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Gaëlle Borgia: «Cette famine était évitable»

10 juillet 2021, 20:00

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Gaëlle Borgia: «Cette famine était évitable»

Binationale française et malgache, Gaëlle Borgia installée depuis plus de dix ans dans la Grande île, et lauréate conjointement avec toute l’équipe du New York Times du prix Pulitzer l’année dernière pour son enquête sur l’ingérence russe dans la présidentielle malgache de 2018, refait parler d’elle en pleine crise alimentaire dans le Sud de Madagascar.

Alors que la famine (kéré) ravage le Sud de Madagascar, un de vos reportages vidéo dans une des régions affectées fait polémique. Pourquoi ?
J’ai découvert un nouveau mode de survie face à la famine qui sévit : la consommation par les réfugiés climatiques de chutes de cuir dur et sec venant des ordures des cordonniers de la ville d’Ambovombe. Ce scoop, bien réel, est devenu viral après une publication que j’ai postée sur mon profil Facebook.

Après la contre vidéo avec les mêmes intervenants de votre reportage qui vous prenaient à contre-pied cette fois-ci, diffusée par la télévision nationale, vous ne vous êtes pas laissé démonter. Vous êtes repartie sur le terrain. Racontez-nous.
Quand j’ai posté cette vidéo de réfugiés climatiques mangeant des chutes de cuir récupérées chez les cordonniers, j’étais encore sur place dans la ville d’Ambovombe. J’ai eu vent d’un reportage diffusé sur la TVM le lendemain de mon post, faisant témoigner les migrants contre moi, disant que je les avais achetés pour monter de toutes pièces un mensonge.

Étant sur place, j’ai pu donc mener une contre-enquête. Je suis retournée dans le quartier pour savoir pourquoi ces femmes avaient dit l’inverse sur TVM de ce qu’elles m’avaient dit et montré la veille. Plusieurs personnes m’ont alors expliqué qu’elles avaient été contraintes de me diffamer car menacées de mort par trois hommes. Elles se sont excusées et m’ont dit avoir fait ça par peur du couteau utilisé pour les menacer.

Vous qui avez décroché plusieurs distinctions, qu’est-ce qui vous a motivée à tourner cette vidéo ?
J’ai eu deux distinctions seulement (ne nous emballons pas!) dont le Prix Pulitzer 2020, conjointement avec toute l’équipe du NYT pour six enquêtes. Ma fierté est d’avoir co-écrit une de ces six enquêtes et d’avoir mon nom à côté de l’excellent journaliste américain Michael Schwirtz.

Le but de ma mission dans le Sud était de réaliser des reportages sur la crise alimentaire pour plusieurs médias dont l’AFP vidéo.

Qu’est-ce qui vous marque le plus avec cette crise alimentaire où des enfants sont en situation de malnutrition ?
Ce qui est le plus marquant c’est la gravité et l’ampleur de cette famine. J’ai vu des villages entiers en détresse, des états de faim extrême, un enfant affamé en pleurs qui essayait de trouver des tubercules, des enfants squelettiques, vidés de leur énergie, assommés par la faim, malades. Entre deux aides alimentaires insuffisantes, ils sont obligés de développer d’ultimes stratégies de survie comme la consommation de sève ou feuilles de cactus, des cendres, de larves de criquets, et, ce que je viens de découvrir récemment, du cuir tanné destiné à faire des sandales. Ils cherchent aussi des enterrements où s’inviter pour pouvoir manger.

Vous qui êtes sur le terrain, confirmez-vous que Madagascar est le premier pays au monde à connaître une famine due au réchauffement de la planète, comme l’a constaté l’ONU qui a dépêché son responsable du Programme alimentaire mondial sur place ?
Le changement climatique n’est pas à l’origine du kéré. Cette situation est cyclique depuis plus d’un siècle. En revanche le changement climatique, la déforestation massive, l’absence de politique environnementale efficace aggravent l’ampleur de la famine actuelle et créent des phénomènes climatiques qui n’existaient pas avant, comme les tiomena (tempêtes de sable) dues à l’absence d’arbre pour faire office de brise-vent.

L’accélération du changement climatique aggrave la crise alimentaire mais elle n’en est pas la raison principale.

