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Jean-Luc Wilain: «Maurice ne peut aller bien dans un monde qui va mal s’il en dépend pour tout»

11 mai 2021, 21:53

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Jean-Luc Wilain: «Maurice ne peut aller bien dans un monde qui va mal s’il en dépend pour tout»

Il y a des crises planétaires qui nous prennent de court, comme le Covid-19, et d’autres pour lesquelles on ne pourra pas dire à nos enfants «qu’on n’a pas été prévenus», comme le réchauffement climatique, dont les conséquences à plus long terme seront bien plus désastreuses. Pourtant, nous pouvons faire quelque chose pour l’amoindrir. Déjà, en prendre conscience. Ensuite, agir.

Même un petit territoire comme Maurice le peut. D’autant plus que de ses actions, dépend son indépendance. Pas politique, qui est acquise, mais alimentaire, en énergie et, du coup, financière. Jean-Luc Wilain, qui vient de publier «L’indépendance en 2068 – Les défis d’aujourd’hui», remet en question tout un schéma de pensée, dont la croissance du PIB basée sur des ressources illimitées, et donne des solutions aux décideurs, aux citoyens, pour freiner ce tsunami.

 

Alors qu’on nage en pleine crise de Covid-19, le plus grand défi de notre histoire connue est pour vous le réchauffement climatique. Une menace mondiale «qui peut faire reculer notre civilisation de façon très significative, et même, pour les auteurs les plus radicaux, la détruire». Comment êtes-vous arrivé à cette conclusion ?

En travaillant sur le développement durable et en étudiant la documentation scientifique à ce sujet. Après deux ans de recherche, la vérité s’est imposée : 1) la réalité de ce phénomène inédit dans l’histoire de la Terre ; 2) le rôle indiscutable des activités humaines ; 3) et surtout ses conséquences désastreuses.

Si nous ne changeons pas de cap, le pire que craignent les scientifiques risque fort de se matérialiser. Pour prendre une image, le Covid-19 serait une forte houle et ce qui nous attend, un tsunami. Des régions du monde deviendront inhabitables, l’agriculture sera chamboulée, des migrations massives se produiront et les déstabilisations qui iront avec. Un monde «à 3º C» ou plus sera un monde extrêmement dangereux.

 

Ce n’est pas un peu exagéré ?

J’aimerais bien. Mais nous déréglons le climat depuis le début de l’ère industrielle, alors que sa stabilité a permis le développement socioéconomique de notre espèce depuis la sédentarisation. Au rythme actuel, nous allons vivre en deux siècles et demi un changement de température de 5º C équivalent à la sortie de la dernière ère glaciaire… qui a duré 10 000 ans. Qui peut croire que cela va se passer sans heurts ?

 

À vous lire, on a l’impression d’une logique implacable, arithmétique, avec des scénarios de hausse de température en fonction des émissions de CO2 (principal gaz à effet de serre) du Groupement Intergouvernemental pour l’évolution du climat (GIEC), entre autres organismes, avec des conséquences plutôt effrayantes sur les hommes. Pourquoi personne ou presque ne semble s’en affoler ?

Ce n’est pas qu’une impression. Tous ces mécanismes sont compris depuis des siècles pour certains et modélisés par le GIEC depuis 30 ans. Ce qu’ils ont prévu il y a 30 ans se matérialise aujourd’hui. Nous n’avons plus le temps de douter. Et nous n’avons pas le droit de rester à l’écart de cette question. 30 années de perdues ! Ne perdons pas les 20 prochaines, décisives pour les générations futures.

 

Les dirigeants de ce monde sont informés et certains réalisent l’importance des enjeux. Jacques Chirac avait dit lors du Sommet de la Terre, à Johannesburg en 2002 : «Notre maison brûle (…) et nous regardons ailleurs !» Plus récemment, Barack Obama a dit à la Maison Blanche, le 2 août 2015 : «Nous sommes la première génération à voir les effets du réchauffement climatique, et peut-être la dernière à pouvoir y faire quelque chose

 

Hélas, beaucoup sont endormis par les plans politiquement corrects pour limiter le réchauffement à 1,5 ou 2º C. Mais ce n’est pas du tout ce qui est en train de se passer. Notre organisation mondiale n’est pas prête à affronter cette crise. Les États sont souverains et font ce qu’ils veulent de leurs ressources fossiles et de leurs forêts ; or, le climat est un bien commun à l’humanité.

Notre système économique est guidé par le capital ; or, celui-ci n’intègre pas la question climatique. De toute façon, l’idée subliminale ainsi véhiculée, que 1,5 ou 2º C, ce n’est pas grave, est complètement fausse. À cette difficulté de la compréhension, s’ajoute celle de la perception. La menace climatique reste une construction intellectuelle. Nous ne la sentons pas dans notre chair. Je crois que c’est une grande partie du problème. Quand elle sera sous nos yeux, quand nous souffrirons des conséquences, il sera trop tard.

