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Ramesh Caussy: «On entre vraiment dans un système de complexité et de crises multiples»

8 août 2022, 21:00

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Ramesh Caussy: «On entre vraiment dans un système de complexité et de crises multiples»

Il fait partie de ce nombre restreint d’étrangers d’origine mauricienne qui évoluent dans les sphères des cerveaux capables de repenser, de recomposer et de reconstruire voire de détruire le monde. Lui, c’est Ramesh Caussy, un membre dynamique des intellectuels et technologistes français. Récemment, il s’est fait connaître avec l’invention de Diya One, un robot capable de lutter contre les risques de pollution et de contribuer à la promotion du bien-être de l’homme. En signe de reconnaissance pour sa contribution dans l’avancée de la technologie et de la science, le gouvernement français, en 2019, lui attribue le titre de Chevalier de la Légion d’honneur. Il vient de manifester une autre dimension de sa personnalité en faisant ce que peu de scientifiques ou de technologistes ont le courage de faire : se prononcer sur la portée humanitaire des progrès réalisés que ce soit par la science ou par les technologies. C’est ce qui a donné naissance à «Yuga : les derniers pas de l’Homme moderne», lancé à Maurice fin juillet. Le livre est en vente à Rs 900.

La situation que traverse le monde en ce moment n’est pas étrangère à la sortie de votre livre intitulé «Yuga : les derniers pas de l’Homme moderne» lancé le 28 juillet au Rajiv Gandhi Science Centre ? 
On arrive à une période où l’on ne comprend plus grand-chose à l’économie, à notre planète qui est bousculée, aux initiatives en matière d’écologie. Les technologies nous amènent dans des directions qu’on ne comprend pas toujours. On subit des phénomènes déstabilisants d’un point de vue humain, on perd nos repères. Avec cette crise de la pandémie, cela n’a pas été facile. Et on est en train de reconstruire collectivement. Bref on est arrivé à une situation assez compliquée et on ne peut pas en rajouter plus. Au-delà, en termes d’introduction liminaire, je dirais qu’on est dans un monde compliqué. 

Ce qui m’inquiète le plus, c’est que quand on développe des projets technologiques, on doit penser le monde à dix, vingt, trente ans. Et là on est à une époque où, malheureusement, on n’a plus toutes ces années pour prendre toutes ces décisions. On n’y arrivera pas en se disant simplement que l’écologie est une cause et qu’il faut se bouger. On n’échappera pas au fait de développer des solutions technologiques innovantes et de changer nos comportements de vie. 

Quel est ce phénomène spécifique qui a pesé de tout son poids pour une participation ouverte de votre part aux débats actuels autour de l’avenir du monde et celui de l’humanité ? 
On parle d’échéance écologique en 2030. La vérité est que le dernier rapport du Groupe international d’experts sur le climat, le GIEC, publié début 2022, est formel. Si on ne bouge pas d’ici trois ans, les dégâts vont être irréversibles, et pas simplement en termes de carbone, quelles que soient les technologies qu’on développe. Les scénarios dont ceux à 1,5/2 degrés Celsius d’augmentation de la température ne pourront pas être tenus. Ce qui fait qu’on va entrer dans un monde à 3/5 degrés d’augmentation moyenne de la température. C’est un monde qui correspond pour nous physiquement à terme à des pics de températures extérieures probablement à plus de 50 degrés Celsius. Il faut vraiment qu’on prenne tout cela à coeur. C’est un message pour faire comprendre aux gens où nous en sommes, mais pas seulement avec une casquette de scientifique, même s’il faut bien sûr donner des faits avec des références solides, mais qui soient accessibles à la majorité. 

«Yuga» est un avertissement au monde entier. Quelle est la formule que vous avez utilisée pour faire passer votre message ? 
J’ai essayé de trouver un format innovant avec des données scientifiques et des illustrations pour que chacun puisse se projeter, bref que ce soit un livre facile à digérer, qui suscite des premières interrogations pour ouvrir la porte à comprendre davantage, à s’intéresser à ces débats, et on aura ensuite l’occasion d’avoir ces débats plus fouillés, plus techniques, plus scientifiques. Mais ce n’est pas l’objet de ce livre synthétique et de sensibilisation.

Le scientifique peut-il se permettre le luxe de s’offrir une pensée ou une réflexion autour de ces dangers qui menacent le monde ? 
La pensée du scientifique, de l’inventeur de produits technologiques, m’a semblé importante afin d’apporter une contribution, de lancer cette alerte à l’humanité parce que nous pouvons encore changer des choses même si, malheureusement, des éléments vont être irréversibles. 

