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Philippe Jaunet: «Maurice n’a pas encore pris le virage de l’intelligence artificielle»

19 février 2020, 16:05

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Philippe Jaunet: «Maurice n’a pas encore pris le virage de l’intelligence artificielle»

Lorsque des hommes d’affaires étrangers ont un sens élevé de la notion de l’innovation et de la créativité, ils ne demandent pas ce que leur pays d’adoption peut leur apporter. Philippe Jaunet en fait partie. Cinq ans après son installation à Maurice, l’apport de l’informatique aidant, il est parvenu à se frayer une voie dans le secteur si compétitif qu’est celui de la vente et de l’achat de produits de seconde main. 

Quels facteurs ont pesé dans la balance pour que Maurice soit le choix de votre destination en tant qu’entrepreneur  et  ingénieur  de formation avec une spécialisation dans le domaine de l’intelligence artificielle ? 
Je suis arrivé à Maurice il y a plus de cinq ans, sans idée préconçue. Je n’ai donc pris en considération aucun facteur lié à une éventuelle implantation professionnelle. Mes préoccupations étaient davantage personnelles. Je suis d’origine française mais Maurice est vite devenu mon pays d’adoption. Je me comporte humblement et je mets un point d’honneur à essayer de rendre aux Mauriciens tout ce qu’ils m’apportent. 

Je suis arrivé avec un bagage professionnel qui m’a finalement permis d’envisager plusieurs possibilités. Tout d’abord, je connais le potentiel de l’Afrique pour y avoir évolué durant quelques années. J’ai notamment créé une ONG pour venir en aide aux enfants nécessiteux au Bénin et au Togo. Cet engagement a permis la construction, la rénovation et l’informatisation de plus de 30 écoles et hôpitaux.

Que vous a apporté spécifiquement cette expérience? 
Elle m’a indéniablement rapproché de ce continent dont Maurice est probablement la meilleure plate-forme Business. Ensuite, Maurice, dont le lien avec la France reste étroit, est en passe d’atteindre une réelle maturité technologique. Les usages associés à la technologie se généralisent. La demande est croissante. En tant qu’entrepreneur, initier la mise en place d’une économie circulaire me semblait être ce que je pouvais faire de plus salutaire pour mon pays d’adoption. Avoir fait des études d’ingénieur est une chose, les mettre au profit du plus grand nombre en est une autre.

Cinq ans après votre installation à Maurice, qu’est-ce qui vous a conforté dans l’idée que vous vous êtes fait préalablement de la destination? 
L’idée que je me faisais de Maurice lors de mon arrivée était plutôt celle d’une carte postale. En ce sens, j’ai été plus que conforté. En revanche, je ne venais pas pour me réaliser professionnellement. Par la suite, l’idée a fait son chemin. J’ai donc pris en considération certains facteurs évoqués un peu plus tôt dans la précédente question. Ainsi, il a fallu m’intéresser à la culture, aux modes de vie et de communication, à la diversité des communautés, aux codes business, aux réseaux mais également à la situation sociale, économique et politique du pays. 

L’introspection qui s’en est suivie m’a conduit à développer un projet destiné à améliorer la qualité de vie des Mauriciens tout en optimisant leur pouvoir d’achat. Qui plus est, un projet écoresponsable dont les rôles social et sociétal sont majeurs. Weshare.mu est né en septembre 2016 après une année d’études, de recherches et de développements. Sans réseau, sans notoriété, sans antériorité et sans appuis financiers externes, le chemin fut long et tortueux avant de pouvoir l’exprimer à ce sujet aujourd’hui.

Quelles idées avez-vous dû abandonner en cours de route pour faciliter votre adaptation à la situation spécifique de Maurice et les raisons qui expliquent cette posture ?
La situation spécifique de Maurice n’est contrariante que pour celui qui ne fait pas l’effort de s’intégrer. Certains aspects peuvent, certes, diverger du fonctionnement européen, mais c’est à moi de m’y conformer, et non le contraire. Je pourrais citer la ponctualité, dont la notion est ici très relative ; les applications, il y en a partout, pour tout, trop ; le turn-over des employés ; les «oui» de bienséance et le niveau de la formation, par exemple. 

Je crois que l’une des composantes d’un entrepreneur est la capacité d’adaptation. Pourquoi adopter cette posture ? Simplement parce que je m’y sens à l’aise. Chaque pays a ses règles. Je les respecte. Mais la situation la plus complexe à appréhender à Maurice est sans aucun doute celle des ressources humaines. Ce dossier serait trop long à évoquer maintenant mais il me semble être une priorité absolue.

Votre installation à Maurice a débouché sur la création de trois plates-formes, toutes associées aux ventes et aux achats. Parmi les produits qui entrent dans les perspectives des activités de ces plates-formes figurent les voitures et les biens immobiliers. Lequel de ces deux axes d’activités a enregistré l’évolution la plus marquante?
En effet, à la suite de la première expérience réussie de weshare.mu, nous avons pris la décision, mon associé Ludovic Balloux et moi-même, de développer nos verticales en segmentant notre offre. C’est à ce titre qu’a été créé Netlab, holding sous l’égide duquel les plates-formes weshare.mu, molakaz.mu et cardealerz.mu sont fédérées et mutualisées. 

