importante base américaine au monde. Au départ un «centre de communications», dont la construction a commencé en 1971, Diego Garcia est aujourd’hui une base navale à part entière en soutien à la marine américaine, offrant de grandes facilités de mouillage à divers types de bâtiments de guerre, notamment des sous-marins d’attaque rapide, des navires prépositionnés des corps de marines et leurs munitions. L’île est dotée d’une piste d’atterrissage permettant de recevoir des bombardiers de longue portée. Elle est aussi utilisée pour le stockage de fioul pour une brigade amphibie mécanisée, et pour l’entreposage de tanks, de véhicules blindés légers, de pièces de rechange. Plusieurs millions de dollars ont été investis ces dernières années dans des équipements militaires stationnés sur l’île. Et Diego Garcia, plus encore qu’hier, la pièce centrale de la projection de la puissance militaire américaine dans l’ensemble de la région. Andrew Erikson, un professeur américain de stratégie, écrit à ce propos – je cite – : «The island’s isolated location, on the sovereign territory of a close ally, reduces the facility’s vulnerability to terrorist attacks and discord with the local population, which periodically plague many overseas bases.» 

Ce propos a été écrit avant la série de revers politiques et diplomatiques enregistrés par le close ally devant différentes instances des Nations unies mais il réitère les justifications des Britanniques à la poursuite de leur occupation. Il faut s’attendre à ce que Britanniques et Américains continueront à résister à tout changement malgré les pressions onusiennes, et même les humiliations comme celles entourant le récent refus de l’Union postale universelle de reconnaître les timbres émis par le British Indian Ocean Territory contesté. Les Américains affirment que la base leur est aujourd’hui plus utile que jamais. Les Britanniques, le close ally, continuent de les rassurer : ils affirment qu’ils ne cèderont pas sur la question de la souveraineté malgré les condamnations des instances des Nations unies. Dès les années soixante déjà, Londres s’était fait une raison ; les Britanniques savaient que l’excision de l’archipel, en contravention des résolutions des Nations unies, allaient leur attirer de violentes critiques, mais ils s’étaient déclarés prêts à y faire face politiquement. 

Dans un très récent document, le gouvernement de Boris Johnson vient de réaffirmer son soutien indéfectible à son allié américain en matière de defense, précisant que des forces armées britanniques maintiendront «a permanent presence in the Falkland Islands, Ascencion Island and the British Indian Ocean Territory». Seuls les naïfs, ils sont assez nombreux, croient encore à un possible retour de Diego Garcia à la souveraineté mauricienne. 

Il faut se rendre à l’évidence : l’objectif des Américains à partir de Diego Garcia est de pouvoir projeter leur puissance sur l’ensemble des pays du littoral de l’océan Indien et de répondre dans un délai très rapide à toute situation de crise menaçant leurs intérêts et ceux des Occidentaux ou de leurs alliés.

L’Inde alliée des États-Unis 

La stratégie de Washington est aussi de s’appuyer sur ses alliés dans la région. L’allié de préférence est désormais l’Inde, au détriment du Pakistan, jugé instable et peu fiable, moins encore aujourd’hui alors que les Talibans, une construction pakistanaise, s’installent à Kaboul. 

Cette stratégie américaine est ancienne. Depuis plusieurs années, et sous différentes administrations, les États-Unis ont cherché à intégrer l’Inde à leur diplomatie de réseaux, en soutenant son ambition d’être reconnue comme une puissance militaire. C’est ce qui a incité Washington à financer les plans de modernisation de la marine indienne. 

L’Inde, elle-même, a investi plusieurs milliards de dollars ces dernières années pour construire la quatrième plus grosse armée du monde. Elle continue de s’équiper, elle construit une flotte destinée à la South China Sea, elle vise à produire des missiles balistiques de diverses portées, dont des missiles d’une portée de 5 000 kilomètres capables de frapper des cibles chinoises, d’autres, de plus grande portée encore, capables d’atteindre l’Europe et les États-Unis. Elle a acheté des armes à la France, des Rafales dont l’Indian Air Force a demandé, l’année dernière, une accélération des livraisons sur fond de vive tension avec la Chine à la frontière, dans les Himalayas. Des commandes de sous-marins Scorpène ont également été placées. 