Y a-t-il un risque que notre humanité fondamentale puisse subir une quelconque modification dans tout ce processus de transition ? 
Nous sommes des homo sapiens, mais notre humanité en tant qu’homo sapiens va être modifiée. Parce qu’à mesure que l’innovation avancera, à mesure que ces changements climatiques nous obligeront à faire des choix, tout cela va aussi modifier la manière dont nous pensons, et notre structure de pensée. Cela va nous faire passer d’homo sapiens à quelque chose de différent. 

Quel est le fond de votre message ? 
C’est une alerte pour aller vite mais il va falloir se bouger.

Quel est donc cet élément qui vous a poussé à sortir de votre silence de technologiste ? 
Nous arrivons à une période où on parlait d’humanité tout à l’heure, où de nouvelles technologies ont rendu des gens has been ou obsolètes. Avec ce qui se dessine, avec les plans de ces super acteurs multimilliardaires, ces nouveaux dieux, on se rend compte que les hommes, les «90 %», je les ai nommés ainsi, les occupants de la planète n’ont pas vraiment d’utilité à leur plan. Ne pensez pas que tout cela soit du rêve. Je pense que dire tout ça au Rajiv Gandhi Science Centre, c’est important et notamment pour les jeunes qui vont être impactés par les technologies. Et pas seulement l’intelligence artificielle, pas simplement l’Internet, mais des combinaisons qui vont créer de nouvelles convergences redoutables. 

Quel est ce principe philosophique derrière votre livre ? 
Nous sommes créés en tant qu’homo sapiens par notre capacité à faire l’invention d’un certain nombre d’outils : le feu, la maîtrise du métal, la roue, etc. Des inventions anciennes qui étaient finalement plus simples à maîtriser par un grand nombre et qui nous ont permis de franchir des étapes. Ces outils nous ont permis progressivement de nous structurer en tant que société, mais nous arrivons à une époque où les outils que nous avons créés, des outils modernes comme l’électricité, le téléphone, les télécoms, le nucléaire, sont de plus en plus complexes. Autant les premiers, comme la taille de la pierre, étaient assez simples à maîtriser par un certain nombre, autant on a actuellement des outils complexes, qu’on utilise sans vraiment savoir comment ils fonctionnent. Ils sont de plus en plus compliqués. Seule une poignée de personnes et leurs équipes connaissent leur essence technique et scientifique, en ont la maîtrise, et sont donc capables de peser d’une façon très lourde sur le monde. Ce changement est important. 

On n’y échappe pas. Vous parlez du phénomène de disruptions. Quel est l’outil qui dispose du potentiel voulu pour provoquer ce changement fondamental chez l’homme ? 
Il s’agit sans surprise de l’Internet.

Face aux phénomènes occasionnés par ce nouvel outil qu’est l’Internet, que devrait constituer la posture correspondante de l’homme moderne ? 
J’ai lu des livres très intéressants par des auteurs doués que j’appelle des «conteurs d’histoires scientifiques», qui expliquent comment l’homme est arrivé à dominer les écosystèmes. Les hominidés, il y a quelques millions d’années, puis d’autres types d’hominidés depuis 100 millions d’années, puis depuis environ 10 et 12 millions pour d’autres, avant d’arriver à sapiens depuis quelques dizaines de milliers d’années, mais la réalité est que le phénomène qui se passe là nécessite qu’on repense l’échelle du temps et sa continuité. Ce qui a provoqué cette modification-là, ce qui change notre monde. Le livre essaie de répondre aussi à cette question-là, propose quelque chose, pose bien sûr l’Internet au coeur du système, mais pas que. 

Que dit votre livre sur cet aspect précis ? 
Le livre revient à ce qu’est l’homme, sapiens. Cette envie irrépressible de certains hommes de vouloir dominer les autres. Les outils aussi peuvent servir à faire la guerre, voire à conquérir des territoires, à dominer des gens par exemple, des esclaves et ici à Maurice nous ne sommes pas loin de l’Aapravasi Ghat pour nous rappeler cela. Le livre essaie d’expliquer comment ces phénomènes de domination sont toujours présents. Le livre explique aussi pourquoi l’économie est entrée dans des contextes dans lesquels on ne comprend rien. Vous pouvez être un économiste et donner des faits et des conclusions, puis vous pouvez les communiquer une semaine après et dire totalement le contraire. 