 

Comment peut-on changer cette tendance ?

En gros, quand nos enfants auront notre âge, nous devrons avoir divisé les émissions mondiales de gaz à effet de serre par quatre. Cela correspond à une diminution de 5 % par an, si on commence aujourd’hui. C’est la diminution engendrée par le Covid-19 en 2020, ce qui donne une idée de l’ampleur de la tâche ! Le monde doit entrer dans une économie de guerre pour le climat, et vite. Plus nous attendons, plus la transition, voire la chute, sera dure.

 

Va-t-on trouver des solutions technologiques ?

Je l’espère. Beaucoup d’idées sont dans les tuyaux et il suffit que quelquesunes aboutissent. Mais rien n’est sûr. C’est une course contre la montre et nous devons faire avec ce que nous avons dès aujourd’hui.

 

En référence à l’Indépendance politique acquise en 1968, vous donnez des clés pour que le pays soit indépendant en matière énergétique, alimentaire, et, par conséquent, financière. Sont-ce les trois seuls nerfs de la paix ?

Sans doute pas, mais ce sont les principaux. Aucune société n’a résisté au manque de nourriture. Ventre affamé n’a point d’oreille. Les risques que le réchauffement climatique fait peser sur les agricultures doivent nous inciter à organiser notre auto-suffisance. Enfin l’énergie est le support de toute notre vie, et notamment, celui de notre économie. Il n’y a qu’à voir la levée de boucliers dès que le prix de l’essence augmente.

En 2019, année représentative, la facture énergétique représentait 27 % du déficit commercial des biens physiques et les quatre tiers (133 %) du déficit de la balance des paiements. D’autres dépendances existent : technologique, sanitaire, etc. Il ne s’agit pas de vivre en autarcie, mais de se protéger de ce qui pourrait à coup sûr détruire notre société.

 

Que peut faire Maurice ? Estce un paradoxe que pour être indépendant, donc davantage centré sur soi, il faille avoir conscience d’un mal qui concerne la Terre dans son ensemble ?

D’abord, chaque pays doit faire sa part, même modeste. C’est le sens de l’Accord de Paris. Ensuite, chacun d’entre nous est responsable de ses choix de vie et de ses émissions au même titre qu’un Chinois ou un Américain, le Mauricien est dans la moyenne mondiale. Enfin, Maurice ne peut aller bien dans un monde qui va mal si elle en dépend pour tout, ce qui est le cas aujourd’hui.

Soyons réalistes. L’ensemble des engagements pris lors de l’Accord de Paris nous placent sur une trajectoire d’augmentation la plus probable de 3º C à la fin du siècle et ils ne sont globalement pas respectés. Tout indique que nous devons préparer notre société à des désordres mondiaux majeurs.

Le Covid, ou encore le récent incident du canal de Suez, montre à quel point notre organisation mondiale sophistiquée est fragile. Le cyclone climatique va s’abattre sur ce château de cartes. Nous devons nous y préparer et limiter notre dépendance du reste du monde.

 

Oui, notamment en développant des énergies locales. Mais l’énergie propre n’existe pas, avancez-vous. Vous déconstruisez de nombreux stéréotypes sur les énergies renouvelables (solaire, éolien…) : consommation accrue de métaux rares, méthodes pour les exploiter, problème de stockage, tout en les promouvant. Estce un moindre mal ?

Je suis un fervent partisan des énergies renouvelables. Leur bilan carbone est faible et ce sont des énergies locales, comme vous dites. Cela n’empêche pas de rester lucide sur les difficultés à les mettre en oeuvre et les réalités qui les entourent. Elles constituent notre avenir, mais beaucoup trop de gens en parlent comme si le problème était déjà réglé, sans considération pour les questions de stockage et de ressources minières notamment.

Il ne faut pas être naïf, la transition énergétique n’est pas une transition écologique car elle occasionne des pollutions nouvelles. Comme toujours, nous ne traitons pas les problèmes, nous les déplaçons. Mais par rapport au réchauffement climatique et ses conséquences, tout est un moindre mal.

 

En quoi le Produit intérieur brut (PIB), principal indicateur économique dont la croissance est l’obsession de tous, est-il faussé et obsolète ?

Le PIB ne compte pas tout ce que nous consommons et détruisons, ni la dégradation de l’environnement, dont le climat. Le problème n’est pas l’indicateur PIB en tant que tel, mais quand les décideurs n’en ont pas d’autres.

