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Lor lagar

24 janvier 2018, 09:14

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Lor lagar

C’était un matin comme les autres à la gare de Curepipe. Il faisait froid et il y avait une petite pluie fine qui tombait. Les autobus arrivaient et repartaient bondés, roulant au passage dans les flaques d’eau, et éclaboussaient la petite foule qui attendait. Parmi celle-ci, des collégiens en uniforme qui, comme chaque jour, allaient passer une journée entière au collège dans des robes, des chemises et des chaussettes mouillées.

Lorsque le bus de Rose Hill arriva, il eut une bousculade parmi les gens qui attendaient. Chacun voulait se mettre devant pour pouvoir entrer lorsque la porte de l’autobus ouvrirait. Les hommes, les femmes et les jeunes qui se trouvaient là se pressèrent les uns contre les autres, se donnant des coups de coude, chacun faisant de son mieux pour se faufiler devant. Le bus n’arrivait plus à avancer, le chauffeur donna quelques coups de klaxon pour inviter les gens qui s’étaient mis devant le bus à s’écarter afin qu’il puisse se rapprocher de la plateforme. Finalement, en désespoir de cause, il pressa sur le petit bouton à côté de lui et fit actionner l’ouverture de la porte.

Pendant un moment, personne n’entra dans le bus. Dans leur hâte, les passagers étaient tellement pressés les uns contre les autres qu’ils étaient bloqués. Puis quelqu’un arriva à placer un pied sur la première marche. C’était un jeune plutôt mince. Il envoya son bras en avant pour attraper la rampe à l’intérieur de l’autobus. Puis jouant de son corps, il arriva à libérer ses épaules qui étaient retenues en arrière par trois ou quatre personnes qui se pressaient contre lui. Tirant de toutes ses forces sur la rampe, il parvint à se propulser en avant et se retrouva sur les premières marches de l’autobus.

Le plus dur restait toutefois à faire. Au moment de l’arrivée du bus, il avait astucieusement placé son sac d’école en bandoulière afin de pouvoir utiliser ses deux bras dans la lutte qui s’annonçait. Mais maintenant qu’il avait pu monter sur les marches de l’autobus, il était toujours retenu en arrière par son sac. Pour ne pas se faire étrangler, il ôta la boucle d’autour de son cou et se retourna en direction de la foule. D’autres gens avaient déjà pris place devant la porte et luttaient pour pouvoir entrer. Il vit qu’il risquait à tout moment de perdre son sac. Il tira donc d’un coup sec et fut soulagé de voir le sac venir vers lui. Enfin libre, il monta vite les deux marches pour être le premier à entrer dans le bus. Il était le seul passager pendant quelques secondes encore et avait le loisir de choisir la place qu’il voulait. Il choisit de se placer en quatrième rangée sur la gauche, à côté de la vitre. C’était toujours là qu’il s’asseyait. Les rangées de devant, c’était souvent les dames et les personnes âgées qui y prenaient place. Les hommes prenaient ensuite les rangées juste après, laissant les places de derrière aux collégiens les plus chahuteurs. Ces derniers arrivaient en bande, passant par la porte de derrière, qu’un de leurs amis ouvrait pour eux une fois qu’il arrivait à entrer dans le bus.

L’avantage de s’asseoir près de la vitre, c’était qu’on pouvait admirer un peu le paysage pendant la route. On pouvait aussi facilement tirer sur la sonnette lorsqu’il fallait descendre, sans avoir à demander à un passager de le faire à votre place. Le désavantage c’était qu’en jour de pluie, il y avait souvent des gouttes d’eau qui vous dégoulinaient sur la tête.

Le bus était maintenant pratiquement rempli, mais les gens continuaient à entrer. Quelques passagers à l’avant avaient apporté des grands sacs qu’ils avaient placés à leur pied, ce qui obstruait un peu le passage. L’air à l’intérieur commençait à être étouffé, certains passagers se levèrent pour ouvrir leur fenêtre. Les derniers passagers à entrer comprenaient tour à tour qu’il n’y avait plus de place assise. Certains se retournaient sur leur pas et redescendaient, l’air embêté. Ils allaient devoir attendre l’arrivée du prochain bus dans dix ou quinze minutes et arriveraient au bureau en retard.

D’autres passagers, un peu plus braves, choisissaient de voyager debout. Ils venaient donc se positionner à côté des sièges et attrapaient la barre du haut pour ne pas tomber lorsque le bus se mettrait à rouler. Pendant le trajet ils auront un mal fou à rester accrochés à la barre tout en sortant leur porte-monnaie pour payer le receveur, lui prendre le ticket des mains, sans, en plus, lâcher leur sac. Pour peu qu’une personne sorte un gros billet, elle risquait en plus une petite engueulade de la part du receveur. Si par chance un passager devait descendre en cours de route, ceux debout pouvaient alors se précipiter pour aller prendre la place de libre, écrasant parfois les pieds de quelques passagers dans leur empressement.

Un dernier passager venait d’entrer. C’était une collégienne. On pouvait le deviner à la robe grise et la chemisette blanche qu’elle portait. Elle vit que le bus était déjà rempli, hésita un instant et se décida à venir s’agripper à la barre verticale. Elle semblait avoir toutes les peines du monde à tenir son sac pour sortir son porte-monnaie afin de ne pas avoir à le faire lorsque le bus serait en marche.

Le jeune qui était entré dans le bus en premier la regarda du coin de l’oeil. Il l’avait remarqué parmi la foule lorsqu’ils attendaient dehors sous la petite pluie. Il remarqua maintenant l’effort qu’elle faisait pour ne pas montrer sa gêne. Sans trop savoir pourquoi, il décida de lui céder la place qu’il avait remportée après haute lutte. D’un geste, il indiqua à la dame qui était venue s’asseoir sur le siège à côté de lui d’enlever son sac pour qu’il puisse passer, ce qu’elle fit, non sans laisser échapper un petit grognement. D’un mouvement du regard, le jeune fit savoir à la fille que la place était sienne si elle voulait la prendre. La fille lui fit un signe de gratitude de la tête, se baissa pour prendre son sac et vint occuper la place disponible. Aucun mot ne fut échangé entre eux. Le jeune plaça son sac à lui sur son épaule et attrapa la barre du haut avec sa main gauche. Il regarda droit devant, s’efforçant de ne pas croiser le regard des autres passagers.

Quelques instants après, le receveur monta dans le bus, portant à la main son appareil distributeur de tickets. Dans l’autre main, il tenait une planche en bois rectangulaire sur lequel était fixée une feuille de papier retenue par des élastiques. C’était un formulaire sur lequel il devait noter le numéro du bus, le trajet, l’heure du départ et le nombre de passagers. Il commença à écrire sur la feuille de papier, se retourna vers les passagers, vit que le bus était rempli à ras bord et dit: «Péna plas dibout ladan hein. Tou dibout désann.»

Des gros grognements de frustration se firent entendre. Le receveur dit à nouveau : «Péna dibout ladan hein. Si pa désann, pa pou kapav démaré, pou al gagn problem divan.»

Les passagers comprirent que ce n’était pas la peine de discuter. Résignés, ceux qui avaient des places debout prirent leur sac et se dirigèrent vers la porte. Le jeune garçon fit de même, aidant au passage une petite dame à descendre son sac des marches. Une fois dehors, il élevait les yeux vers le ciel et vit qu’il avait recommencé à pleuvoir. Il marcha quelques pas et se retourna pour jeter un dernier regard sur le bus qui avait maintenant démarré. Il vit la fille à qui il avait cédé sa place le regarder à travers la vitre…