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Diego Calaon: «Il existe 700 à 800 structures de l’ère coloniale encore à Port-Louis»

19 décembre 2019, 17:19

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Diego Calaon: «Il existe 700 à 800 structures de l’ère coloniale encore à Port-Louis»

Vous avez enseigné pendant 15 ans l’archéologie et la topographie antique à l’université Ca’ Foscari, à Venise. Pourquoi avoir fait une pause et être parti cinq ans (2013-2018) à l’université de Stanford, aux États-Unis ? 
Je me suis rendu aux États-Unis pour réécrire l’histoire de Venise. L’idée était de quitter pendant un certain temps le milieu académique et archéologique, qui restait autocentré et ne regardait que les implications politiques et les guerres à Venise, et pas ses relations entre l’environnement et l’eau. Les Vénitiens avaient une relation spéciale avec l’eau puisqu’ils étaient obligés de se déplacer en bateau et cette relation les a transformés en experts de bateaux, en contrôle de la marée et de la lagune. Ce qui a fait la force de Venise, c’est la maîtrise de la mer et du bois. Grâce à cette maîtrise, les Vénitiens ont pu voyager et conquérir économiquement toute la Méditerranée. C’est pour examiner toutes ces perspectives que je suis parti aux États-Unis, pour enseigner et continuer à faire des recherches.

C’est là que j’ai découvert Maurice à travers mon confrère Krish Seetah, zoo-archéologue et professeur d’anthropologie à l’université de Stanford, en Californie. Je me suis laissé embarquer dans le projet sur lequel il travaillait car j’ai trouvé qu’étudier les changements et le travail engagé à travers l’archéologie était important pour mes travaux de recherche à Venise.

Quel rapport justement entre le travail engagé et Venise ? 
Un aspect que les archéologues vénitiens n’ont pas considéré est le rôle du travail engagé ou forcé dans la création des richesses, à Venise. Ce qu’il faut savoir, c’est que les Vénitiens étaient impliqués dans la traite des esclaves. Ils allaient vendre des esclaves à Alexandrie, en Égypte, et au retour, ils rapportaient des produits. Mais ce n’est écrit nulle part dans les documents historiques de Venise car ils ne voulaient pas être associés ou être souvenus du monde entier comme esclavagistes.

Ce sont les données historiques d’Europe qui le confirment. Les Vénitiens ont mis en place un système d’esclavage mais aussi un système de contrôle du travail de la population locale. D’où le point commun entre Maurice et Venise. L’establishment vénitien avait un système de contrôle de travail sur les îles autour de Venise. Ils forçaient la population à ne pas quitter son lieu de travail. Le travail était contrôlé et les gens n’avaient pas la pleine liberté de mouvements, ni le droit de changer de travail. Ce faisant, cela a donné à Venise un haut degré de spécialisation, qui est l’ingrédient fondamental pour la Venise médiévale. Le commerce pratiqué à travers les voyages en bateau était effectué par beaucoup d’artisans et de galériens.

Et en regardant Maurice, on réalise que la richesse provenait du sucre et que le travail derrière le sucre vient des esclaves et des travailleurs engagés. La possibilité d’exploiter le travail des esclaves et, par la suite, des travailleurs engagés pour maximiser la production, a permis à Maurice d’être compétitif au niveau mondial. La richesse de l’île résidait dans la force des poignets des esclaves et des travailleurs engagés. Et cela a été pareil pour Venise.

Cette fois, vous êtes à Maurice dans le cadre de quel projet ? 
C’est un nouveau chapitre portant le nom de Port-Louis Archeology of the Tropical City, qui part de l’expérience acquise auprès de l’Aapravasi Ghat et du National Heritage Fund, lorsque nous faisions des fouilles et une évaluation archéologique de l’hôpital militaire. Lors de mon avant-dernier voyage, j’ai réalisé, en arrivant à Port-Louis, que c’est une ville exceptionnelle au niveau des bâtiments historiques.

Nous avons comptabilisé 700 à 800 structures historiques datant de la deuxième moitié du 18e siècle et des périodes de colonisations française et anglaise. Je parle là non seulement de maisons coloniales ou de maisons créoles riches mais aussi des maisons créoles en tôle, à des stores, des entrepôts, des ateliers, des petits commerces.

Combien de ces structures historiques sont encore intactes ? 
Je dirai que 30 % le sont. Ce projet, pour lequel je suis venu à Maurice il y a une dizaine de jours, en compagnie de quatre étudiants post-doctorants italiens, est réalisé dans le cadre du développement entre l’Italie et l’Afrique et est financé par le ministère des Affaires étrangères italien et facilité par l’université Ca’ Foscari de Venise et l’ambassade italienne à Pretoria, en Afrique du Sud, et le consulat italien et Stefano Zinno, le consul d’Italie à Maurice.

Avec nos équipements – drones, appareils photos, ordinateurs et logiciels dernier cri, dont le système informatique géographique (SIG), la machine Total Station mesurant la topographie et d’autres équipements, nous répertorions ces structures en faisant la cartographie et une évaluation en trois dimensions de chacune d’entre elles, avec des photos et tous les détails techniques sur la construction et leur chronologie. Bien que ce projet doive s’étaler sur cinq ans, l’idée est qu’à partir de l’année prochaine, chaque personne intéressée puisse consulter un Web GIS, soit une base de données comme Google Map, avec toutes les photos et les détails techniques et historiques des constructions, de même que des itinéraires historiques basés sur ce qui existe encore.

Lundi, nous avons effectué l’étude des quartiers du côté nord des Casernes centrales, qui était une partie de la ville occupée par les Noirs libres. Il y a encore des petites maisons en tôle datant du début ou de la moitié du XIXe siècle qui sont encore là. Ce ne sont pas des choses considérées comme faisant partie du patrimoine mais elles ont une importance très grande pour l’histoire collective de la ville.

Quels sont les objectifs de cet outil consultable par tout le monde ? 
L’objectif premier est de garder la mémoire collective intacte. Ensuite, à travers l’étude comparée des bâtiments, on verra que l’on peut retrouver des tendances architecturales similaires dans d’autres pays colonisés par les Français et les Anglais. Ce sont des tendances visibles à travers le patrimoine bâti. L’autre intérêt est celui du patrimoine général car Maurice, comme tous les pays colonisés, a un rapport pas toujours simple avec son passé colonial.

Ce patrimoine colonial peut être envisagé de façon contradictoire, c’est-à-dire qu’une partie de la population peut le trouver positif et une autre pas très reluisant. Mais dans tout cela, il ne faut pas l’occulter car il révèle la complexité ou l’exceptionnalité d’une ville comme Port-Louis. Et puis, mettre la mémoire coloniale sur données numériques, c’est donner à la population des outils pour réfléchir sur son histoire et prendre des décisions urbanistiques.

Mais nous, professeurs et chercheurs, nous ne sommes pas là pour donner un avis à ce sujet. On est là pour reconstruire l’histoire qui est multicouches et ensuite, ce sera à l’État et à la population de juger et de décider. L’important est de connaître l’histoire et ensuite de prendre des décisions.