Les Américains ont poussé à cette montée en puissance de la marine indienne pour la rendre apte à patrouiller non seulement l’océan Indien, mais aussi la zone indo-pacifique et la Mer de Chine méridionale en collaboration avec la France qui possède des territoires dans le Pacifique. Deux bâtiments de la marine française ont récemment croisé en mer de Chine méridionale. Cette stratégie continue d’alimenter une tension dans la région sur fond de revendications territoriales chinoises. 

La montée militaire de l’Inde s’est traduite par un large éventail accords militaires avec les États-Unis dont le Logistics Exchange Memorundum of Agreement, signé en août 2016, qui prévoit «access to designated military facilities on either side for refuelling and replenishment». Un autre accord, qualifié d’«historique et sans précédent», visant à faciliter le développement du programme nucléaire indien, avait été signé quelques années plus tôt. L’Inde vise à produire 50 % de l’énergie dont elle a besoin grâce au nucléaire. La stratégie américaine est d’aider l’Inde à devenir «a major world power in the twenty-first century…» 

Cet objectif a été constamment entretenu par les présidents américains, depuis George W. Bush, qui avait signé l’US-India Peaceful Nuclear Cooperation Bill en 2006, en passant par Obama, avec qui l’Inde avait signé un contrat de $2,1 milliards pour l’achat d’avions de reconnaissance et d’observation à long rayon et d’avions de guerre anti-sous-marine. 

La nouvelle administration Biden a annoncé qu’elle souhaite approfondir les accords de défense avec l’Inde. Le nouveau président a réaffirmé la détermination des États-Unis à contrer la Chine en s’appuyant sur ses alliés au premier rang desquels, il place l’Inde. Dans un discours de politique étrangère prononcé au département d’État en février, le président Biden déclarait : «Nous allons rétablir nos alliances et nous engager à nouveau dans le monde, non pas pour relever les défis d’hier, mais ceux d’aujourd’hui et de demain. Le leadership américain doit répondre à ce nouveau moment de progression de l’autoritarisme, notamment aux ambitions croissantes de la Chine de rivaliser avec les États-Unis…» Biden est sans doute le plus indianophile des dirigeants américains. Président du comité sénatorial des Affaires étrangères, il prédisait déjà que les États-Unis et l’Inde deviendraient les deux nations les plus proches dans le monde. 

Le Dr David A. Robinson, un Australien, professeur d’histoire et de sciences politiques, a expliqué ce rapprochement : «Both nations agree that it serves neither US nor Indian interests for a powerful authoritarian China to dominate the Asian landmass or for radical Islamic forces to wage wars that threaten the security of both states…» Au point que le Pentagone a modifié le nom de son commandement du Pacifique, l’USPACOM en INDOPACOM, démontrant, ce faisant, que l’Indopacifique est davantage aujourd’hui un concept stratégique plutôt qu’une zone géographique.

Les ambitions indiennes

L’Inde, toutefois, ne veut pas compter que sur les Etats-Unis. Il est probable qu’elle le fera moins encore aujourd’hui que la fiabilité de Washington est sérieusement mise en question suite à son départ chaotique de l’Afghanistan. Delhi cherchait déjà à améliorer, indépendamment, sa capacité de riposte en mer et se pose désormais en puissance maritime autonome, ce qui a commencé à inquiéter son partenaire américain qui vient de le faire savoir en des termes peu diplomatiques. 

A l’occasion du déploiement de la 7e flotte de la marine américaine dans l’océan Indien, au mois d’avril, Washington s’est fait un devoir de préciser que cette opération en faveur de la liberté de navigation s’est déroulée dans la zone exclusive de l’Inde sans chercher son consentement préalable. Les Etats-Unis entendent souligner que l’océan Indien n’est pas l’océan de l’Inde et c’est une manière de prévenir, que «India’s vaulting  ambitions will not go unchecked» souligne K. Bhadrakumar, un stratège indien, ancien diplomate du Foreign Service.  Et d’ajouter que le partenariat avec l’Inde «will not inhibit Washington from poursuit of American interests.» Les stratèges chinois ont été prompts à souligner, qu’en fin de compte, les intérêts divergents de l’Inde et des Etats-Unis seront difficiles à réconcilier malgré leur commune hantise de la puissance chinoise.