Ensuite d’un point de vue social, le PIB ne fait pas la différence entre des productions essentielles ou non. Une partie de la population qui s’appauvrit et une autre qui accumule du superflu peut donner un PIB en croissance. C’est ce que montre le fameux indice GINI dans des pays développés.

 

Tout le monde va mettre sur le dos du Covid-19 les difficultés économiques à venir, estimez-vous. Or, l’économie mondiale est en mauvaise posture depuis 2008. La faute à qui ?

Je crois que nous vivons une crise mondiale de la demande solvable depuis 2008. Les politiques monétaires des banques centrales ont entretenu l’illusion que la crise a été surmontée. Le Covid-19 va maintenant être le bouc émissaire idéal et nous masquer encore une fois ce diagnostic. Le risque pour nous serait de trop compter sur une forte croissance économique mondiale qui, selon mon analyse, ne se produira pas au-delà de la reprise technique post-Covid.

 

Vous proposez des solutions pour Maurice, c’est d’ailleurs l’objet de cet ouvrage, de ne pas rester dans le constat, qui dépassent largement la feuille de route 2030 sur les énergies renouvelables et englobent le numérique, l’économie de la connaissance et l’économie bleue (pas océanique comme entendu ici mais celle au service des humains et des écosystèmes, de Gunter Pauli). Estce une parole que les décideurs sont prêts à entendre ?

Complètement. L’État doit honorer ses engagements de Paris. La création de The Mauritius Renewable Energy Agency (MARENA) illustre cette volonté. Cela dit, la transition vers une économie bas carbone ne se limite pas à la production d’électricité mais inclut la mobilité et le transport, la production industrielle, la construction, etc., des facteurs détaillés dans mon livre et sur lesquels je travaille.

Au-delà de cela, comment vivre avec une augmentation de température mondiale de 1,5º C en 2040 et très probablement supérieure à 2º C en 2100 ? C’est une tout autre question à laquelle je tente de répondre, avec des projets économiques locaux alternatifs. Quant à lui, le secteur privé est composé essentiellement d’entreprises familiales qui veulent transmettre aux générations futures, et c’est l’essence du développement durable. Par exemple, IBL travaille depuis trois ans avec le réseau Zero Emissions Research & Initiatives de Gunter Pauli pour implanter des solutions durables et innovantes. La première sera le kite de SkySails Power pour produire de l’électricité avec un bilan carbone 10 fois inférieur à celui d’une éolienne classique et une production trois fois supérieure à puissance égale. Business Mauritius a sorti son programme de développement durable SigneNatir. La MCB est engagée dans une opération importante avec les conférences Lokal is beautiful puis Klima. D’autres ont depuis longtemps investi dans l’agro-industrie.

 

2100, c’est loin, même 2068, non ?

Oui et non. La plupart des enfants qui naissent maintenant vivront en 2100. Et de toute façon, les désordres ont déjà commencé et vont s’amplifier : vagues de chaleur, perturbations agricoles, dilatation et acidification des océans, fontes des glaces, montée des eaux, incendies, sécheresses, inondations, migrants climatiques, etc. Et transformer un pays prend du temps. Mais surtout : les 20 prochaines années sont décisives !

 

Comment réconcilier cette vision à long terme avec la politique, alors que les politiciens sont aveuglés par l’échéance des prochaines élections ?

Il n’y a pas de raison pour que les échéances électorales empêchent d’avoir une vision à long terme. L’idéal serait de pouvoir sortir ces questions du jeu politique, de faire une sorte d’union nationale autour d’objectifs communs. Maurice a su le faire en 1968.

 

 

L’ouvrage et l’auteur

La parution de «L’Indépendance en 2068 – Les défis d’aujourd’hui» était prévue dans le cadre du 12 mars, mais elle a été repoussée en raison du confinement. Finalement, l’ouvrage est sorti en librairie le 19 avril. Il ne faut en effet pas juger un livre à sa couverture. Derrière le dessin humoristique de POV, s’enchaînent des pages sur la plus grande menace qui pèse sur l’humanité : le réchauffement climatique. Y sont expliqués, entre autres, le climat, l’équation de l’économiste japonais Yoichi Kaya…, la comptabilité carbone, les ressources naturelles, l’énergie, la 5G, l’économie de la connaissance, l’économie bleue de Gunter Pauli. Partant de là, ce que pourrait faire Maurice, avec des idées concrètes.

S’ajoute une invitation à ceux qui veulent participer au projet de créer une feuille de route pour le pays.

Quant à l’auteur, conseiller en stratégie durable, ingénieur des Mines de formation, d’origine française, il a travaillé dans plusieurs pays puis à Maurice, en tant que responsable du «business development» et du développement durable d’un conglomérat. Dernièrement, il a créé sa société de conseil, WillChange, qui, il espère, contribuera à une réflexion apolitique et globale sur l’avenir de Maurice.