Weshare.mu est aujourd’hui le leader incontesté des petites annonces à Maurice, avec cinq millions de pages vues mensuellement et plus de 800 000 visiteurs uniques en 2019. Un facteur qui en fait le premier support média de masse pour des utilisateurs en situation d’achat. Nous avons analysé et interprété nos données sur trois ans dans un premier temps, puis consulté nos utilisateurs dans un second. Plusieurs secteurs suscitent un intérêt majeur, l’immobilier et les véhicules en font partie.

Sur quoi ce constat a-t-il débouché? 
C’est la raison pour laquelle molakaz.mu et cardealerz.mu ont vu le jour. Les lancements de deux autres verticales sont planifiés dans le courant du premier semestre mais je ne peux vous en dire davantage dans l’immédiat, si ce n’est qu’elles seront conformes en tous points à nos valeurs et à notre vision. 

Pour ce qui est des chiffres de molakaz.mu, l’accueil a été remarquable. Nous avons lancé molakaz.mu le 16 décembre 2019. En un peu plus d’un mois, le site comptait plus de 50 000 visiteurs uniques, 120 000 sessions et un million de pages vues. L’engagement est très marqué puisque, à chaque session, le temps moyen est d’environ 10 minutes. L’état de l’offre ne répondait plus à la demande, molakaz.mu est ainsi devenu le leader des annonces immobilières entre particuliers en moins de deux mois. 

Cardealerz.mu a été lancée le 14 février, je n’ai donc que très peu de recul pour vous répondre objectivement sur les chiffres. Néanmoins, il est aujourd’hui avéré que cardealerz.mu est déjà numéro un en termes de nombre d’annonces de véhicules entre particuliers. Les chiffres s’annoncent encore plus spectaculaires que ceux de molakaz.mu. 

Netlab génèrera plus de 100 millions de pages vues en 2021.

Un de vos projets concerne la mise en place d’un écosystème circulaire. Quels sont les facteurs qui vous ont incité à prendre cette option en faveur d’un mode de développement qui respecte l’environnement?
Les facteurs sont multiples. En 2016, la naissance de weshare.mu répondait à une façon de vivre et de consommer en pleine mutation. Weshare.mu est aujourd’hui devenue un modèle populaire comme en témoignent nos 820 000 visiteurs uniques et notre place de 1er site le plus fréquenté à Maurice par des utilisateurs en situation d’achat. 

Avec molakaz.mu et cardealerz.mu, le succès de Netlab est l’incarnation d’une certaine philosophie de consommation, celle de la seconde vie des objets. À travers les échanges et les opportunités qu’il suscite au quotidien, Netlab joue un vrai rôle non seulement dans la transition environnementale et l’économie circulaire mais aussi dans l’amélioration du niveau de vie et du pouvoir d’achat des Mauriciens. Autant d’échanges et de rencontres qui font aussi de Netlab un facilitateur de lien social de proximité. 

Aujourd’hui, trois Mauriciens sur quatre utilisent nos plates-formes Netlab dans toutes les facettes de leur vie : logement, véhicule, déco, mode, multimédia... Netlab est donc le reflet du quotidien des Mauriciens, de leurs comportements, de leurs besoins. Elle endosse un véritable rôle de service public qui nous confère une responsabilité dont nous sommes pleinement conscients, celle d’être un acteur exemplaire dans notre activité et de promouvoir des échanges plus responsables, c’est-à-dire plus écologiques, plus transparents et plus respectueux des individus et de la société.

En tant qu’étranger qui a décidé d’intégrer le secteur économique du pays, que pensez-vous des efforts consentis jusqu’ici pour que le pays s’impose une approche susceptible d’atteindre un juste équilibre entre le développement et le respect que tout pays doit avoir à l’égard de l’environnement ?
C’est un véritable enjeu. Le gouvernement mauricien prêche en ce sens. Les sacs en plastique non biodégradables sont interdits. Des mesures sont prises pour réduire les gaz à effet de serre. Les déchets solides et dangereux subissent un traitement désormais spécifique. Il reste cependant beaucoup à faire. Une démarche proactive des entreprises associées à une réelle prise de conscience des consommateurs est indispensable à l’adhésion du plus grand nombre.

Que faut-il faire, à votre avis, pour obtenir une plus grande adhésion de la population aux efforts consentis jusqu’ici en vue d’une protection plus consciencieuse de l’environnement? 
Les campagnes de sensibilisation manquent cruellement à Maurice. Prenons l’exemple du commerce de biens de seconde main, que je connais bien. Ses bienfaits sont considérables. En offrant une seconde vie aux objets, Netlab contribue à favoriser une consommation responsable. Concrètement, grâce à cette démarche, Netlab prolonge également la durée de vie des objets tout en retardant leur statut de déchets, accentue la lutte contre l’obsolescence programmée. L’audience suscitée permet à Netlab de jouer un rôle majeur au niveau de l’économie circulaire de Maurice.

