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Marie-Anne Lagane : Rendre leur enfance aux enfants

22 décembre 2013, 12:47

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Marie-Anne Lagane : Rendre leur enfance aux enfants

 

Peu de personnes abandonneraient le confort de leur vie pour se mettre entièrement au service des plus vulnérables. Marie-Anne Lagane l’a pourtant fait. Après 25 ans dans une grosse boîte du privé, elle a démissionné pour «libérer» les enfants de la cité de Rivière-Noire de leurs carcans.
 
DÈS que les enfants de la cité de Rivière-Noire aperçoivent le bout du nez de Marie-Anne Lagane dans la cour de l’église de la localité, ils accourent, même s’ils savent pertinemment qu’il n’y a pas de réunion de Willfly, organisation non-gouvernementale qu’elle a cofondée et qui les encadre en après-midi. S’ils réagissent ainsi, c’est parce qu’elle est leur «bonne fée».
 
Mais avant d’être la «bonne fée» de ces enfants, Marie-Anne Lagane, qui est née à Tamarin et a presque toujours habité l’endroit, était cadre de Select Property, bras immobilier de la firme comptable De Chazal Du Mée (DCDM) et vendait des terrains et des maisons huppées situés dans les premiers morcellements créés dans l’île. Avant cela, elle effectuait des sondages et d’autres recherches pointues dans le département de Marketing et de recherches de DCDM. Des postes très bien rémunérés et qui lui ont permis de s’acheter une belle maison sur la montagne de Rivière-Noire.
 
Mais autant elle est entourée d’amis et mène une vie aisée, autant elle se sent mal à l’aise, «en porte-àfaux». Trois facteurs vont ébranler les certitudes qu’elle avait jusque-là. Les paroles de feu son père Edouard, qui était responsable de la régie des eaux à Tamarin, lui reviennent à l’esprit. Il lui disait toujours d’aller à l’essentiel et au vrai et «que le luxe n’est certainement pas l’essentiel».
 
Vient ensuite son engagement auprès de la Fédération des créoles mauriciens de Jocelyn Grégoire qui est son conseiller spirituel. En allant sur le terrain dans le cadre des évaluations menées par cette fédération, Marie-Anne Lagane réalise qu’elle se méprend sur «cette partie de la population mauricienne que la Constitution appelle population générale. Appellation que je déteste car c’est une atteinte à ma liberté qu’on m’appelle ainsi. Mon engagement au sein de la fédération m’a permis de découvrir les réalités de la communauté créole et le racisme au vu de la perception des Mauriciens à leur propos telle que révélée par nos études. J’ai réalisé que le Créole, qui est à la base catholique, est écrasé entre l’État qui devrait s’occuper de tous ses sujets de façon égale et l’Église et qu’il est resté au fond et qu’on ne le voit jamais briller».
 
Les visites qu’elle effectue dans les cités la bouleversent car elle y découvre une misère humaine terrible n’affectant pas que les Créoles, même s’ils sont en majorité. L’exercice de St.-Ignace qu’elle effectue auprès de la Communauté du Chemin Neuf, mouvement de l’Église catholique dans lequel elle est engagée et qui consiste à se dépouiller de tous ses biens matériels, parachève sa transformation. «J’ai réalisé que j’avais commencé à m’enfermer dans une petite vie de confort. Que je travaillais pour me payer ma maison et mes vêtements de marque. Comment pouvais-je continuer à vivre dans une belle maison alors qu’autour de moi les gens vivaient dans lamisère ? Je me suis rendu compte que je ne voulais plus rendre les gens riches financièrement mais rendre riches les plus pauvres et leur montrer ce qu’il y a de plus beau en eux.»
 
À partir de là, sa marche à suivre devient limpide. Elle démissionne de DCDM où elle a travaillé 25 ans, met sa belle maison sur la montagne en location pour aller louer une toute petite maison à Rivière-Noire et décide de se mettre au service des plus démunis. Sa rencontre avec la Belge Maité Desquennes va affiner et mieux définir son public cible. «Maité venait régulièrement en vacances à Maurice et voulait aider mais ne savait pas comment. De mon côté, je voulais continuer le travail de Jocelyn Grégoire qui met l’accent sur l’éducation des adultes sauf que moi, j’étais plus attirée par les enfants.» Les deux femmes décident de cibler les enfants de la cité de Rivière-Noire.
 
