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Maurice premier pays au monde

3 mai 2021, 17:00

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lexpress.mu | Toute l'actualité de l'île Maurice en temps réel.

«L’express» a recherché l’éclairage du juriste spécialisé en droit constitutionnel, Milan Meetarbhan, pour décrypter le «Consultation Paper» de l’ICTA qui, sous le couvert de vouloir contrôler les abus des internautes, pourrait violer à la fois la Constitution et le droit international. Entretien.

L’«Information and Communication Technologies Authority» (ICTA) a publié un «Consultation Paper» proposant des modifications à la loi afin de renforcer le contrôle sur les réseaux sociaux. Quel est le contrôle qui est proposé et pourquoi ce projet suscite-t-il tant d’inquiétudes ?
Des gouvernements, à travers le monde, ont adopté des mesures afin de responsabiliser les plateformes numériques et de les obliger à retirer de leurs sites les messages qui portent atteinte à la sécurité de l’État, à l’harmonie sociale ou à la réputation des autres. Ce qui est proposé à Maurice c’est que l’État lui-même puisse accéder aux réseaux sociaux et décider, à travers un comité d’éthique, ce qui est «harmful or illegal» et ensuite faire enlever ces messages. Pour le faire, l’État veut pouvoir intercepter tous les messages, les décrypter et les archiver avant de décider s’ils peuvent être réexpédiés. L’ICTA propose que les internautes donnent l’autorisation expresse à l’État d’intercepter leurs messages, les décrypter etc. 

La Constitution mauricienne interdit toute ingérence dans les correspondances échangées entre les citoyens. Donc, en demandant aux internautes de donner leur consentement à cette interception ou, le cas échéant, d’être refusé d’accès aux réseaux sociaux. En exigeant le consentement préalable, le gouvernement contournera la difficulté d’obtenir la majorité requise à l’Assemblée nationale pour faire voter l’amendement constitutionnel nécessaire pour que la nouvelle loi soit valide. 

Évidemment, ces propositions ont créé l’émoi non seulement ici mais également à l’étranger car Maurice deviendrait le premier pays au monde à mettre en place un tel mécanisme et cela pourrait créer un dangereux précédent.

Pourquoi les autorités mauriciennes proposent un tel mécanisme inédit ?
Le document de l’ICTA donne deux raisons pour lesquelles Maurice ne peut faire ce qui a été fait dans un certain nombre de pays, c.-à-d. imposer la responsabilité aux plateformes digitales d’éviter des dérapages. D’abord, selon l’ICTA, ces plateformes n’ont pas de bureau à Maurice qui pourrait réagir promptement et, ensuite, ces plateformes ne disposent pas de logiciel leur permettant d’analyser les messages en créole mauricien. 

Toute justification donnée par des gouvernements pour expliquer l’ingérence dans la vie privée des citoyens et les entorses à leur liberté d’expression pourrait cacher d’autres objectifs inavouables…

…mais l’ICTA propose des mesures de sauvegarde contre tout abus ?
Maurice a connu ces dernières années une perte de confiance vertigineuse dans les institutions dites indépendantes. Est-ce que les Mauriciens pourront faire confiance à un comité d’éthique nommé par l’État pour intercepter les messages, les décrypter et les censurer ? Qu’est-ce qui permettra aux Mauriciens de s’assurer que les informations recueillies par une autorité publique à travers cet exercice ne serviront pas à d’autres fins, comme le «profiling» des compatriotes sur la base de leurs opinions politiques exprimées dans des échanges privés sur les réseaux sociaux.

Ce «profiling» pourrait également permettre un ciblage pour des campagnes électorales ou encore le contrôle de l’accès à des postes dans le secteur public, par exemple. Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont utilisés régulièrement par les jeunes, mais aussi les moins jeunes, pour exprimer leurs opinions et leurs commentaires sur l’actualité. L’accès de la puissance publique à tous ces messages pourrait en fait agir comme un blocage : l’inhibition de la libre expression par crainte des conséquences.

