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Au Kurdistan d’Irak, les réfugiés syriens font changer les goûts et les couleurs

19 janvier 2020, 20:30

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Au Kurdistan d’Irak, les réfugiés syriens font changer les goûts et les couleurs

Au début, le café amer d’Abdessamad Abdelqader n’a convaincu personne. Mais aujourd’hui, ce Kurde de Syrie a ses fidèles, dont certains se risquent même à boire son breuvage sans sucre: au Kurdistan d’Irak, l’arrivée de réfugiés de Syrie voisine a changé les habitudes.

Dans la petite société fermée du Kurdistan autonome, ces nouveaux venus, arrivés à partir de 2011 lorsque la guerre en Syrie a éclaté, ont bouleversé certains us et coutumes, non seulement culinaires, mais aussi artistiques et linguistiques, selon des sociologues locaux.

Il y a six ans, Abdessamad Abdelqader, 45 ans, a quitté la Syrie pour Erbil, capitale du Kurdistan irakien (nord). Là, il a ouvert une échoppe ne servant que des expressos et du café syrien --un café turc parfumé à la cardamome, dont il faut laisser le marc décanter longtemps.

La première semaine, raconte-t-il à l’AFP, il a offert des tasses à tous les commerçants alentour. Mais dans une région où le thé est roi, il n’a récolté que moues et autres lèvres pincées.

«La première année, mes clients étaient à 99% des Arabes venus d’ailleurs en Irak, donc peu nombreux», dit-il en gardant un oeil sur ses quatre serveurs, tous syriens.

Avec le temps, et à grand renfort de cuillerées de sucre pour alléger l’amertume, il est parvenu à vendre «200 à 300 tasses de café par jour à des clients à 90% Kurdes irakiens».

«Se frotter aux traditions»

Kurdes de Syrie et d’Irak ne partagent pas la même langue mais se revendiquent d’un même Etat qu’ils ne sont jamais parvenus à créer.

Dans la société kurde irakienne qui n’a de cesse de défendre son particularisme face aux autorités centrales de Bagdad --majoritairement arabes--, l’accueil de 300.000 réfugiés syriens n’a pas été facile, même si la majorité d’entre eux sont kurdes.

Mais au fil des années, «l’expérience des locaux face à la culture syrienne a déconstruit le rejet historique de l’étranger», affirme Hawzhen Ahmed, docteur en études culturelles, qui relève que les mariages mixtes, notamment, ont «contribué à plus de sociabilité» entre Kurdes de Syrie et d’Irak.

Dans les restaurants, les assiettes de houmous, taboulé et salade fattouche ont fleuri sur les tables, tandis que des pâtisseries syriennes ont ouvert.

Joumana Tourki, une Arabe mariée à un Kurde de Syrie, s’est installée à Erbil en 2014.

A l’époque, dit cette diplômée en sociologie de 34 ans, très peu de femmes travaillaient --le Kurdistan comme l’Irak en général a l’un des taux d’emploi de femmes les plus bas au monde (environ 15%). Après la tombée de la nuit, les femmes se faisaient rares dehors.

Aujourd’hui, de nombreux magasins emploient des femmes et les marchés et centres commerciaux sont bondés jusque tard. «C’est dû à l’influence des réfugiés syriens», selon Mme Tourki, qui assure qu’en Syrie, il est plus fréquent pour une femme de travailler ou de sortir le soir.

«Les réfugiés syriens ont prouvé que les cultures des nouveaux arrivants sont bénéfiques lorsqu’elles viennent se frotter aux traditions et normes locales», estime M. Ahmed.

«Renaître»

Les Kurdes de Syrie ont retrouvé de l’autre côté de la frontière des racines qu’ils avaient perdues dans la République arabe syrienne, où les particularismes régionaux --surtout kurdes-- sont étouffés.

Avant 2011, dans les régions kurdes en Syrie, porter l’habit traditionnel ou les couleurs du drapeau kurde pouvait mener en prison.

En Irak, les Kurdes de Syrie ont renoué avec les célébrations publiques de Norouz, le nouvel an kurde qui, chaque 21 mars, marque l’arrivée du printemps. Ils se sont remis à porter le pantalon bouffant traditionnel et ont retrouvé de vieux idiomes oubliés.

«Les Kurdes d’Irak nous ont aidé à faire renaître notre langue. Ils parlent un Kurde moins teinté (d’arabe) que les Kurdes de Syrie car en Syrie, la langue kurde était interdite», explique Hussein Dewani, un enseignant et musicien kurde syrien arrivé à Erbil en 2012.

«A mon arrivée, j’ai entendu des mots que ma grand-mère utilisait mais qui se sont perdus au fil des générations», poursuit l’homme de 33 ans, qui a appris le kurde sorani, parlé à Erbil, tandis qu’il enseignait le kurmandji, le kurde de Syrie, à ses collègues.

Selon lui, même la musique kurde irakienne s’inspire désormais de mélodies syriennes.

Rodi Hassan, arrivé de Syrie en 2008 pour terminer ses études de médecine au Kurdistan irakien, se réjouit des interactions croissantes entre les deux communautés.

«Quand je suis arrivé, on ne connaissait quasiment rien les uns des autres et on avait beaucoup de préjugés», se rappelle-t-il. «Aujourd’hui, c’est complètement différent, des amitiés et des mariages nous ont liés».