Aidées de travailleuses sociales et de membres de Caritas, elles identifient 114 enfants de six à 12 ans qui sont en situation précaire. Beaucoup viennent de familles brisées et de milieux violents. Marie-Anne Lagane réalise qu’il faut leur donner un espace propre avec des tables et des chaises «loin du bruit, des injures, de la musique à tuetête, des cris et des coups, du jeu, de la drogue et surtout de l’insalubrité». Elle note aussi qu’ils sont réfractaires à toute forme d’autorité, que ce soit de l’instituteur ou du prêtre.
 
Le curé de l’église de Rivière-Noire met à la disposition des deux femmes la salle couverte à côté de l’église et avec les fonds qu’elles recueillent, elles obtiennent des chaises et des tables qu’elles installent là chaque après-midi. Les 114 enfants sont encouragés à s’attabler et y faire leurs devoirs avant qu’un casse-croûte ou un repas chaud ne leur soit servi. Au début, la fixation de Marie-Anne Lagane est de leur donner des cours d’alphabétisation. Elle bute systématiquement contre des refus qui s’accompagnent parfois de gros mots. Or, elle sait qu’ils ont une mémoire qui capte tout, notamment les paroles des ségas. Elle décide d’envoyer l’enfant au langage le plus «fleuri» au tableau et lui demande d’écrire un gros mot. Il le fait avec une facilité déconcertante pour ensuite prendre conscience qu’il sait écrire. «C’était lui le plus surpris au final. Comment le blâmer quand on leur répète qu’ils sont des bons à rien et qu’ils ne réussiront à rien dans la vie ? Mon devoir était de les libérer.»
 
Marie-Anne Lagane décide de faire des bénévoles les encadrer et, de son côté, elle rend visite aux instituteurs de ces enfants pour leur montrer qu’une personne s’intéresse à leurs études. «Ces instituteurs ont réalisé que même s’ils sont dans une école de la Zone d’éducation prioritaire, ils doivent donner des résultats et ont commencé à devenir compétitifs. Cela ne me dérange pas du moment que les enfants en sortent gagnants.» En collaboration avec Caritas, elle dirige aussi ces enfants vers les services publics essentiels que sont l’hôpital, l’ophtalmologue, le dentiste.
 
De méfiants qu’ils étaient au départ, ces enfants commencent à s’ouvrir à elle et ils arrivent à accepter une relation d’adulte à enfant, faite de compréhension, d’affection et d’autorité. Et cet encadrement porte graduellement ses fruits. Au cours de la première année, moins de 20 % de «ses» enfants prenant part à l’examen du Certificate of Primary Education réussissent. La deuxième année, le taux de réussite de «ses» enfants est de 27 %. Parmi ceux-là, il y a Juliana Joseph qui obtient deux A, un B et trois A+. Cette année, le taux de réussite a été de 50 %.
 
«Trois de mes enfants vont reprendre un sujet et je suis plus que sûre qu’ils vont y arriver. Si c’est le cas, notre taux de réussite sera de 60 %. École ZEP ou pas, je veux qu’ils prouvent de quoi ils sont capables, qu’ils aillent au secondaire et réussissent pour ensuite se diriger vers des professions libérales afin qu’ils soient leur propre patron et n’aient pas besoin de pistons pour obtenir un emploi.»
 
Marie-Anne Lagane, qui vient de compléter une formation poussée en allégement de la pauvreté et éradication de l’extrême pauvreté auprès de l’Institut Cardinal Margéot, rêve d’avoir un centre qui soit propre à Willfly. Elle a déjà identifié un local idéal mais elle doit encore convaincre le propriétaire et les bailleurs de fonds. Willfly, qui est enregistrée auprès de la CSR Unit, cherche des instituteurs d’anglais, de français et de mathématiques qui seront rétribués pour encadrer les enfants. Ce qui laissera du temps libre à Marie- Anne Lagane pour préparer les plus grands comme Juliana Joseph à s’occuper des plus petits et lui permettre de porter son attention à d’autres poches de pauvreté, à savoir Coteau-Raffin et Tamarin…
 
«...On leur répète qu'ils sont des bons à rien dans la vie. Mon devoir était de les libérer.»