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L’express en deuil

7 septembre 2013, 12:52

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L’express en deuil

Le Dr Philippe Forget est mort ce lundi 9 septembre emporté par une crise cardiaque. Il a été le rédacteur en chef mythique de l’express jusqu'en 1984.  Pour les 50 ans du quotidien, il avait accepté de nous confier sa vision du monde. Retour sur cette interview en guise d’hommage…

 

Le Dr Philippe Forget n’aimait pas se mettre sous les feux des  projecteurs. Il préférait de loin ses «bouées de sauvetage» : sa famille, ses livres, sa peinture. S’il avait dit oui à cette interview, c’est  grandement en raison du 50e anniversaire de «l’express». Cette interview avait été publiée dans l’express du 30 mai 2013. Une interview en toute intimité, réalisée chez lui, dans son appartement quatrebornais, d’où il observait la société mauricienne, avec la même passion et la même grille critique  (que ce soit envers son pays  qu’envers lui-même) qu’on lui connaît et reconnaît. Voici ses dernières réflexions…

 

Depuis que vous avez quitté «l’express» en 1984, vous avez volontairement choisi de vous mettre en retrait. Pourquoi ?

C’était en effet un choix délibéré, dans la mesure où j’ai juré, quand j’ai quitté l’express, de ne plus travailler pour personne. A la place, je voulais me concentrer sur moi, sur ma famille, sur ma peinture, sur mes livres et mes traductions.

 

Etait-ce un choix facile ?

C’était un déchirement. Mais nous sommes ainsi faits qu’il y a plusieurs parties de nous-même. Et le journalisme qui était ma raison de vivre, je l’ai ôté de ma personne. C’était une déchirure. La bouche refusait le pain.

 

Pourquoi la bouche refusait le pain ?

Parce que la déchirure était telle que c’était vital (…) J’ai essayé d’opérer une cassure absolument nette. Je n’ai pas lu la presse pendant au moins dix ans après mon départ.

 

Et quand vous avez recommencé à lire la presse, quel est le regard que vous portiez sur cette presse mauricienne ?

J’ai constaté, avec admiration, la transformation technologique de l’express opérée par Jean-Claude de l’Estrac. Mais en même temps, je me rattachais à mes bouées de sauvetage, c’est-à-dire pendant très longtemps j’étais littéralement absorbé par la traduction de mes auteurs préférés : Borges en poésie, et Hemingway et Steinbeck en prose. D’autre part, la peinture qui était une manière de vivre avec le pinceau et les retouches…J’avais l’impression de retoucher ma vie.

 

Dans le cadre des célébrations marquant le 50e anniversaire de «l’express», vous êtes revenu aux sources, et vous avez rencontré vos anciens collègues. Comment avez-vous vécu ces moments privilégiés ?

Beaucoup d’émotion devant la rencontre des anciens parce que c’était eux qui formaient une bonne partie de ma vie … (longue pause).

 

Est-ce qu’il y a eu des moments de regret par la suite en regardant la presse ?

Je n’ai pas l’ambition de faire mieux que ce qui est fait actuellement. Il me semble que les temps ont changé. Je ne retrouve pas les situations quelquefois cornéliennes, par exemple, mon attachement initial au Parti travailliste qui m’a formé en politique. Et la déception qui a suivi de voir que nos voies et idées étaient divergentes, cela a été suffisamment net pour que je ne regrette pas.

 

Que le patronyme soit Ramgoolam ou Jugnauth, l’histoire de «l’express» démontre que les dirigeants politiques n’ont jamais fait de cadeaux au journal. Vous-même, vous êtes parti après un sérieux désaccord avec votre «board» par rapport à la position à adopter face au projet de sir Anerood d’aller de l’avant avec son «Newspapers and Periodicals (Amendment) Bill» de triste mémoire….Vous en voulez toujours à Jugnauth ?

Je ne lui en veux pas parce que Jugnauth n’a jamais représenté quoi que ce soit pour moi !

 

Mais vous êtes quand même parti à cause du traitement qu’il voulait infliger à la presse?

Initialement, c’était Jugnauth le déclencheur, mais c’est mon «board» qui m’a profondément déçu en ne me suivant pas dans la lutte pour la liberté de la presse.

 

Ce combat, en 1984, c’était pour l’ensemble de la presse, car «l’express» avait, contrairement à d’autres journaux, les moyens d’aller jusqu’au «Privy Council»…

Exactement.

 

Aujourd’hui quand nous voyons le gouvernement boycotter «l’express» par rapport aux publicités gouvernementales, on ne voit pas la solidarité de la part des autres journaux…

Il y a une part de déception certainement. Mais cette presse-là a toujours représenté des intérêts tellement divergents. NMU, Masson, Duval et Ramlallah n’étaient pas à couteaux tirés mais ils étaient vrais envers leur nature.

 

La solidarité entre titres de presse reste donc une utopie ? On arrivera jamais à tomber d’accord…

On y arrivera un jour quand les choses seront bien comprises. Mais les intérêts politiques, économiques, culturels…Cela me rappelle cette fameuse phrase de Kher Jagatsingh me demandant : «Mauricianisme, ki ete sa bebet la?»

