Publicité

Yoan Catherine, chanteur : « Un pays qui méprise ses artistes ne sait plus rêver »

2 mars 2014, 13:49

Par

Partager cet article

Facebook X WhatsApp

Yoan Catherine, chanteur : « Un pays qui méprise ses artistes ne sait plus rêver »

Une photo-polémique en tenue d’Adam, un tube UHU collé en tête des playlists (Marye mwa), un album à la bonne humeur contagieuse. Tout ça grâce à qui ? Tino Rossi. Eh si…  

 
C’est excitant d’exciter un pays ? 
L’affiche ? Ouiii ! Faire la Une des journaux sans être un criminel ou un politicien, c’est rare de nos jours. Je n’ai tué personne, je me suis juste déshabillé. Par contre, j’ai moins bien vécu la colère des gens. Mon but n’était pas de choquer, juste de faire sourire. En même temps, ça permettait de créer un petit buzz autour d’un concert, je trouvais ça original. La nudité est naturelle pour moi, ça ne me pose pas de problème.  
 
Vous allez tenir combien de temps en jean et tee-shirt ? 
(Rire) Attendez, je n’ai pas dit que je vivais nu ! Cette photo, c’était aussi pour affirmer ce que je suis de façon décomplexée. Me mettre à nu au sens figuré. (Sa compagne, assise à ses côtés : « Je n’ai pas vu l’homme nu mais l’homme heureux »). C’est vrai, personne n’a remarqué que j’étais plié de rire. C’est dommage car c’était le but : transmettre ma joie de vivre dans une démarche artistique. 
 
Résultat, vous vous êtes fait rhabiller pour l’hiver, notamment sur les réseaux sociaux… 
Cette levée de boucliers ne m’a étonné qu’à moitié. Je ne suis pas naïf, je connais mon pays et ses tabous. Rappelez-vous d’« Occupe-toi de mes fesses » [Ce slogan d’une marque de couches-culottes avait déclenché une polémique en 2012, ndlr]. Je savais qu’il y aurait des réactions négatives, mais pas à ce point. Je n’imaginais pas qu’une affiche de concert pouvait prendre de telles proportions. A un moment donné, ça m’a dépassé, j’ai eu peur.
 
Quand est-ce que vous avez perdu le contrôle ? 
Jeudi de la semaine dernière. Un journal [Le Défi quotidien, ndlr] a publié la photo en grand sans juger bon de me demander l’autorisation. Elle a fait le tour du Net à une vitesse folle et mes ennuis ont commencé. Yoan nu sur Facebook, déjà, pour ma famille, ça ne passait pas, alors en première page  du journal… Zot tou desan lor mwa, move kalite !
 
Du genre ? 
« Tu as détruit tout ce que tu as construit !» m’a dit mon père fou de colère. Ma mère a failli avoir une attaque, ma grand-mère s’en est mêlée. Au milieu de tout ça, un journaliste m’appelle pour m’annoncer que je vais être arrêté. Moleker enn krem glase, j’ai préparé mes affaires pour me rendre gentiment à la station, mais ma famille me l’a déconseillé. J’ai bien fait de les écouter parce qu’il n’y a jamais eu de warrant, c’était juste une rumeur. Suite à ça, on a décidé, avec le photographe, de retirer la photo de Facebook, histoire de mettre mon entourage à l’abri, et ça s’est enfin calmé. 
 
Pas de plainte pour retrait abusif ? 
Si ! (rire) « Mari kas nisa », ce genre de commentaires. Toute cette histoire fera peut-être un jour une bonne chanson ! 
 
Facebook 1 - Yoan 0 ?
Non, je ne l’ai pas vécu comme une défaite, au contraire, cette histoire m’a fait grandir. J’ai compris pourquoi Maurice était ce qu’elle est : nous sommes un pays conservateur bourré de tabous. On amalgame tout, la nudité, la sexualité. Je comprends mieux pourquoi si peu d’artistes - ou de sportifs - réussissent à percer : dès qu’un jeune sort des sentiers battus, tout le monde panique ! Plus une société a de tabous, plus elle vit comme une agression toute tentative de briser ces tabous. C’est une forme de refoulement, un moyen de ne pas se confronter à ce qui dérange. Un ami musicien, qui a pourtant beaucoup d’humour, n’a subitement plus rit. Il m’a dit qu’il avait trouvé l’affiche « scandaleuse ». « To mont sa oter la, apre to zet twa anba ». Pour lui, j’ai suicidé ma carrière. Totalement disproportionné.
 
