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Manisha Dookhony: «Il faut des réflexions nouvelles et de nouvelles têtes»

21 mars 2021, 16:15

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Manisha Dookhony: «Il faut des réflexions nouvelles et de nouvelles têtes»

Elle fait partie de ces jeunes intellectuels qui ont une vision macroéconomique du monde. Manisha Dookhony, qui a plus d’une corde à son arc, jette un regard dépassionné et nuancé sur notre pays et sa gestion.

Le taux de vaccination contre le coronavirus est faible et à ce rythme, atteindre la «herd immunity» ne sera pas avant des mois. Que faire ?
Il semble que l’on doive attendre jusqu’en juin pour la «herd immunity» c.-à.-d que 70 % de la population soit vaccinée. Si on arrivait à faire vacciner beaucoup plus de Mauriciens par jour, on pourrait espérer atteindre l’immunité collective plus rapidement. Mais le problème est un peu plus complexe. Nous n’avons pas encore le nombre suffisant de vaccins pour faire vacciner tout le monde actuellement et nous ne sommes pas un pays producteur de vaccin. Nous dépendons de ce que l’on reçoit en dons et de ce que l’on achète. Nous allons en recevoir avec l’initiative Covax. Vu que nous aurons déjà 200 000 personnes immunisées avec les vaccins AstraZeneca et Covaxine, nous attendons toujours ceux du dispositif Covax. Si on commandait par exemple 500 000 vaccins de Johnson & Johnson à USD 10 (un des moins chers et surtout à dose unique) pour protéger une grande majorité de la population résidant à Maurice, cela nous coûterait Rs 200 millions. Pour l’économie, avec le vaccin, c’est surtout la confiance qui pourra faire redémarrer l’économie des services dont le tourisme.

Pour un pays insulaire comme Maurice, quels sont les risques économiques de garder les frontières fermées ?
Garder les frontières fermées signifie réduire les échanges économiques avec l’extérieur et faire tourner l’économie avec les ressources et activités locales principalement. L’île Maurice a atteint un niveau de développement qui permet de faire tourner l’économie localement pendant un certain temps avec les réserves accumulées et les mesures gouvernementales pour soutenir l’économie. On voit qu’au niveau mondial, et surtout en Europe, la situation est difficile et la circulation des personnes est encore très restreinte. Le système de la quarantaine a permis de protéger la santé de nos concitoyens pendant de nombreux mois mais actuellement l’économie est doublement pénalisée avec la fermeture des frontières et le confinement national. Cela s’accompagne de pertes d’emplois et des pertes de revenus conséquents.

Comment décider entre risques sanitaires et économiques ? Éthiquement, est-ce que la santé devrait avoir préséance sur l’économie ?
Pour moi, même si je suis une économiste, c’est la santé avant tout. Mais il faut trouver les bonnes mesures sanitaires pour pénaliser le moins possible l’économie et redémarrer le maximum de secteurs le plus vite. La solution semble être des campagnes de vaccination massives comme en Angleterre et aux États-Unis. Il y a un point de rupture au niveau économique avec un fort risque de faillite d’entreprises et de pertes d’emplois et de revenus. Il y a donc un équilibre à trouver. Cette décision est entre les mains des politiques, nous nous attendons à ce que les politiques puissent prendre les bonnes décisions.

À cet égard, que pensez-vous de la stratégie molle de la MTPA comparée à la stratégie agressive des Seychellois qui rouvre leur pays le 25 mars sans quarantaine obligatoire ?
Je ne suis pas dans le secret des dieux pour connaître les démarches et les stratégies des organismes publics à Maurice. En revanche, je sais que certains acteurs de l’industrie du tourisme sont en plein questionnement sur la marche à suivre et potentiellement les axes de réorientation.