 

Plusieurs critères déterminent si un journal est indépendant…

Il faut faire en sorte que le journal soit le moins dépendant que possible de la publicité gouvernementale… il y a des journaux sans pub. C’est possible, mais cela demande de la part du lecteur un choix. Peut-être que la diversification du groupe La Sentinelle est un des moyens qui apporteraient cette liberté…

 

Mais diversification veut aussi dire dispersion. Aujourd’hui la ligne éditoriale de «l’express», jadis entre les mains d’un rédacteur en chef, se retrouve portée par plusieurs journaux… comment garder cette ligne directrice qu’un journal devrait avoir dans ce monde ?

Je suppose qu’il faut un esprit fort quelque part, qui non pas en impose, mais qui s’impose…Certaines valeurs, comme le mauricianisme, peuvent être des ciments qui consolident l’édifice, même si chacun peut avoir différents points de vue. Il est possible de faire des compositions différentes tendant vers le même but…

 

«Advance» est revenu dans les kiosques après des décennies d’absence. Comment accueillez-vous le retour de l’organe de presse du Parti travailliste ?

Cela ne me gêne pas excepté qu’il est bon de souligner que l’Advance de Beejadhur n’était pas l’organe inféodé au Parti travailliste. Sur le plan littéraire par exemple, il avait des collaborateurs… blancs, qui donnent aujourd’hui tellement mal au ventre à certains.

 

Aujourd’hui, avec Internet, la donne change. Le citoyen devient journaliste, tout le monde devient journaliste…

Ma phase de journaliste était conçue comme un devoir de diriger la pensée mais je reconnais qu’avec l’éducation montante de nos jours il doit y avoir une osmose plus présente entre le public, le lecteur et le journalisme.

Le citoyen-journaliste est un concept qui me dépasse. Parce que je ne pense pas qu’il puisse avoir même quelques buts en commun avec le journaliste de métier. Le citoyen-journaliste regarde ses intérêts. Il est beaucoup plus étroit dans la pensée que le journaliste qui doit s’élever au-dessus du nombre et doit rechercher le bien commun.

 

En parlant de bien commun, quelle devrait être la position de «l’express» face à des sectaires en général, ou face à Somduth Dulthumun en particulier?

Les idées fortes s’imposent finalement. Le mauricianisme, c’est inscrit dans nos gènes que ça va triompher ultérieurement. Je ne sais pas dans combien de temps mais Dulthumun est mort d’avance. Le bien commun sera plus fort (…) Les valeurs de l’express sont d’aboutir à cette fusion nationale qui a été trop longtemps refusée.

 

L’homme inachevé va bien et mal, comme le pays d’ailleurs. Cette ambivalence est inscrite dans nos neurones et nous empêche souvent d’apprécier la  marche du temps qui a commencé. Nous sommes ce commencé, et cela nous rend très critiques envers nous-mêmes, c’est ce que vous dites pour l’essentiel dans «Les lieux incarnés». Sommes-nous trop critiques car nous sommes atteints de myopie ?

La myopie par définition est une restriction sur l’ensemble. Il faut construire, c’est cela qui importe. Tout ce qui est construction doit primer sur la critique, il faut du concret. Il faut que le gouvernement se sente soutenu pour ce qu’il fait de bien…

 

Est-ce que le gouvernement est soutenu actuellement ?

Pas suffisamment parce que sa tâche est difficile. Si elle est difficile pour le journaliste, elle est encore plus pour le gouvernement.

 

Et quid du rôle de l’opposition ?

Il y a une critique qui est basse. Il ne faut pas tomber dans la bassesse. La construction que nous recherchons a des atouts humains, sociaux. Ces atoutslà doivent être épinglés, doivent être mis en évidence.

 

Pour revenir à l’opposition, que pensez-vous de la possibilité qu’Emmanuel Bérenger remplace son père à la tête du MMM ?

Cela ne me gênerait pas à condition qu’il le mérite. Une des failles de la société mauricienne, très certainement, est que le mérite n’est pas reconnu. Or le mérite ne dépend pas de la génétique.

 

Que pensez-vous par ailleurs du non-renouvellement du leadership politique ?

Il me semble que nous sommes enlisés avec les vieux ! (Rires).

 

Mais les vieux ont la sagesse.

D’accord, prenons la sagesse, et écartons la colle (sur les maroquins)!

 

Vous avez souvent traité la MBC de ‘Mauritius Broadcasting Catastrophe’.

Elle croit bien faire, mais ce n’est pas le cas. Cela empire.

 

Le recueil de vos éditos contient des textes qui restent d’actualité. Ce livre a été conçu sans votre participation. Vous nous aviez  même confié que le tapage médiatique autour du livre vous gênait… en termes d’échos qui vous sont parvenus, quel est l’accueil réservé au livre ?

Je ne rencontre pas beaucoup de gens hors de ma famille qui comprend l’express; l’express retrouvé. Et l’amour de mon pays me tiendra lieu de jugement par rapport à tout ce qui se fera en économie, en politique, et c’est pour moi le critère.

 

A quand le prochain livre et quel est votre état d’esprit 50 ans plus tard ?

Je n’ai pas de projet de livre (…) Mais je regrette que ces 50 dernières années aient été des années perdues pour le mauricianisme