Quelle en est la principale raison ?
Cette famine est la conséquence de politiques de développement inefficaces, de manque de volonté politique, de négligence envers une région déshéritée. Il n’y a pas de routes dignes de ce nom, pas d’infrastructures pour que les populations puissent avoir accès à de l’eau propre en zones rurales, il n’y a pas suffisamment de centres de santé et d’hôpitaux équipés. Cette famine qui revient régulièrement depuis un siècle est surtout le résultat de l’échec des politiques de développement des gouvernements successifs.

L’aide humanitaire est certes urgente mais ne peut s’étaler dans la durée. Comment solutionner ce phénomène cyclique qui selon Mahatante Paubert, enseignant chercheur à l’université de Tuléar, dans un entretien au quotidien Le Monde, s’est produit 16 fois depuis 1895 ?
L’aide humanitaire est nécessaire à l’heure où on parle car sans cette aide, ces populations sont en danger de mort. Mais il s’agit d’une aide d’urgence qui n’a pas vocation à durer. Le gouvernement est donc en parallèle en train de mettre en place des projets de développement sur le long terme. Seulement cela fait 60 ans que ces projets auraient dû être lancés. Donc il est difficile de justifier pourquoi on a si peu avancé, voire régressé depuis le retour à l’indépendance en 1960. Cette famine était évitable.

Comment ça ?
La région est fertile à la base, il y a des ressources halieutiques, minières.

Les deux régions Anosy et Androy sont prospères et ont un grand potentiel agricole, touristique, halieutique avec des produits du terroir à forte valeur ajoutée. C’est pour moi la plus belle région de Madagascar et celle qui m’a le plus touchée. Je suis amoureuse du Sud de Madagascar et de ses paysages à couper le souffle. Beaucoup des plus grands chanteurs du pays sont issus de cette région. Tout le monde est artiste. Ils ont une culture qui leur est propre et qui est extrêmement riche et généreuse.

Quid de la responsabilité des autorités malgaches ?
La responsabilité est collective : tous les gouvernements qui se sont succédé ont échoué à développer le sud, d’où le surnom de «cimetière de projets» dont on a affublé la région Androy. Malgré la présence de nombreuses ONG et de financements des bailleurs de fonds, les résultats sont quasi invisibles. Beaucoup parlent de détournements qui, au lieu de profiter à la région, seraient allés dans les poches de quelques-uns au détriment de la majorité pauvre. La corruption et le banditisme sont des facteurs aggravants de la crise alimentaire.

Qu’en est-il de la pandémie du Covid-19 dans cette partie de la Grande île déjà ravagée par la famine ?
Elle est touchée mais faiblement. Elle a surtout subi les conséquences de l’isolement à cause de la fermeture des routes et voies aériennes qui ont rendu l’acheminement de marchandises difficile.

Vous qui avez été lauréate Pulitzer conjointement avec l’équipe du New York Times pour une enquête sur l’ingérence russe à Madagascar, avez-vous reçu des menaces après votre reportage de cette famille se nourrissant de bouillon de restes de peau de zébu jetés par des cordonniers ?
Non. C’est plutôt une campagne de dénigrement et de discrédit sur ma personne et mon travail opérée entre autres sur la télé nationale et sur les réseaux sociaux.

Mais j’ai surtout beaucoup de soutien, plein de messages d’amour et d’encouragement qui me rappellent que ce que nous faisons en tant que journalistes compte.

Comment surmonter une telle épreuve dans l’exercice de vos fonctions ?
Il est de plus en plus difficile de travailler dans un climat serein. Certains membres des autorités affichent particulièrement leur hostilité à mon égard, d’autres sont tout à fait corrects et nous avons la possibilité de travailler en bonne intelligence, chacun jouant sa partition. Mais partout où je vais, les habitants sont heureux de me voir et avides de parler, de raconter leurs souffrances. J’ai vraiment l’impression qu’ils ont la sensation d’être écoutés et qu’enfin, leur est donnée la possibilité de vider leur sac. J’aime par-dessus tout ce métier pour ça.

Pourquoi vos reportages entre autres couvertures médiatiques de la réalité sur le terrain dans le Sud de la Grande Île sont-ils importants ?
Les frontières sont fermées donc il est difficile pour les envoyés spéciaux d’obtenir une dérogation. Nous sommes donc peu nombreux à pouvoir relayer l’information au niveau international. Il est important que le monde sache que nous sommes, tous quelque part, responsables et coupables lorsque quelque part dans le monde, des enfants meurent de faim et que cela aurait pu être évité.