Les Seychelles ont pris une mesure audacieuse en rouvrant leurs frontières à tous les voyageurs internationaux (sauf ceux d’Afrique du Sud) et en annulant leur règle de quarantaine à partir du 25 mars. Les touristes devront cependant toujours présenter un résultat négatif au test PCR Covid-19, qui doit être obtenu dans les 72 heures précédant le départ. L’exception de l’Afrique du Sud fait suite aux variants et essayant ainsi de protéger le marché européen, comme l’a indiqué le ministre des Affaires étrangères et du tourisme des Seychelles. Mais il faut noter que le pays a fait une ouverture graduelle depuis janvier de cette année. En même temps, les Seychelles ont lancé une campagne de vaccination qui a déjà permis de vacciner près de 70 % de la population du pays. Avec une population de moins de 100 000 personnes, c’est un peu plus facile aux Seychelles que chez nous. Les îles Seychelles dépendent du tourisme pour plus de 65 % de leur PIB. Si bien que le revenu du gouvernement en dépend énormément. Le gouvernement a fait des coupes drastiques au début de cette année en éliminant des postes au sein de l’État dont beaucoup de postes de conseiller. Le focus de CNN sur les Seychelles avec la visite de Richard Quest a sans doute aussi aidé à soutenir cet élan d’ouverture. En Thaïlande, le pays serait prêt à supprimer la quarantaine de deux semaines pour les visiteurs vaccinés.

Le tourisme à l’agonie, l’offshore malmené par les listes grise et noire, le secteur manufacturier en panne, une roupie en dépréciation continue… quel est votre constat de l’économie mauricienne ?
Un grand nombre d’entreprises, surtout les PME qui ont pu difficilement surmonter la première crise l’année dernière, ont dû gratter le fond des tiroirs pour survivre. Ce deuxième verrouillage aura un lourd effet sur l’économie, la morale de la population et la confiance et la survie des entreprises fragiles. Même avec les prêts qui leur sont promis, il leur sera difficile de remonter la pente. Quand une PME ferme, ça ne fait pas grand bruit. Les facilités mises en place dont le Wage Assistance Scheme, ont aidé à temporiser les pertes d’emplois, mais avec presque 125 000 PME, dont beaucoup déjà très fragilisées, je crains que le nombre de sans-emploi ne grimpe davantage. Avec une situation de précarité accrue pour les femmes car, selon la Banque mondiale, les femmes sont les plus impactées par les pertes d’emplois.

Notre économie a commencé à se contracter à partir du deuxième trimestre 2020 à la suite du confinement de deux mois. Les secteurs les plus touchés ont été le tourisme et le manufacturier avec la fermeture des frontières et la perturbation des chaînes d’approvisionnement mondiales. Nos revenus du tourisme sont presque à zéro. Tous les secteurs qui dépendent de cette industrie on aussi dû faire face à des difficultés. La contraction économique s’est élevée à 32,9 % (year-on-year) au deuxième trimestre 2020. Même s’il y a eu des arrivées, la réouverture partielle des frontières a eu peu d’effet.

Nos marchés d’exportation et de source de tourisme luttent toujours économiquement face à la résurgence de la pandémie incluant le risque des nouveaux variants. Tout porte à croire que la contraction économique sera encore plus importante avec ce second confinement national et la diminution de la demande intérieure et extérieure. La roupie continue, entre-temps, à perdre de la valeur.

Avec les revenus des entreprises et des ménages à la baisse, il y aura aussi une baisse des recettes publique. La dette publique a grimpé. Avec l’élimination du plafond de dette à 65 %, nous nous trouvions en décembre 2020 avec 76,5 % de dettes publiques. Nos entreprises et les ménages ont de plus en plus de mal à gérer leurs dettes auprès des banques. Est-ce que le gouvernement pourra continuer à les soutenir à travers le Wage Assistance Scheme, les one-off payments sans se retrouver les poches vide ? L’ordre a été donné pour des coupes budgétaires au sein du gouvernement, ce qui est bien. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut surtout mieux gérer les dépenses et s’assurer qu’elles sont bien gérées et dans la transparence. Il faut privilégier les dépenses et les investissements qui soutiennent l’emploi et ont un impact positif sur l’économie de manière durable.

La Grey and Black Listing nous a montré les failles des systèmes existants et cela va au-delà que de la finance. Nous avons des problèmes de mauvaise gestion et de manque de transparence par rapport aux lois et des institutions que nous avons mises en place. Nous devrions en tirer les leçons et choisir de promouvoir un système plus vertueux pour restaurer notre image et la confiance des institutions internationales et les investisseurs.

Comment lui insuffler un nouveau dynamisme ?
Il est important de définir une stratégie à moyen et long termes avec une réelle stratégie économique de relance incluant des éléments clés sur comment redynamiser les secteurs de production.

Chaque crise est un moment propice pour se remettre en question. Il faut chercher et soutenir les secteurs porteurs et adapter nos institutions et les politiques du pays. Il y a de nombreux secteurs porteurs potentiels. On a eu de timides tentatives d’essayer de les faire décoller.

