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Léker enn mama

21 mars 2018, 07:28

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Léker enn mama

Depuis le matin, le téléphone n’arrête pas de sonner dans une petite maison à Quatre-Bornes. Des gens appellent de partout pour souhaiter une bonne fête à ma maman qui célèbre, en ce 19 mars, ses 75 ans.

Quand mes frères et moi étions petits, nos journées commençaient selon un même rituel. On se réveillait le matin et en ouvrant les yeux, on criait: «Ma! Ki ou pé fer?» On attendait d’entendre sa voix. Lorsqu’elle répondait «mo pé fer dité» ou «mo pé dres linz», cela nous rassurait de savoir que tout allait bien dans le monde et que nous pouvions dormir encore dix minutes.

De la même manière, à notre retour de l’école, nous nous précipitions directement dans la cuisine pour dire: «Ma! Ki ou pé fer?» Nous avions d’abord besoin de la voir, avant de pouvoir boire du thé et aller jouer. Lorsque je suis parti à l’étranger pour mes études, je téléphonais à la maison et ma première phrase à celui qui décrochait le téléphone était toujours: «Kot mama été?» Et lorsque mes grands frères se sont mariés et sont allés habiter ailleurs, ils passaient régulièrement à la maison et leur première question était aussi toujours: «Kot mama été?»

Quand ma maman avait 9 ans, elle a dû arrêter l’école pour s’occuper de ses frères et soeurs lorsque sa mère est tombée malade et est décédée quelque temps après. Elle a assumé la responsabilité de toutes les tâches ménagères et raconte, qu’une fois, lorsqu’elle n’était qu’une petite fille et faisait la cuisine, elle est allée jouer avec ses frères. Quand elle est revenue, le repas du soir avait complètement brûlé. Plus tard quand son père est arrivé, il est entré dans une colère noire et l’a sévèrement frappée. Toutefois ma maman a courageusement encaissé la punition et ne s’est pas plainte. Plus tard, mon grandpère a eu des remords, et, après cet épisode, lui qui avait la réputation d’avoir un caractère violent, n’a jamais une seule fois élevé la voix contre ma maman, il lui a toujours adressé la parole avec un grand respect et beaucoup de révérence.

Des années plus tard, un jour, alors qu’elle emmenait mon frère aîné à l’école maternelle, ma maman a vu un jeune couple se disputer au coin de la rue. Quelques minutes plus tard, sur le chemin du retour, elle vit le jeune garçon allongé inconscient au bord de la route. Elle comprit tout de suite qu’il avait bu du poison. Tandis que les autres passants restaient là à regarder, ma mère se précipita à la maison et apporta une bouteille de lait pour donner à boire au type dans une tentative désespérée de lui sauver la vie. Malheureusement, le garçon est mort dans ses bras à l’arrivée de l’ambulance. Mais dans sa belle-famille, tout le monde a commencé à respecter cette femme timide qui avait pourtant le courage de faire ce qu’elle pensait devoir faire en tant qu’être humain.

Mon père a quant à lui arrêté l’école alors qu’il n’avait que 7 ans pour aller travailler avec ses parents. Quand il a épousé ma mère, il a senti que, pour la première fois de sa vie, quelqu’un l’appréciait pour ce qu’il était, pas pour son travail. Il a vécu le reste de sa vie avec un sentiment de gratitude vis-à-vis de ma maman et plaisantait souvent en disant qu’il n’avait levé la main qu’une fois sur elle : c’était lui passer une guirlande de fleurs autour du cou et l’épouser. En fait, quand ils étaient ensemble, ils parlaient si bas que même si mes frères et moi étions dans la même pièce, nous ne pouvions entendre ce qu’ils se disaient entre eux. Le jour de la mort de mon père, qui est arrivé de manière tragique, il resta longtemps inconscient et ne réagit que lorsque ma mère l’appela et lui donna du jus à boire. Jusqu’à la toute fin, il a gardé foi en elle et l’a traitée comme la chose la plus précieuse dans sa vie.

