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Ish Sookun: «Le survey dont parle Pravind Jugnauth est sinistre en soi»

10 juillet 2022, 15:09

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Ish Sookun: «Le survey dont parle Pravind Jugnauth est sinistre en soi»

Arrêté arbitrairement, inculpé à tort sous la «Prevention of Terrorism Act», mis à nu dans un poste de police pour un e-mail qu’il n’a jamais envoyé, Ish Sookun est un informaticien particulier. Militant engagé pour un Internet libre et «l’open-source», passionné de Linux, fervent critique des autorités des TIC et fer de lance de la contestation gagnée contre les intentions d’espionnage de l’ICTA l’année dernière, ce pur produit de la génération geek mauricienne et habitant du petit village de Providence est le personnage idéal pour nous aider à décrypter cette actualité qui tient le pays en haleine.

Comment la personne que nous venons de décrire dans l’intro vit-elle cette actualité ?
Il faut placer ces événements dans leur contexte. Les tentatives de contrôler Internet à Maurice ne datent pas de quelques semaines, mois ou années, mais de très longtemps. La plus flagrante fut en 2021 quand l’Information and Communication Technologies Authority (ICTA) proposait de soi-disant censurer ce qu’il y a de mauvais sur les réseaux sociaux. Mais quand nous avons lu cette proposition et surtout l’outil technique que cela impliquait, il était évident que pour atteindre son objectif, l’ICTA devait et allait décrypter tout le trafic Internet à Maurice pour pouvoir trier ce qui est bon de ce qui est mauvais. Et à partir de ce moment, ils allaient violer l’intimité des citoyens, auraient obtenu des informations sur les adversaires politiques, accédé aux banking details, etc. La flambée de critiques venant des organisations locales et internationales, les universités, les privacy-focused international organisations dont les créateurs de navigateurs que sont Google et Mozilla, fut logique.

Dick Ng Sui Wa, le patron de l’ICTA, prend seul la responsabilité de ces propositions. Il a complètement dédouané le gouvernement. C’est crédible ?
Absolument pas. Je ne le crois pas une seule seconde.

Pour vous, le «consultation paper» de l’ICTA émane bien d’une idée du gouvernement ?
Parfaitement. Regardez la composition du conseil d’administration de l’ICTA. Donnez-moi le nom d’un seul membre qui maîtrise l’aspect technique des Technologies de l’information et de la communication (TIC)… Il n’y a personne. Qui a donc bien pu avoir une idée technique et précise pour décrypter l’Internet ? Dick Ng Sui Wa ne comprend pas comment fonctionne la sécurité d’Internet. Comment a-t-il donc pu proposer cela ? L’idée de briser la chaîne de confiance – ça s’appelle vraiment comme ça – doit venir d’ailleurs et de quelqu’un qui a une certaine maîtrise du sujet. Ce qui me fait dire que l’ICTA n’a pas dit toute la vérité sur l’origine de son consultation paper.

Pravind Jugnauth n’a pas cette expertise non plus…
Je ne le crois pas, non. Il est avocat, n’est-ce pas ? Donc, pas informaticien. Mais la grossière idée doit avoir germé dans son entourage à travers une personne locale ou internationale.

Faire reculer l’ICTA fut donc une grande victoire ?
Je le pense, oui. Mais c’est une victoire obtenue surtout grâce à la pression internationale. Si le débat ne s’était pas internationalisé, le gouvernement allait insister. Aux premiers jours de cette guerre, quand la communauté locale avait levé les boucliers, l’ICTA refusait de battre en retraite. They did not back down! C’est la condamnation internationale qui les a fait reculer. Par la suite, il y a eu des changements qui ont été apportés à l’ICTA Act malgré la contestation locale. L’année dernière, j’avais participé à un forum. Après mon intervention, la ministre Koonjoo Shah a pris la parole et elle a fait un big speech au sujet de la protection de l’enfance en ligne, que les nouvelles lois allaient protéger nos enfants après ce qui s’est passé sur Telegram. La loi est passée. Qu’en est-il du scandale de ces jeunes adolescentes victimes sur Telegram ? Cette loi a-t-elle rendu justice à ces jeunes filles ? Je n’ai rien vu en ce sens. Je l’avais dit haut et fort dès le départ que ces amendements n’allaient rien apporter à ces victimes. Mais, en revanche, ils enrichissent l’arsenal légal pour permettre la répression contre le citoyen.