Les Indiens le savent, et c’est cette analyse qui explique, notamment, leur investissement dans la construction de facilités aériennes et navales dans l’île d’Agaléga qui reste, toutefois, sous souveraineté mauricienne. Cette démarche s’inscrit dans le cadre d’une stratégie que les Indiens ont élaboré sous l’acronyme SAGAR, pour Security and Growth for all in the Region, et que le président Modi avait dévoilé lors d’un important discours à Maurice, le 12 mars 2015.

Un élément clé de cette stratégie est la volonté de l’Inde d’approfondir les relations économiques et de sécurité, avec les pays de la région, et  en particulier, de renforcer leurs capacités de sécurité maritime. C’est ce qui fonde la justification indienne des facilités militaires développées à Agaléga avec l’accord des autorités mauriciennes. C’est ce qui explique aussi le financement et le contrôle logistique quasi absolu que Delhi exerce sur les Coast Guards mauriciens. 

C’est ce contrôle indien qui a fait capoter, il y a quelques années, un projet chinois de création d’un port de pêche à Bain des Dames qui devait accueillir une centaine de bateaux de pêche chinois chaque année.  Les Indiens considèrent que les bateaux de pêche chinois sont «les yeux et les oreilles» de la marine de guerre chinoise, et ils n’ont pas souhaité les voir à Port Louis. Le gouvernement mauricien a obtempéré.

Depuis longtemps, les Indiens suivent avec inquiétude les percées de la diplomatie chinoise dans les îles du Sud-ouest de l’océan Indien, à Maurice, à Madagascar, aux Seychelles, à La Réunion, aux Maldives. Bien que plutôt rassuré jusqu’ici par leur accord militaire avec les Etats-Unis, ils ont toujours voulu disposer de leurs propres installations.

Avec Agaléga, l’Inde installe effectivement une base militaire sur une île stratégiquement située d’un pays ami, au milieu du Sud-ouest de l’océan Indien, face aux Seychelles au Nord, aux Maldives et à Diégo Garcia à l’Est, et Madagascar et la côte orientale africaine à l’Ouest. 

Les premières négociations entre les deux pays sur ce projet de base, qui ne veut  pas dire son nom, avaient eu lieu en 2015 déjà. Un Memorundum of Understanding intitulé Improvement in Sea and Air Transportation Facilities at Agaléga Island est signé.  Officiellement, il s’agit d’améliorer les conditions de vie «of the local communities and enhance the capabilities of the Mauritius Defense forces in safeguarding their interests in the Outer Island».  Par la suite un accord, le Bilateral Security Maritime Agreement, est signé en 2017 lors d’une visite du Premier ministre Pravind Jugnauth en Inde. Les détails techniques de l’accord sont toujours secrets mais des fuites dans la presse indienne ont levé le voile sur le projet : Le gouvernement mauricien a bien autorisé l’Inde à construire ni plus ni moins des facilités militaires dans l’île du Nord, l’extension d’une piste d’atterrissage bien au-delà des besoins de la connectivité inter îles. Des infrastructures portuaires susceptibles d’être utilisées par l’armée indienne sont également en construction.

Des images satellitaires, datant du début du mois de mars, montrent clairement l’envergure des travaux en cours. La nouvelle piste d’atterrissage, longue de 3 000 mètres, sera en mesure de recevoir les nouveaux avions de patrouille maritime, les Boeing P-81ainsi que des avions B-737-900 et des Airbus 321. La base comptera également un centre de communications et un transponder, système capable d’identifier des navires. La base est destinée à devenir un dispositif clé de la stratégie militaire indienne dans cette partie de l’océan Indien.  Samuel Bashfield révèle dans the interpreter, une publication du Lowry Institute en Australie, que les travaux coûteront $87 millions et ne sont pas «sans rappeler les facilités que les autres nations opèrent comme la base anglo-américaine de Diégo Garcia». C’est dire, même si Agaléga est sans comme mesure avec Diégo Garcia en termes d’équipements militaires. Bashfield cite, néanmoins, un expert naval qui estime qu’avec Agaléga comme point de départ, l’Inde se donne les moyens de renforcer significativement ses efforts de reconnaissance maritime dans l’Ouest de l’océan Indien. Outre la construction des infrastructures, il est question maintenant de stocker des équipements militaires sur l’île ; c’est qu’affirme Nitin A. Gokhale, éminent journaliste indien, dans son très documenté «Securing India the Modi Way».