Avec l’émergence des technologies, cette folle envie de conquérir voire de dominer qui a toujours caractérisé l’homme dans son rapport avec les autres, a-t-elle disparu ou du moins connu une certaine restriction ? 
Nous pouvons être témoins de ce que peuvent donner des processus mal gérés et mal maîtrisés et donc cette envie irrépressible n’a pas disparu avec les technologies. On est toujours dans cette notion de conquête sauf que ces territoires maintenant ne sont plus physiques. Ils ont changé. Ils sont plutôt virtuels et ils sont aussi biologiques. Le livre essaie d’expliquer comment ces phénomènes de domination sont toujours présents.

Que se passe-t-il lorsqu’on se trouve dans une situation où on ne comprend rien même si on n’est pas toujours enclin à se l’avouer ? 
Et quand on n’y comprend plus rien qu’est-ce qu’on fait ?! La tendance est d’injecter des capitaux en masse et de laisser faire. On voit alors des acteurs qui deviennent de plus en plus puissants et d’autres acteurs qui sont dominés. Rien de neuf sous le soleil, vous me direz ? Si, on voit apparaître de nouvelles castes d’acteurs, pas que des riches, on a maintenant des super puissants. On est en train de voir apparaître de nouveaux dieux. J’invite à travers ce livre-là à comprendre où nous allons avec ça et bien sûr le fait qu’on soit dans un monde où personne ne sait où nous allons. Des gens qui ne sont pas bien formés ou qui viennent d’un environnement peu favorisé sont mis de côté. D’autres n’arrivent plus à s’adapter, car ils viennent d’un temps où l’on fonctionnait différemment, où les technologies et le temps allaient moins vite. On entre vraiment dans un système de complexité et de crise multiples et comme on n’arrive pas à apporter des réponses à des crises, on superpose les crises et on avance en espérant que demain sera meilleur. On commence à toucher notre limite et il est important aussi de le dire. 

Et le sort de la planète Terre dans tout cela ? 
Bien entendu la planète est elle aussi victime de nos actions. Je ne viendrai pas dessus ici, mais le livre le décrit. On dépasse tous les seuils d’alerte des scientifiques, toutes les limites de dangerosité, que cela concerne les espèces, la qualité de l’air, les océans, ou encore le climat. On bouleverse toutes les limites. On n’apporte pas de réponse. On est dans une société qui se dégrade, et on s’agite de façon stérile. L’action de l’homme est destructrice, on est rentré dans l’anthropocène, une époque où les hommes influencent directement le sort de la planète et la dégradent à un rythme de plus en plus incontrôlé. Et on ne fait pas que toucher à des choses visibles comme la température. 

On touche aussi à des choses invisibles comme la qualité de l’air. L’air c’est un lien qui nous unit tous. Nous respirons tous Les pathogènes, y compris le Covid, se diffusent à travers l’air. On est en train de dégrader cet air-là. Ce que nous sommes en train de dégrader, c’est notre propre vie, notre propre système biologique avec des augmentations de cancers et d’autres pathologies qui vont être de plus en plus graves et qui vont se coupler avec d’autres phénomènes comme la pauvreté, des phénomènes de mal-être qui vont faire qu’en des endroits où nous vivons, nous allons être de moins en moins en bonne santé.

Abordez-vous toute la question de transition d’un phénomène à un autre ? 
Dans un papier que j’ai présenté récemment, je parlais de la transition d’une convergence isocore à une convergence pervasive, diffuse, on passe maintenant à d’autres niveaux de convergence avec des champs technologiques tels que la robotique, l’infotech, la nano-technologie, la braintech qui sont en train de se parler pour créer d’autres systèmes qui vont bientôt faire partie de nos vies. 

Ces systèmes qui vont progressivement s’installer vers 2050-2100 vont opérer des changements de la condition de sapiens vers un nouvel homme moderne qui sera moins sapiens, qui ne pensera pas comme sapiens et à mesure des choix technologiques ira vers des choix de plus en plus difficiles à comprendre. Nous allons voir apparaître des strates de nouvelles castes d’acteurs dotés non pas de superpouvoirs dans un premier temps, cela, c’est pour le 22e siècle, mais ces sapiens de cette fin de siècle seront des «hommes abondamment greffés». 

