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La rentrée

14 octobre 2018, 00:10

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Demain, lundi 15 octobre 2068, c’est la rentrée parlementaire. Alexandra Rumjhee, assise à sa table de travail en cette fin de dimanche après-midi, mettait la dernière main à quelques dossiers prioritaires qu’elle avait reçus la veille de sa chef de Cabinet. La Première ministre, tout à coup pensive, repousse sa chaise et se dirige vers les grandes baies vitrées qui surplombent la cité administrative de Wooton. Du 16e étage où elle se trouve, la vue n’était pas si mal. «Cela va être une chaude journée, demain», se dit-elle, un léger sourire aux lèvres. Pas météorologue pour un sou, la Première ministre se demande à quelle sauce l’opposition allait la manger…

Faut dire que pendant les trois semaines qu’ont duré les vacances parlementaires, son propre camp lui a glissé quelques peaux de bananes sous les pieds. Et sa majorité s’est pris un ou deux coups, rapidement montés en neige par une presse vorace de nouveaux scandales. L’opposition n’a pas chômé non plus, ce qui fait que demain, au Parlement, cela allait définitivement barder. Vendredi, lors du Conseil des ministres, elle avait exhorté ses collègues à bien faire leur travail, surtout en répondant aux questions de l’opposition. «Et cela ne va pas être mieux jeudi !» Le Parlement siège, en effet, deux fois la semaine depuis la réforme constitutionnelle de 2029.

Alexandra sait que le leader de l’opposition, Trishan Sadhien, ne va pas lui faire de cadeau. Bien que l’ancien Premier ministre, en parfait gentleman, ne s’est jamais résolu à lui faire des coups bas, préférant adopter une attitude de dialogue et de coopération avec son successeur, la prochaine échéance électorale commence déjà à changer la donne. L’opposition veut retourner au pouvoir, après quatre années de disette. Les élections générales de novembre 2069 ne semblent tout à coup pas si loin que ça. «Humm, zot vrémem deryer laport», se dit Alexandra, le regard perdu dans le vide.

Elle se rappelle qu’elle devait revoir la réponse qu’on lui avait préparée, en kreol morisien, à une question concernant un investisseur brésilien. La Première ministre se faisait un devoir de répondre aux questions parlementaires dans les trois langues autorisées au Parlement. Cela, depuis la réforme de 2029, qui avait aussi vu l’introduction de la représentation proportionnelle, de même que la parité homme-femme dans les 30 circonscriptions du pays, qui comptent chacune deux élus. Depuis le redécoupage des circonscriptions et la fin de la classification communautariste de la population, il s’est produit un assainissement des moeurs électorales. «On a fini par devenir de vrais Mauriciens», se dit Alexandra Rumjhee.

La Première ministre, abandonnant sa rêverie, revient à son bureau. L’élection partielle dans la circonscription no23, Rivière-Noire–Tamarin, dans cinq semaines, était sujet d’inquiétude. Les sondages donnent, à l’unanimité, le gouvernement perdant. Le candidat de la majorité, pourtant bien sous tous les rapports, ne faisait pas le poids face à un vieux briscard de la politique, issu du parti du leader de l’opposition. «Ma majorité ne sera pas menacée, mem si nou perdi», soupire Alexandra, fataliste. Sauf que cela va donner un autre coup de fouet à ses adversaires. Et avec les élections générales «deryer laport»…

D’un geste rageur, la Première ministre referme le dossier qu’elle venait d’étudier. «Cette conne de Soristiana ! Tout est de sa faute !» Sa ministre de l’Énergie avait démissionné deux mois auparavant, sous la pression des médias. Elle s’était retrouvée empêtrée dans un scandale financier et les preuves de corruption se sont accumulées contre elle. La Première ministre avait fini par réclamer sa démission du Parlement, malgré le fait qu’elle voulait éviter une partielle.

Alexandra, qui s’était montré ferme sur ce coup-là, sait que les Mauriciens vont la juger aussi sur sa politique anti-corruption. Il ne s’agissait pas de refaire les mêmes erreurs du passé, quand des chefs de gouvernement avaient les pieds et les mains liés quand il fallait discipliner des collègues gaffeurs, corrompus, violents, indélicats, ou autres joyeusetés de ce genre. «Il faut trancher quand vient le moment», se dit-elle. Même si pour cela, on risque d’y laisser des plumes.

Malgré des lois sévères, malgré des conventions internationales signées avec organisations championnes de la lutte anti-corruption, la tentation de l’argent facile et du matérialisme aigu existe toujours. La Première ministre se dit qu’elle allait devoir bientôt convoquer le bureau politique de son parti, pour commencer à préparer les élections générales. «Surtout après la claque que nous allons nous prendre dans cinq semaines», dit-elle à haute voix. Pensive, elle se verse une rasade de Blue Label, rallume son cigare et lance sa sono d’un geste de la main. Les notes d’un bon vieux séga emplirent son bureau…

Jayen TEEROOVENGADUM