Cette histoire en dit long sur l’impact des réseaux sociaux… 
Les réseaux sociaux sont l'expression d'une parole populaire et instantanée, je n’ai rien contre. Après, il y a des gens qui passent leur temps à juger ce qui est recevable ou non. C’est beaucoup d’énergie dépensée pour pas grand-chose, mais c’est comme ça, Moris tini lor palab. Imaginez une île posée sur quatre piliers, non pas en béton, mais en palabres. Si on les retire, tout s’écroule (il mime). 
 
Prochaine étape, un concert en simple appareil ? 
(Sur la défensive) Non, surtout pas ! Mains nues, pieds nus éventuellement, mais pas plus. Quoiqu’avec une guitare en feuille de vigne (rire)… Mieux vaut en rire, non ? Si je redeviens sérieux, je me dis que la liberté d’expression est de plus en plus malmenée à Maurice. Tout est interprété et sur-interprété. Tu peux te présenter avec un drapeau blanc et te prendre un coup de fusil.   
 
Cette expérience va-t-elle vous pousser à être plus consensuel ? 
(Il réfléchit) 
 
Vous allez faire du Alain Ramanisum ? 
Ayo, pa met sa ! Yoan pou rest Yoan.
 
Votre premier album solo (Dime nwa gete) a reçu un accueil chaleureux. Vous le vivez comment ? 
Je n’ai pas eu le temps d’apprécier. Radio, télé, concert, tout s’est enchaîné trop vite pour que je puisse savourer. C’est une sensation étrange, comme si tout était passé à côté de moi.
 
Combien d’albums avez-vous vendu ? 
Apparemment, autour de 2200. C’est pas mal en quatre mois, surtout à l’ère du piratage. Le seul petit bémol, c’est que je suis en train de me faire escroquer. Depuis que le disque est sorti, certaines personnes ont oublié mon numéro de téléphone. Ce n’est pas grave, j’ai mis mes tripes dans cet album, l’argent ne m’intéresse pas. Je me ferai avoir une fois, pas deux.   
 
Comment est né l’album ? 
Après Mulaëo [son premier groupe, ndlr], j’ai formé le Duo Klak avec le musicien Emanuel Desroches, ça marchait bien. Puis Emanuel est parti à l’étranger, mo perdi li net. J’ai décidé d’arrêter la musique et de commencer une vie normale avec un petit travail tranquille. J’ai vite compris que cette vie-là n’était pas faite pour moi. 
 
C’était où, cette vie-là ? 
A l’île aux Cerfs. J’ai tenu six mois. Tous les jours, la musique me démangeait. Plus je repoussais cette envie, plus elle s’imposait à moi. Heureusement, monn gayn enn mari bon patron. Quand je lui ai annoncé que je le quittais pour faire un album, lin dir mwa « ale papa ! ». C’était en juin, l’album est sorti en octobre, après trois semaines d’enregistrement à Rodrigues. J’ai cru que je pouvais gommer la musique de ma vie, mais c’est impossible. Créer me permet d’être bien dans mon corps et dans ma tête, je suis né pour ça, je ne sais rien faire d’autre à part rêver. 
 
De quoi rêvez-vous, pour vous ? 
Pouvoir vivre de ma musique, écrire un livre, devenir papa (« Alala ! » souriant de sa compagne).
 
Sauf exception, il est impossible de vivre de la musique à Maurice… 
Et plus largement d’une pratique artistique, ce qui est intolérable. Nous sommes une petite île mais ce n’est pas une excuse. Le Cap-Vert, avec 500 000 habitants, possède une pépinière d’artistes reconnus dans le monde entier. Notre système de droits d’auteurs ne fonctionne pas. Mon album, on l’entend partout, je n’ai perçu qu’un chèque de Rs 800 de la Masa [la Société des auteurs mauriciens, ndlr]. Le bus, un dholl puri, un Coca, il reste quoi ? Et encore, je m’estime heureux, des artistes vont chercher un chèque de Rs 25. Mais ils croient quoi, qu’on vit en vase clos ? J’ai fait une comparaison avec la Sacem [la Masa française, ndlr], c’est le jour et la nuit. A Maurice, la création est le parent pauvre. On fait tout pour décourager la pratique artistique. Un pays qui méprise à ce point ses artistes est un pays qui ne sait plus rêver. 
 