Brahma Chellaney, un expert indien sur les questions de sécurité a concédé, de son côté que Agaléga sera utilisée par Delhi comme un «logistic hub» pour «sustain naval operations in the south-west indian ocean». Il décrit la Chine «comme un outside power» dont la présence dans «India’s maritime backyard» est vue comme une provocation non seulement par l’Inde mais aussi par  les Etats-Unis, la Grande Bretagne et la France.

Si l’Inde a accéléré finalement la construction de la base d’Agaléga c’est suite à l’échec de son projet de base aux Seychelles. Agaléga est la réponse indienne à la présence renforcée de la marine chinoise et à la construction de la première base extérieure de la Chine à Djibouti au coût de $400 millions.

L’epouvantail chinois

Pour assurer sa prééminence, et contrer la Chine sur l’ensemble de l’océan Indien, l’Inde a également développé les infrastructures des îles indiennes d’Andaman dans le Nord-Est de l’océan Indien où des forces militaires additionnelles ont été stationnées suite à ce que les Indiens dénoncent comme des «manœuvres agressives et expansionnistes» de la Chine.

Si le vocabulaire diplomatique indien évoque surtout le besoin de sécuriser les voies de navigation, chacun comprend qu’au fait la marine indienne s’organise face à la montée en puissance militaire de la marine chinoise. 

L’Inde voit avec la plus grande méfiance l’expansion de l’influence chinoise, qui a été réalisée notamment grâce à l’ambitieux projet de la Route de la Soie et son corollaire la stratégie du «Collier de Perles». Si la Route de la Soie est clairement un programme de développement économique et de promotion du commerce international, le «Collier de Perles» est un concept de sécurité militaire. Les «Perles» sont les points d’appui de la marine de guerre chinoise. La stratégie de Beijing consiste à construire, à louer, à acheter éventuellement des infrastructures portuaires et aériennes.

Les Chinois s’estiment en droit de protéger leurs intérêts commerciaux le long de leurs voix d’approvisionnement maritimes. En premier lieu en Mer de Chine méridionale où transitent 80% de leurs importations énergétiques et où des conflits territoriaux perdurent. Mais aussi dans l’océan Indien où naviguent leurs navires cargo. Le Colonel Zhou Bo, directeur du Center for Security Cooperation au ministère chinois de la Défense, justifie l’activisme de la marine chinoise. Il explique :  «As the largest trading nation in the world, maritime security in the Indo-Pacific cannot be more important for China. The Chinese navy has to protect its overseas interest such as the safety of personnel and security of property and investment».

La tension avec l’Inde s’est aussi avivée depuis la création d’une route sur le corridor entre la Chine et le Pakistan qui passe par le Cachemire que se disputent l’Inde et le Pakistan. Cette route financée massivement par la Chine doit permettre à ses exportateurs d’acheminer directement leurs marchandises jusqu’à l’océan Indien par le port pakistanais de Gwadar, également financé par la Chine, et qui est désormais une enclave chinoise. 

A Gwadar, s’ajoute  une autre «perle» : la base chinoise de Djibouti. 

Toutefois,  Beijing  en a perdu une : les Maldives où Chinois et Indiens jouent aux échecs. Les Maldives ont d’abord bénéficié de généreux financements chinois pendant plusieurs années dont la construction du premier pont interinsulaire de l’île et divers autres projets d’infrastructure. Suite à la visite du président Xi Jinping, en 2014, l’on a parlé d’un projet de construction d’un port dans l’île de Gaadhoo et d’une Station d’observation à Makunnudhoo proche de l’Inde au nord. Ces projets sont maintenant gelés, car à la faveur d’un changement politique, avec l’arrivée au pouvoir à Malé du pro-indien Ibrahim Mohamed Soilih, l’Inde a repris pieds dans l’île et c’est elle qui finance désormais les projets d’infrastructure maldiviens dont un radar de surveillance maritime. Pour contrer les Chinois, le financement global de l’Inde est passé à deux milliards de dollars, dont une aide récente de $250 millions pour aider les Maldiviens à lutter contre la Covid 19 et surmonter le choc économique provoqué par la baisse des arrivées touristiques.