Prenons l’économie circulaire. Nos déchets sont une plaie environnementale et il faut s’atteler à régler ce problème car ce sera bon pour l’environnement et la santé et en même temps cela présente l’opportunité de développer un nouveau secteur.

La culture maraîchère locale et plus respectueuse de l’environnement est aussi une piste à explorer car les consommateurs demandent des produits de meilleure qualité et avec moins de produits chimiques et de pesticides.

En ce qui concerne le tourisme, il faut se rendre à l’évidence, le tourisme mondial ne sera plus le même. Pour continuer à exister et être attractif, nous devrions revoir l’offre de ce secteur et développer un tourisme nouveau, éthique et durable.

Notre économie, surtout en ce qui concerne le secteur manufacturier, devait devenir «innovation driven», ainsi, il est important de pouvoir investir dans la recherche et l’innovation. Et cela n’est pas qu’une affaire du gouvernement. Le secteur privé a aussi un rôle à jouer dessus.

Nous avons besoin d’une modernisation et informatisation de nos procédures administratives, de dépoussiérer les institutions, de les rendre plus solides et plus efficaces.

Il y a besoin de s’attaquer à la corruption de façon frontale et d’éliminer les failles du système qui permettent les pratiques douteuses. Nous pourrons atteindre une réduction des abus et ainsi récupérer des fonds avec la mise en place de garde-fou pour nos institutions.

Il faut aussi promouvoir l’entrepreneuriat et les initiatives des investissements privés créant de l’emploi. Si on arrive à développer de nouveaux secteurs, nous pourrions sans doute aussi attirer de nouveaux investisseurs.

Finalement, nous avons signé de nouveaux accords dont le FTA China, AfCFTA avec les pays africains, le CECPA avec l’Inde. Ces accords arrivent à point nommé pour une diversification de nos marchés car nos marchés traditionnels souffrent toujours économiquement avec la pandémie de Covid-19. C’est aussi important de souligner qu’en ce moment il n’y a que la Chine, avec un marché intérieur très important, qui affiche une bonne croissance économique.

Vous étiez de ceux qui soutenaient la nouvelle politique d’Emmanuel Macron. Y croyez-vous toujours…
Je suis de ceux qui gardent une bonne opinion d’Emmanuel Macron. Il est monté au créneau et a su gérer les crises sociales très difficiles en France. Avant que le Covid-19 ne tombe sur le monde, l’économie allait bien et il y avait un gros effort sur le travail des jeunes, sur l’innovation entre autres. Sur la scène internationale et européenne, il a su remettre la France au centre. Pendant la crise sanitaire, il a su prendre des décisions difficiles tout en rassurant la population. Même si les cas sont nombreux, le système de santé tient encore le coup. Et l’économie n’est pas à l’arrêt.

Par rapport à son programme de réforme très ambitieux, il lui faudrait sans doute un nouveau quinquennat pour réussir à tout accomplir et pouvoir vraiment évaluer son bilan. Quand j’ai été le voir à La Réunion, tous pensaient que son programme était ambitieux, mais l’espoir était que s’il pouvait accomplir ne serait-ce qu’un dixième de ce qu’il projetait, cela permettrait à la France d’avancer.

Comme En Marche, les mouvements citoyens gagnent du terrain à travers le monde. Avec la République en Marche, il a montré qu’il peut y avoir un espoir de renouveau par rapport aux partis traditionnels. À Maurice, il y a de nouveaux mouvements qui se forment. Nous avions créé Nou Repiblik comme un groupe de réflexion sur un projet de société incluant le social, l’écologie et un bon dynamisme. Mais il est très difficile de maintenir ces petits partis sachant que ces petits mouvements ont très peu de moyens financiers et de chance de représentation à Maurice sauf en alliance avec les grands partis. Mais j’espère que les nouveaux mouvements pourront réussir. C’est important d’avoir le choix, des réflexions nouvelles et de nouvelles têtes. On espère tous du renouveau mais il est très possible qu’on voie des fusionnements avec les partis existants.