Venons-en à l’actualité du jour. Sherry Singh démissionne de Mauritius Telecom en accusant Pravind Jugnauth d’avoir voulu installer un «sniffer» pour surveiller illégalement le trafic Internet, mais le Premier ministre a démenti en expliquant qu’il s’agissait «seulement» d’un survey. Qui dit vrai, qui ment ? Comment décoder cela ?
J’ai écouté l’interview de Sherry Singh. J’ai écouté la petite déclaration du Premier ministre et j’ai lu la retranscription de sa réponse à l’Assemblée nationale. Pour le moment, no one is giving the complete truth. Sherry Singh, lui, a été honnête en disant qu’il cachait volontairement certains détails pour le moment. Le Premier ministre, lui, a d’abord accusé un gros retard avant de réagir. Je ne considère pas sa réponse de samedi dernier comme une réaction puisqu’il avait completely deny les dires de Sherry Singh. Ce n’est que mercredi qu’il a donné un semblant de réponse en parlant de survey sans donner des détails sur la nature de ce recensement, alors que cette info est primordiale. D’autant qu’il a utilisé des termes comme «sécurité d’État». Mais quand on invoque la sécurité d’État pour une landing station

(On l’interrompt) Attendez, Sherry Singh n’avait pas précisé la «landing station». Vous aviez cru comme moi que le «sniffer» allait être installé chez Mauritius Telecom?
Oui, on avait cru que le sniffer du «third party» aurait été installé dans le Data Centre de Mauritius Telecom,dans son bâtiment qui abrite ses serveurs, ses routeurs, etc. Sachez que le sniffer peut être un device physique ou seulement un software. Il peut s’agir des deux. C’est comme si vous vouliez d’un poste de montage pour vos vidéos. Celui qui vous fournit le logiciel peut vous proposer l’ordinateur. Vous avez le choix de n’acheter que le lo- giciel et de l’installer sur votre ordinateur. Vous pouvez aussi acheter les deux du même fabricant. Idem pour ceux qui vendent des sniffing suites. Vous pouvez leur acheter le logiciel, ou bien opter pour les deux, hardware et software. Or, toute cette spéculation a été balayée quand le Premier ministre est venu avec une adresse plus précise : la landing station de Baie-Jacotet.

À qui appartient la «landing station» ?
Ce n’est ni la propriété de l’État, ni celle d’un Internet Service Provider comme Mauritius Telecom, ou Emtel ou un autre ISP mauricien. C’est la propriété d’un groupe de compagnies qu’on appelle un consortium. Ce consortium n’est pas seulement local.

Sherry Singh a dit à «l’express» que la requête pour le «survey» n’était pas officielle. Imaginons qu’on doive y mener un «‘innocent’ survey» sur place. Quelle est la procédure ?
Baie-Jacotet, c’est notre point de connexion au câble SAFE, qui est détenu par un consortium d’une trentaine d’opérateurs de téléphonie dans le monde. Je sais que cette landing station est gérée par Mauritius Telecom. Mais ça ne lui donne pas le droit d’y faire ce qu’elle veut. Il serait logique que le consortium ait un comité qui passe en revue tous les travaux qui doivent y être menés. Et puis, attention, ce n’est pas parce que M. Singh est CEO de Mauritius Telecom qu’il en est forcément le représentant auprès du consortium. Il se peut aussi que ce soit un autre employé de Mauritius Telecom qui représente les intérêts du consortium à BaieJacotet. Cette partie doit être tirée au clair. Il se peut aussi que l’État mauricien soit un partenaire du consortium.

Cela donne-t-il le droit au Premier ministre d’appeler Sherry Singh pour lui dire d’autoriser l’accès à des Indiens pour un «survey» ?
Vous rigolez ! Vous me posez sérieusement la question ? Malgré toute l’autorité du Premier ministre, il ne peut pas m’appeler et me demander d’éteindre un serveur à La Sentinelle. Il ne peut pas m’appeler pour me demander de permettre à un tiers d’accéder à notre server room. Nous sommes une compagnie privée. De même, ce consortium est composé de compagnies privées, et peut-être d’organisations gouvernementales, et Pravind Jugnauth ne peut pas y entrer comme dans un moulin ! La question centrale, c’est celle-ci : y avait-il une requête en bonne et due forme adressée au consortium pour que des Indiens viennent y faire un survey et le consortium a-t-il accédé à la requête ? Ce n’est pas l’impression que j’ai après avoir écouté Sherry Singh et le Premier ministre.

Je crois comprendre que les appels téléphoniques de M. Ballah et du Premier ministre à M. Singh sont les résultats du refus de ce dernier. Il y avait donc une demande initiale. Cette requête étaitelle sous la forme d’un e-mail, d’une visite officielle dans les locaux de Mauritius Telecom ou par le biais d’une lettre ? Si c’est une missive, à qui était-elle adressée ? À Sherry Singh, ou à qui de droit au consortium ? Sherry Singh insinue que la requête n’était pas formelle, mais cela doit être le cas en règle générale.