D’autre part, au cas où les institutions mises en place par l’État dans le cadre du mécanisme proposé n’agissent pas de façon indépendante et impartiale, les messages qui critiquent le pouvoir risquent d’être enlevés alors que ceux qui sont dirigés contre l’opposition seront tolérés. Comment prévenir contre les abus d’institutions inféodées au pouvoir politique ? La MBC est régie par une loi qui l’oblige à l’impartialité, pourtant, sa servilité au pouvoir est légion et les sauvegardes légales ne servent à rien.

Quelles pourraient être les sauvegardes contre des abus ?
En règle générale, tout accès des autorités publiques aux données protégées et confidentielles devrait être soumis à un contrôle judiciaire. L’autorité publique doit demander l’autorisation préalable d’un juge qui accordera l’autorisation, s’il est convaincu que la demande est justifiée. Or, en exigeant le consentement préalable des internautes à l’interception de leurs messages, l’État supprime le contrôle judiciaire et propose que l’exécutif soit en mesure de décider ce qui devrait être du ressort des juges. 

En fait, alors qu’aujourd’hui un internaute peut être sanctionné au civil ou au pénal pour tout message qui serait illégal ou diffamatoire, ce qui est proposé par les autorités mauriciennes c’est de pouvoir contrôler en temps réel ce qui circule sur les réseaux sociaux et de censurer ce qu’une institution nommée par le pouvoir politique décide comme étant inacceptable. Même si des messages «illégaux» proviennent d’une petite minorité d’internautes, comme le reconnaît l’ICTA, l’État aura accès aux messages de TOUS les internautes postés sur les réseaux sociaux, au cas où la loi proposée est adoptée.

Que risque l’internaute qui refuse d’accorder son consentement à toute interception de ses messages ?
La réponse est simple. Selon ce qui est proposé par les autorités, il ne pourra plus avoir accès aux réseaux sociaux. Soit il consent soit il en est banni. Alors qu’on évoque de plus en plus, à travers le monde, et le président Joe Biden l’a encore fait la semaine dernière, un accès encore plus large des citoyens au monde numérique, Maurice menace de supprimer l’accès à des réseaux sociaux, à moins que le citoyen ne consente au contrôle du Big Brother.

En fait, ce ne serait pas la première fois que le gouvernement mauricien tente de dissuader les internautes à s’exprimer librement sur les réseaux sociaux. En 2018, la loi a été modifiée afin de créer une nouvelle infraction : «Using telecommunication equipment to send, deliver or show a message which is obscene, indecent, abusive, threatening, false or misleading, which is likely to cause or causes annoyance, humiliation, inconvenience, distress or anxiety to any person.» On sait que des personnes proches du pouvoir se sont plaintes à la police et on connaît la diligence avec laquelle les policiers ont agi dans ces cas contre ceux qui auraient commis ces infractions. Certains internautes ont même dû passer la nuit en cellule rien que pour avoir retransmis une caricature ou une vidéo reçue sur les réseaux sociaux.

Le président de l’ICTA, dérogeant à son obligation de réserve en tant que régulateur, a, en plus d’une occasion, déclaré que des membres de l’opposition qui avaient critiqué l’adoption de la nouvelle loi ont subséquemment fait des dépositions à la police sous la même loi. Il a omis de dire dans combien de ces cas, la police a agi avec diligence et si la suite donnée à ces dépositions est la même que celle accordée aux cas rapportés par des proches du pouvoir.

Quelles sont les répercussions sur le plan mondial des mesures que proposent les autorités mauriciennes ?
Les propositions des autorités mauriciennes concernent non seulement les possibles violations de la Constitution mais, globalement, la protection des droits humains en droit international et aussi la volonté affichée de la communauté internationale de permettre au plus grand nombre de citoyens de participer et de bénéficier pleinement de la révolution digitale.

À un moment ou les ONG travaillant sur les questions de démocratie et de gouvernance s’interrogent sur les velléités autocratiques du gouvernement mauricien, la publication de ce Consultation Document, même si la loi n’est finalement pas adoptée, envoie un autre mauvais signal. Après tout ce qui s’est passé depuis 2015, voilà que Maurice propose des mesures draconiennes qui auront un impact sur le développement de la société numérique dans le pays mais qui risquent également de servir de précédent pour d’autres régimes à travers le monde et accentuer le digital divide. Maurice aurait pu et aurait dû éviter cette bavure qui porte atteinte aux libertés et à l’image de marque du pays.