Quels sont vos arguments pour justifier votre engagement dans un secteur d’activités qui favorise l’utilisation des objets de seconde main? 
Plusieurs études sur l’impact environnemental du commerce d’occasion permettent de mesurer l’impact positif des activités telles que la nôtre sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Elles révèlent que les utilisateurs des sites d’objets de seconde main, à l’échelle mondiale, permettent d’économiser annuellement plus de 300 millions de tonnes de CO2 dans le monde et que plus de 900 millions de biens ont évité la poubelle en 2019. C’est ce qui me semble être le juste équilibre entre le développement et le respect de l’environnement, autrement nommé le développement durable. À la lumière de ce constat, notre rôle consiste indéniablement à apporter notre soutien aux initiatives de promotion de modes de consommation plus responsables et participer ainsi à la sensibilisation et à la prise de conscience mauricienne sur ces sujets. Notre réflexion pour mener à bien le développement de cette filière est quotidienne. 

Maurice est entré de plain-pied dans un système de consommation n’ayant, dans la plupart des cas, aucune option à l’usage unique de certains produits comme le plastique. Que faudra-t-il entreprendre pour renverser cette tendance avec pour objectif de favoriser l’entrée en scène d’un mode de développement et de consommation où la notion de développement durable est présente en tout ce qui est entrepris comme projet, que sa mise en route soit envisagée sur les court, moyen et long terme ? 
Le chantier est énorme, nous en sommes aux fondations. Comment concilier croissance rapide et éco responsabilité lorsque la priorité est financière ? Le pays est en construction, les champs de canne laissent la place aux malls, smart cities et autres résidences privées. Les projets relatifs à la promotion des énergies renouvelables se développent à un rythme aléatoire. Le parc automobile est erratique. La surconsommation guette. Elle est en totale opposition avec toute idée que l’on puisse se faire du développement durable. Le bilan carbone devient indécent et le gâchis terrifiant. 

Si nous agissons tous à notre niveau, tant personnel que professionnel, alors ce sera une première étape. Nous n’y sommes pas. Maurice est un État insulaire. Sa survie dépend de notre constante attention. Nous devons tous nous sentir concernés par le changement climatique et le développement durable. Nous avons tous un rôle à jouer. 

Concernant les entreprises locales, certains projets sont matures et de nombreuses initiatives sont à saluer. La prise de conscience est globale. Il nous faut agir au niveau local. Il est important de sensibiliser tous les acteurs dans les secteurs de l’éducation, de la recherche et de l’innovation. Il est tout aussi important de promouvoir les compagnies qui contribuent à améliorer notre qualité de vie. NetLab en fait partie. Nous y mettons un point d’honneur. Mais permettez-moi de finir par une question qu’il serait intéressant de développer: une marque peut-elle réellement avoir une conscience environnementale ?

Maurice vit constamment sous l’effet de la rupture technologique en raison des innovations occasionnées par des technologiques naissantes et il doit constamment s’adapter. La prochaine rupture, si elle n’est pas déjà sur place, est celle que va provoquer l’intelligence artificielle. Quelles répercussions l’introduction de l’intelligence artificielle,en tant que technologie innovante, risque-t-elle de provoquer dans le pays ?
Notre modèle doit constamment se développer concomitamment à l’essor de nouveaux usages. En effet, la rupture technologique telle qu’elle est communément définie concerne le produit. Elle mue désormais vers les usages. Mais qu’est-ce que l’intelligence artificielle? En 1956, Marvin Lee Minsky la définissait ainsi : «La construction de programmes informatiques qui s’adonnent à des tâches qui sont, pour l’instant, accomplies de façon plus satisfaisante par des êtres humains car elles demandent des processus mentaux de haut niveau tels que l’apprentissage perceptuel, l’organisation de la mémoire et le raisonnement critique». 

Cette intelligence artificielle, l’IA, nous ne la voyons pas. Nous la vivons au quotidien. Maurice, comme de très nombreux autres pays, n’a pas encore pris le virage de l’IA en tant qu’acteur. Il est l’un des premiers pays africains en tant qu’utilisateur. Nous n’avons et n’aurons pas besoin d’intégrer l’IA dans nos modes de vie. Cela se fera naturellement, parfois insidieusement. Maurice, du fait de son rapide rythme de développement, ne rencontre pas d’obstacles techniques à l’introduction de nouvelles technologies.

L’entrée en scène de toute forme de technologie innovante implique obligatoirement le recours à de nouveaux comportements. Qu’en est-il de l’intelligence artificielle?  
Il est important de mettre à nouveau l’accent sur les nouveaux comportements à adopter. Il est en effet confortable de faire ce que l’on sait faire, comme nous savons le faire. En outre, certains s’inquiètent des conséquences qu’aurait un manque de contrôle de l’IA. Nous avons tous entendu parler de cyberguerre, de robots militaires ou encore de l’explosion de la courbe du chômage. A contrario, il existe des perspectives d’évolution positive pour l’Homme et la planète, dans le domaine médical ou pour la prévention des catastrophes naturelles par exemple.