Résumons. Le Premier ministre parle de «survey», Sherry Singh parle de «sniffer». Un des deux ment forcément…
Il se peut que les deux disent la vérité. Sherry Singh n’a pas encore prouvé que l’intention de Pravind Jugnauth, c’était de faire installer un sniffer. Il est tout à fait possible que la requête écrite initiale ne mentionnait pas de sniffer. Le Premier ministre aurait alors joué sur les mots en qualifiant tout l’exercice de simple survey. Comprenez que le mot survey est très vague. L’intention initiale d’y placer un sniffer aurait peut-être bel et bien existé. Mais avant d’installer le device, il faut une visite, établir s’il est possible de l’installer ou pas, et si ce n’est pas possible, établir les requirements pour rendre l’installation possible. Donc, le Premier ministre ne ment pas en résumant la visite à un survey – c’en est bien un – mais quel est le but du survey ?

Mais en fonction de la nature de la «site visit», Sherry Singh peut-il avoir déduit que l’intention était d’y introduire un «sniffer» ?
Oui. Je suis formel. To a large extent he would have known. Je ne maîtrise pas les opérations d’une landing station. Mais je peux transposer la question. Si un directeur de La Sentinelle m’envoie quelqu’un pour vérifier l’intégrité de notre système informatique et que je me rends compte que cette personne me pose des questions ou s’intéresse à certains aspects qui ne la concernent pas, je me poserai des questions. Par exemple, s’il me demande, «as-tu de la place sur ton serveur pour que je copie les données et que tu me fournisses une connexion privée pour que je les envoie ailleurs», ce sera très louche. Sherry Singh avait peut-être déjà entrevu des mauvaises intention.

Quand le Premier ministre dit que les techniciens mauriciens n’auraient pas été capables de réaliser ce «survey», vous le croyez ?
Si nos techniciens sont capables d’opérer un réseau avec plus de 800 000 utilisateurs d’internet à Maurice, je ne vois pas sur quoi Pravind Jugnauth se base pour dire qu’ils ne sont pas capables de conduire un survey à Baie-Jacotet.

C’est un affront à toute la communauté de geeks, codeurs, programmeurs, spécialistes de réseaux mauriciens, non ?
(Il tape du poing sur la table) Bien sûr ! Je suis un professionnel de l’industrie et c’est un affront pour moi aussi. Qu’on me dise que je ne suis pas économiste, je suis d’accord. Mais qu’on me dise que dans ce pays, il n’y a pas un Mauricien qui puisse mener un survey sur une landing station, cela révolte tous les professionnels des TIC. C’est une insulte à notre intelligence. Pour justifier l’intervention indienne, Pravind Jugnauth fait semblant de ne pas savoir que des Big Tech Companies du monde sont en train de s’installer ici pour recruter des Mauriciens ou alors elles travaillent avec eux à distance. Mais quand le Premier ministre lui-même nie ces compétences pour justifier un sinister survey, je pense que vous déduisez le sentiment qui nous anime par rapport à cela…

«Qu’on me dise qu’il n’y a pas un technicien mauricien qui puisse mener un survey sur une ‘landing station’, c’est une insulte à l’intelligence de tous les professionnels des TIC.»

The survey was sinister, or might have been sinister?
I am formally telling you that the survey is sinister! And you can write that. J’assume mes responsabilités. It is a sinister exercise. When something is not sinister, it should be of public knowledge.

Mais il invoque la sécurité d’État.
Raison de plus! À l’ère de la cyberguerre quotidienne à laquelle se livrent les États-Unis, la Chine, l’Europe, la Russie, l’Inde, le Premier ministre veut nous faire croire qu’il a secrètement tenté d’assurer la cybersécurité de notre île en demandant ce survey ? Notre sécurité à tous dépend d’un deal secret entre M. Jugnauth et M. Modi ?

À ce rythme-là, Pravind Jugnauth peut invoquer la sécurité d’État, et stocker des armes nucléaires pour un pays tiers ici… Il ne pourrait pas n’est-ce pas ? Parce qu’il devrait nous le dire. C’est pareil dans ce cas. Il devait nous le dire. Nos données, c’est notre droit. That’s MY data! Nous avons le droit de savoir qui les manipule et ce que vous faites pour les protéger. C’est un droit constitutionnel qui s’est transcrit dans la formulation d’une Data Protection Act. En passant, je condamne le silence de la Data Protection Commissionner sur ce sujet. Elle a le pouvoir d’initier une enquête de son propre chef. Mais vu son silence sur les propositions de l’ICTA l’année dernière, je ne crois pas qu’elle ait le courage d’ouvrir une enquête. C’est franchement condamnable. Elle n’a même pas émis un communiqué pour rassurer les citoyens qu’elle suit la situation. Rien !