…certains de ceux qui voulaient faire la politique autrement à vos côtés ont cédé aux sirènes du pouvoir et profitent de ses avantages. N’entendent-ils pas la rue qui gronde contre le régime de Pravind Jugnauth ?
Le groupe de réflexion citoyen Nou Repiblik a été une véritable pouponnière. Avec la fin de Nou Repiblik chacun a décidé de son cheminement – certains du côté du gouvernement ou dans d’autres partis politiques traditionnels de l’opposition, ou dans des start-ups politiques. Certains ont repris leurs engagements civiques et professionnels. Pour ma part, j’ai choisi de me focaliser sur mon travail où je continue à conseiller des gouvernements en Afrique sur leurs projets de réforme et de développement économique. Je gère aussi un portefeuille de soutien en assistance technique au développement pour 25 pays africains de la zone est-africaine, sud-africaine et l’océan Indien. Je fais toujours partie du Think Tank «Mauritius Society Renewal» et nous travaillons sur le problème des fake news, avec AfricaCheck, le soutien de l’ambassade des États-Unis et l’université de Maurice. Nous avons pu former une trentaine de personnes, ce qui a permis la mise sur pied d’une communauté de factcheckers à Maurice.

Il est difficile de faire de la politique autrement au sein des partis traditionnels car ce sont des organisations qui ont déjà un modus operandi bien ancré et difficile à changer. D’un autre côté il est difficile pour un petit parti d’exister à Maurice sans graviter autour des grands partis.

Est-ce qu’ils entendent la rue qui gronde ? Je pense que oui, car nul ne peut ignorer ce qui se passe autour de nous. J’espère qu’ils pourront, de leur côté, soutenir la population, écouter les griefs des Mauriciens et surtout essayer de changer les choses. Il faut se rappeler qu’avec le taux de chômage haut, et qui pourrait grimper encore après ce confinement, il y a des risques de tension sociale. Ce n’est pas un phénomène réservé à Maurice et on voit que partout dans le monde, les peurs et les mécontentements peuvent faire monter la tension sociale.

Un des griefs, est bien la question de corruption. Mis à part récupérer les fonds des cas qui défraient la chronique, il faut aussi revoir les failles de ces systèmes qui ont permis ce type de pratiques d’exister et mettre en place les garde-fous nécessaires pour prévenir ces pratiques.

Alors que nous sommes en confinement, comment voyez-vous l’avenir de Maurice ?
Ceux qui me connaissent savent que je suis généralement optimiste. J’aimerais l’être de tout cœur mais je suis aussi réaliste et je vois les voyants qui tournent au rouge. L’avenir proche ne sera pas facile.

Au niveau mondial c’est, certes, la première fois de l’histoire de l’humanité que nous avons un des vaccins développés en 330 jours depuis le début de la pandémie. (Le plus rapide avant était de quatre ans pour le Zika virus). Il était prévu que les vaccins Covid-19 doperaient la croissance mondiale en 2021, mais les nouveaux variants et les retards dans certaines campagnes de vaccination retardent la reprise.

À Maurice, nous avons des stocks de vaccins limités, nous ne sommes pas encore sorties de la liste noire de l’Union européenne. Moody’s nous a dégradé. Notre économie est en train de suffoquer sous un second verrouillage, le chômage a grimpé, les investissements privés sont au plus bas.

Il faut accélérer notre campagne de vaccination et développer notre stratégie de relance dans un monde qui a changé avec de nouveaux secteurs porteurs.

 

Qui est-elle ?

<p>Je suis diplômée en Économie de l&rsquo;université de Delhi, j&rsquo;ai un Master en Économie (focus sur la finance et l&rsquo;économie internationale) de l&rsquo;université Jawaharlal Nehru ainsi qu&rsquo;un Master en Administration publique (focus sur le Leadership) de l&rsquo;université de Harvard.</p>

<p>Au niveau professionnel, je suis conseillère en développement du secteur privé au sein de pays africains tels que le Rwanda, Madagascar ou la Namibie. J&rsquo;interviens pour le compte d&rsquo;agences internationales telles que la Banque mondiale, l&rsquo;Union européenne, la Banque africaine de développement, USAID, FCDO ou les pays individuellement, sur le soutien au développement économique en Afrique. Je conseille des entreprises qui investissent en Afrique et je gère un portefeuille de 25 pays africains pour la mise en place de soutien technique visant le développement économique et des investissements. Au niveau personnel, je suis mariée et j&rsquo;ai un tout petit de deux ans qui prend une bonne partie de mon temps. Je suis aussi très fière de mon héritage familial particulièrement dans le domaine de l&rsquo;éducation des femmes. Fière du fait que je sois arrière-petite-fille de deux migrantes qui étaient venues comme coolies (travailleurs engagés) et qui doivent leur réussite à leur sueur du travail de la canne et de l&rsquo;éducation.</p>