Avant cela, au milieu des années 70, le pays traversait une période très difficile et les familles avaient du mal à joindre les deux bouts. À ce moment-là, ma mère a commencé à travailler pour subvenir aux besoins de la famille, même si mon frère n’avait que 8 mois et que j’étais à peine plus âgé. Elle nous emmenait tôt le matin sur son lieu de travail, nous faisait nous asseoir à l’ombre et commençait à laver des linges. Mon frère et moi-même avons littéralement grandi en la regardant laver et repasser des vêtements. Bien vite, elle se retrouva à faire trois boulots par jour et n’avait même pas le temps de s’arrêter pour déjeuner. Son argent couvrait les dépenses du ménage et l’achat de nos livres pour l’école. Elle nous réveillait tôt le matin et nous préparait du Complan et du Sanatogen pour nous encourager à étudier. Un jour, elle a entendu dire que des jeux comme le Scrabble et Mastermind rendaient les enfants intelligents et elle nous les a offerts comme cadeaux pour Noël.

En décembre 1979, après le passage du cyclone Claudette, il y a eu une coupure de courant dans tout le pays et ma mère est allée emprunter une radio à piles à l’un de nos voisins pour que la famille puisse écouter les résultats des examens. C’est là que nous avons appris que mon frère était classé parmi les boursiers. Ce fut un moment de grande joie pour toute la famille, spécialement pour ma mère. La nouvelle s’est vite répandue dans notre localité et les gens ont commencé à ne plus nous voir que comme des petits garçons portant toujours des vêtements trop larges. Mon frère a été admis au collège du St Esprit et, quelques années après, j’ai été admis, et ensuite mon petit frère, au Collège Royal de Curepipe. Mes frères ont réussi dans leur propre domaine, remportant divers autres bourses et prix, à la fois au niveau local et à l’étranger. Ma mère était très probablement la maman la plus fière de toutes lorsque mon jeune frère, le bébé de 8 mois qu’elle emmenait sur son lieu de travail, a remporté les deux premiers prix à la cérémonie des remises des diplômes.

Quelque temps après, un de nos voisins est venu voir ma maman parce que leur bébé était gravement malade. Ils lui ont demandé de devenir la mère spirituelle de l’enfant dans l’espoir qu’il guérisse. Ma mère a été touchée par cette demande et a prié pour l’enfant. Et miraculeusement, la santé du bébé s’est vite améliorée et les parents ont par la suite appris qu’il était même complètement guéri. Depuis ce jour, l’enfant, maintenant un adulte, apporte un cadeau pour maman chaque année le jour de la Fête des mères. Cela, depuis plus de 30 ans.

Un jour, Odile a interviewé ma maman pour l’émission de cuisine KiTiKwi. Après avoir passé tant d’années à cuisiner, ma mère prépare à merveille des plats traditionnels et des achards, et fait probablement le meilleur piment farci au monde. Odile lui a demandé quel était son rêve le plus cher et ma maman a répondu: «Kan mo ti tipti, mo inn bizin aret lékol parski mo mama ti malad. Toultan mo ti anvi ki mo zanfan kapav aprann lir ek ékrir.»

Il y a quelques années, une de nos proches de 94 ans était dans le coma à l’hôpital. Pendant plusieurs jours, elle n’a ni ouvert les yeux ni parlé à personne. Le jour où ma mère est allée la voir, elle a discrètement tendu la main et a tenu celle de ma maman. Tout le monde était surpris. Même dans un état de semi-conscience, elle avait reconnu la voix de ma maman et a tenu à lui dire, en quelque sorte : «Je suis heureuse que tu sois là.»

Ma maman a mené une vie très simple et a connu beaucoup de tragédies et de malheurs, mais elle les a tous surmontés grâce à sa résilience, son courage et son esprit de sacrifice, pour apporter du bonheur autour d’elle. Aujourd’hui, elle s’occupe de ses plantes dans un jardin qu’elle a aménagé toute seule et prend soin de ses nombreux petits-enfants en leur cuisinant de bons petits plats. À leur tour, en rentrant de l’école, ils se précipitent directement dans la cuisine et demandent: «Kot Appaye été?»