Faire le pari de vivre de sa musique, finalement, n’est-ce pas plus osé que de poser nu ? 
Surtout quand tu n’as rien en poche ! Mes parents auraient aimé que leur fils fasse des études pou li gayn enn travay kare-kare. Je sais que je les déçois un peu... 
 
Quels sont vos plus lointains souvenirs musicaux ? 
J’ai eu la « chance » d’avoir un grand-père sourd. Le dimanche après la messe - je devais avoir six ou sept ans - il mettait du Tino Rossi à fond, toute la famille en profitait, on n’avait pas le choix ! (Rire) Je me souviens aussi des cassettes de mon père. Il était taxi marron, ses premières courses étaient des musiciens d’hôtels. De temps en temps, il récupérait une cassette, on l’écoutait ensemble. Puis j’ai commencé à prendre des cours de guitare avec un cousin ségatier. J’ai emprunté une vieille guitare Kapok, c’était parti… 
 
Vous appartenez à la « génération 90 ». Comment la qualifierez-vous ? 
La génération du mélange. Dans mon cercle d’amis, toutes les cultures et toutes les religions se côtoient, beaucoup plus qu’à l’époque de mes parents. La prochaine génération, celle de mes enfants, sera encore plus métissée.     
 
Génération « déboussolée », « désenchantée », ce sont des clichés ?
Oui et non. Ce n’est pas tous les jours facile d’avoir 20 ans à l’île Maurice, mais nous ne sommes pas malheureux non plus, il y a pire comme endroit. Le problème de ma génération, c’est qu’elle a un mal fou à se faire entendre. On a une vision de notre avenir, mais on galère pour la concrétiser. On a besoin d’être entendus.  
 
Vos jambes de 24 ans sont-elles faites pour aller au bout du monde ? 
C’est ce que je me dis parfois, aller construire quelque chose ailleurs, mais je ne suis pas sûr que je serais plus heureux. Et puis, essayer d’améliorer les choses ici pour ceux qui viendront après est une idée qui me plaît. 
 
L’homme qui dirige le pays est le même que celui qui le dirigeait quand vous aviez cinq ans. Ça vous inspire quoi ?
Sincèrement, je ne sais pas quoi en penser. La politique ne m’intéresse pas, je ne vote pas.
 
Je vous sens mal à l’aise… 
Je le suis. Tout est interprété de manière raciale dans ce pays, alors je préfère me taire. 
 
Avez-vous des colères, des révoltes ? 
J’ai la colère triste, mo plore. Je ne me sens pas l’âme d’un Che Guevara, non, ce n’est pas moi. La paix, l’amour et la bonne humeur me parlent plus.  
 
Votre album est habité d’une bonne humeur communicative. Il se danse, se vit au corps... 
Je m’adresse autant aux jambes qu’à la tête, en fait. Un même morceau peut faire danser et réfléchir. Sur Kouler, par exemple, le rythme est entraînant et le texte invite les gens à assumer ce qu’ils sont. 
 
Parlez-nous de votre troudeaudoucitude…
(Grand sourire) Mo pei sa ! Trou-d’Eau-Douce m’a fait tout entier. J’y ai ma famille, mes repères, on y parle un créole savoureux, c’est là-bas que je me sens le mieux. 
 
Comment le père de votre compagne entend-t-il Marye mwa ? 
(Sa compagne rit) De façon très joyeuse ! 
 
Où vous voyez-vous dans dix ans ? 
Heureux, en famille… et totalement anonyme. Mais je continuerai à écrire pour moi et mes amis. 
 
 
La liberté d’expression est de plus en plus malmenée à Maurice. Tout est interprété et sur-interprété. Tu peux te présenter avec un drapeau blanc et te prendre un coup de fusil.   
 
Le problème de ma génération, c’est qu’elle a un mal fou à se faire entendre. On a une vision de notre avenir, mais on galère pour la concrétiser. On a besoin d’être entendus.  
 
 
SES DATES
1990. Naissance à Trou-d’Eau-Douce 
2009. Crée le groupe Mulaëo avec trois copains. 
2012. Forme le Duo Klak avec le musicien Emanuel Desroches.
2013. Sortie de Dime nwa gete, son premier album solo