Il arrive que certains auteurs ou ceux qui veulent dire des choses le fassent de manière à dissimuler, sous de multiples formes, ce qu’est leur perception de la vie. Quelle est la vôtre Dr Caussy ? 
Vous pouvez me dire que je suis le Dr Caussy, un fan de Marvel, d’Avengers, de superhéros. Mais ne croyez pas que cela influence mon regard sur ce sujet. Parce que je ne suis ni un historien ni un anthropologue qui parle de l’évolution des sapiens. Je suis un technologiste qui regarde les designs qui sont déjà en laboratoire, des prototypes qui sont testés, on voit déjà des premiers démonstrateurs. Ce sont des signaux, je viens de cette industrie, de ces industries-là où on essaie de faire des game changers. C’est important de comprendre que ce livre donne une vision la plus réaliste possible, non pas une vision «starwardesque» de ce qui se dessine lentement. Il est très important de replacer ces échelles de nuances de compréhension pour voir comment on extrait derrière des principes des réalités. Cela a un impact très important parce que ça va directement modifier notre réalité du monde : aujourd’hui, nos sens, notamment notre vision qui reçoit plus de 60 % des informations de l’environnement externe de nos corps. Les technologies vont augmenter cela et créer ce qu’on appelle des dioptries qui vont alimenter des tendances dystopiques. On va vraiment voir tout cela se mettre devant nos yeux. Ces systèmes d’images sur les réseaux sociaux, les fake news, les deep fakes toutes ces technologies qui vont modifier notre compréhension de la réalité et vont nous empêcher par des systèmes de plateformes d’accéder à une réalité qui nous semblait acquise. Tout cela va faire partie du changement du monde et des hommes, si on ne bouge pas, si on ne se met pas dans un processus de création de valeur, on va être terriblement impacté.

Au final, qu’est-ce qui vous a incité à vous exprimer dans ce cadre ? 
Yuga cherche à dire où on est, dans quelle situation on est en train d’entrer. Il m’a semblé important de dire quelle est l’utilité que j’ai à vous parler de tout cela. Et je le dis de façon très ouverte ; je suis un enfant qui vient du sol, du sol de Maurice, je ne suis pas né avec une cuillère dorée, j’ai plutôt gardé ce sens de l’humanité des êtres humains du bas, de la solidarité comme on peut l’avoir ici à Maurice. Cette alerte qui émane d’une personne qui n’est manipulée par personne, qui explique simplement ce qu’il faudrait faire et ce qu’on pourrait faire, qui donne une vision de ce que va être le monde si la somme de nos inactions est supérieure ou encore supérieure au peu qui est fait aujourd’hui en matière de développement durable et d’innovation. Il s’agit aussi d’une main tendue à ceux qui souhaitent faire bouger les lignes ou leurs organisations. Voilà pourquoi c’est une alerte faite par quelqu’un du sol et qui ne vient pas d’un monde manipulé. 

Votre implication dans ce débat autour du sort de l’homme moderne vous expose à l’inévitable question de donner votre avis quant à la spécificité de l’époque dans laquelle on est en train de vivre... 
Il est important de comprendre qu’on est arrivé à une époque où l’on va voir des hommes abondamment greffés, qui vont disposer de nouvelles fonctions et de nouvelles possibilités collectives. Mais attention, car il y a une guerre à laquelle les industriels et ces super dieux se livrent pour conquérir de nouveaux espaces. Cela va disrupter le modèle néocapitaliste. 

Le défi qui se manifeste en ce moment concerne tout particulièrement ces jeunes baignent dans l’environnement de l’ère des technologies. Quel va ou devrait être leur rôle face à ce phénomène ? 
Nous allons avoir besoin de nos enfants, ceux de la génération Z et qui sont nés avec la technologie, pour nous protéger dans chaque famille et font partie de l’avenir. Il va falloir comprendre quelle modalité mettre avec eux pour se recentrer sur certaines valeurs et faire que demain ne soit pas pire qu’aujourd’hui et que l’on puisse recréer de l’espoir parce qu’il s’agit de cela. On ne peut pas rester dans un monde en se disant que demain ne va pas être meilleur pour nous et nos enfants. Il faut avoir des projets durables, innovants avec de vraies technologies qu’on maîtrise. C’est à nous de nous bouger parce que nous sommes la majorité et au final on ne comprend pas des choses, mais si chacun s’y met, si on met des règlements, on va forcer les gens à nous expliquer où nous allons et surtout tous ces systèmes très complexes, très flous, on va nous voir entrer dedans et dire ce qu’on veut et ce que l’on ne veut pas. Voilà ce que projette ce livre.