En revanche, l’Inde a perdu une manche aux Seychelles où le projet de construction d’une base au coût de $500 millions sur l’île de l’Assomption, agréé par l’ancien président Faure a été abandonné par le nouveau président Ramkelawan, hostile à la présence de bases militaires sur le territoire seychellois.

 Ces «perles», dans le cadre de l’ambitieux programme de la Route Maritime de la Soie, au Pakistan, au Sri Lanka, au Bangladesh, à Djibouti, au Myanmar font dire aux Indiens qu’il existe une volonté chinoise de les «encercler». Ils ne sont pas convaincus de la portée essentiellement économique et commerciale de la stratégie chinoise, et ils estiment que la Chine a un agenda caché. 

Beijing, de son côté, estime que le politique des pays comme les Etats-Unis, le Japon, l’Australie et leurs alliés visent, pareillement à un «containment» de la Chine. C’est la thèse du professeur Sun Yang, directeur exécutif de l’Institute for World Watch de Beijing.

La Chine affirme que les ports financés par la Chine ne sont que des «sea posts» qui assurent la sécurité de la navigation. Mais la méfiance indienne reste forte. Nilanthi Samaranayake, experte de l’océan Indien au Center of Naval Analyses de Washington, note : «The hidden agenda of Chinese strategic and military interests cannot be overlooked while it tries to project the economic cooperation model through these connectivity projects. At a strategic level this could be viewed as Chinese power projection in the region. This could result in the maritime arms race in the region. At the tactical level, Chinese could use their naval presence to gather intelligence. Chinese access to various ports could be used by them in times of military confrontation.»

La strategie indienne

Pour contrer cette «menace», l’Inde a déployé une quadruple réponse :

  1. d’abord l’accord militaire et de coopération logistique avec les Etats-Unis ;
  2. un  même type d’accord avec La France, donnant à la marine indienne un accès aux bases françaises, notamment celles de la Pointe des Galets à La Réunion et celle  de Djibouti ; des patrouilles conjointes des armées de l’air, à partir de La Réunion ; un accord de vente d’armes qui a permis à la marine indienne de mettre en service, au mois de mars,  son troisième sous-marin polyvalent P-75 Scorpene, disposant de tubes de lancement d’armes et de torpilles, de missiles et de mines,  un sous-marin entièrement fabriqué en Inde en partenariat avec la France ; six sous-marins Scorpene seront éventuellement en service destinés en temps de guerre à bloquer les bases pakistanaises et à torpiller les navires ennemis;  
  3. un investissement de $500 millions  dans le port de Chabahar, en Iran, situé près du port  chinois de Gwadar au Pakistan, officiellement pour améliorer la connectivité commerciale avec l’Iran et l’Afghanistan et les pays de l’Asie centrale ; 
  4. et l’accord secret avec Port Louis pour la construction de la  base militaire d’Agaléga. 

Ainsi de quelle direction que l’on se tourne dans le vaste océan Indien, le temps est à la militarisation, à la floraison de bases, aux alliances militaires, et au déploiement d’armes et de munitions. Il convient dès lors de prendre la mesure des forces militaires qui sont aux portes de Maurice, chez nous-mêmes, et des risques que le pays pourrait prendre par méconnaissance de ces enjeux. 

Ce built-up militaire, dans les eaux de l’océan Indien, largement ignoré à Maurice, appelle à un profond réexamen de notre positionnement diplomatique face à ces nouveaux enjeux. La présence d’une base militaire étrangère sur le territoire mauricien, n’est pas sans conséquences ni sans risques. 

Il est vrai qu’une confrontation entre l’'Inde et la Chine dans le Sud-ouest de l’océan Indien n’est pas une fatalité même si  les risques d’une crise entre les Etats-Unis et la Chine sont considérés comme suffisamment sérieux pour avoir incité les deux puissances, soucieuses d’éviter une confrontation, en mer ou dans les airs, à mettre en place un mécanisme de consultation face à des «situations dangereuses».

Pour la première fois depuis 1975, le sang a coulé à la frontière indochinoise, dans la vallée de Galwan. Suite à des accrochages brutaux avec l’armée chinoise, le 15 juin, au moins 20 soldats indiens ont péri. Analysant les causes de cet affrontement, The Economist du 20 juin écrivait : «China may also see an interest in teaching India that, should it continue to flirt with closer ties to America, it will pay a price.»

Nous voilà averti :  Nous vivons dangereusement !