Dans cette cyberguerre, Pravind Jugnauth a nommé son allié : Shri Narendra Modi, a-t-il dit.
J’ai noté cela. J’ai aussi du respect pour M. Modi. L’Inde est une grande démocratie et M. Modi a été élu. L’Inde est une grande nation des TIC, mais elle est également une très mauvaise élève. Si vous comptez le nombre d’Internet shutdowns (NdlR, coupures volontaires d’Internet par les autorités), l’Inde et l’Afrique dominent! Les États justifient ces shutdowns en disant qu’ils veulent protéger la population en temps d’émeutes pour éviter les rumeurs et fausses nouvelles qui alimenteraient ces crises. Or, couper Internet, c’est couper l’accès à l’information, et le droit à l’information est un droit fondamental dans toute démocratie. La lutte contre les fake news, c’est une autre histoire. Vous ne pouvez pas couper Internet pour lutter contre. Ce serait l’illustration parfaite de throw the baby out with the bathwater. Et c’est la pratique en Inde. S’allier à la Grande péninsule dans cette cyberwar dépend de ce que nous faisons dans cette alliance.

Sommes-nous en train de puiser dans la formidable industrie indienne des TIC ou bien sommes-nous en train de copier ses violations des droits fondamentaux ? Déployons la 4G et la 5G comme le font les Indiens; là, je signe. Mais la répression indienne, la surveillance des opposants, etc., c’est exactement ce qu’il ne faut pas faire.

«Le Premier ministre veut nous faire croire qu’il a secrètement tenté d’assurer la cyber sécurité de notre île en demandant ce survey ? Notre sécurité à tous dépend d’un deal secret entre Monsieur Jugnauth et Monsieur Modi ?»

Toute cette affaire, est-ce un faux pas diplomatique mauricien en pleine cyberguerre ?
Je ne peux pas penser comme un diplomate. Mais je me documente suffisamment sur la cyberguerre mondiale pour savoir que les ambassades des autres puissances mondiales à Maurice ont sans doute déjà pris note de la demande de Pravind Jugnauth à Narendra Modi pour un survey sur un câble Internet qui ne nous appartient pas. Mais moi déjà, en tant que passionné d’Internet, en tant que professionnel, savoir que le leader de mon propre pays, willingly allowed a foreign state – it could have been China, EU, or anoybody else – to carry a secret survey on supposedly National Security, blows out my mind and I cannot think of anything which is more violating than this.

 Ish Sookun, vous venez d’une famille rurale modeste et vous vous êtes imposé comme une icône nationale de la lutte contre la surveillance illégale de l’État…
(Il nous interrompt) Pour la première partie, je suis d’accord, pour l’icône, c’est trop d’honneur que vous me faites. Je suis juste un informaticien engagé contre la surveillance de l’État.

 Mais vous êtes avant tout un citoyen mauricien, vous êtes un électeur, un jeune professionnel, un jeune père de famille. Prêtez-vous des intentions divisionnaires à Pravind Jugnauth quand il invoque publiquement le nom de Shri Narendra Modi dans cette affaire ?
(Il réfléchit longuement) Vous m’invitez sur un terrain où je ne suis pas à l’aise pour m’exprimer. Je vais essayer d’être le plus juste possible. Narendra Modi a gagné les élections avec une avance confortable sans doute parce que la nation indienne a adhéré à la belle vision de son parti pour son pays. Nous, à Maurice, nous ne partageons pas forcément la même vision pour le nôtre. J’insiste que c’est ma réponse en tant que citoyen mauricien et pas comme informaticien.

Le BJP, le parti de Modi, a une vision qu’il appelle Vishwa Guru, qui veut dire celui qui enseignera au monde, qui dirigera le monde. L’Inde veut être un world leader. Mais est-ce la vision mauricienne ? Pas forcément. On peut s’allier à un world leader bien entendu. Il n’y a pas de mal à cela. Mais nos valeurs mauriciennes à nous, le sens de la solidarité, la justice, la liberté, the care and love we have for each other doivent aussi compter. Et ces valeurs placent une question fondamentale devant nous : cet allié que nous choisissons, at what cost is he becoming a world leader? Je peux en dire autant des États-Unis. Malgré tout ce dont ces derniers se vantent, par rapport à la démocratie, etc., il y a toujours la Patriot Act qui confère des pouvoirs de surveillance ahurissants au gouvernement. Est-ce que c’est notre souhait pour Maurice ? J’espère avoir répondu à votre question.

 

Vous vous en êtes bien sorti. Essayons une dernière. Who has the upper hand up to now? Sherry Singh or Pravind Jugnauth ?
Sherry Singh… up to now!