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Georges Li Ying Pin après 54 ans de karaté, ne s’estime toujours pas sage

11 octobre 2019, 21:30

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Georges Li Ying Pin après 54 ans de karaté, ne s’estime toujours pas sage

Le 21 mai 2019, Georges Li Ying Pin a été décoré de l’Ordre du Soleil Levant, Rayons d’Or et d’Argent du Japon, sur recommandation de l’empereur Naruhito. Le Japon honorait celui qui a introduit le karaté à Maurice en janvier 1972 et contribué par la même occasion à promouvoir la culture japonaise. Pour Georges Li Ying Pin, c’est assurément «l’aboutissement de plus d’un demi-siècle d’entraînement, d’enseignement, de recherches et de synthèse». Mais ce n’est qu’une étape sur ce chemin qu’il poursuit en toute humilité en quête de sa véritable identité.

Entre le jeune homme fougueux que vous étiez au début des années 70 et désireux d’approfondir ses connaissances en karaté et le sage que vous êtes devenu aujourd’hui à 76 ans, combien d’années se sont écoulées ?
– En toute humilité, je ne pense pas avoir atteint le degré de sagesse qui me qualifie pour le titre de sage. J’ai commencé le karaté officiellement le 1er mai 1965. Je totalise 54 années de pratique. J’avais été initié au kung-fu, l’art martial chinois, par mon père durant mon enfance. Après mes 16 ans, j’ai effectué un break. Un professeur de kung-fu m’avait dit un jour que je ne serais pas en mesure de me réveiller à l’aube pour m’entraîner. Il s’était moqué de mon physique. Cela m’avait blessé et j’avais toujours voulu relever ce défi. Je redécouvre les arts martiaux japonais en 1965 par le biais d’un Mauricien employé à la Royal Air Force. Une année après, je fais la connaissance d’un Japonais, Tsuneyoshi Nishi, représentant de la Japan’s Fisherman Cooperative Association, en lien avec Kai Gai Kyo Go Kaisha. Je m’entraînais au club Blue & White à la rue Desforges, à Port-Louis.

Tsuneyoshi Nishi m’a accompagné jusqu’en 1968. Il estimait alors m’avoir transmis tout son savoir et m’a encouragé à me rendre au Japon si je voulais approfondir mes connaissances.

Qu’est-ce qui déterminera le choix de l’école Joshin Mon Shorin Ryu ?
– J’étais déjà en pourparlers avec deux écoles au Japon, l’une qui enseignait le karaté kyokushinkai et l’autre le karaté shotokan. Toutefois, un Fidjien de passage à Maurice en 1970, du nom de Henry Gibson, un pratiquant de karaté aussi qui se rendait au Japon, me parla de l’école Joshin Mon Shorin Ryu et de son maître, Hoshu Ikeda.

Il sortait du sud du Japon, Kagoshima, ville proche d’Okinawa, berceau du karaté. Il venait de créer son école et avait forcément des choses à prouver pour démontrer sa valeur. Avec Hoshu Ikeda, qui plus est, j’allais avoir la chance d’avoir contact directement avec le maître. Henry Gibson me mit en relation avec celui qui allait devenir mon guide. Le contact a été établi par lettre.

En 1971, au début de juillet, je vais à la rencontre d’Hoshu Ikeda à Tokyo où il avait émigré. Je vais voyager en sa compagnie dans plusieurs villes du Japon : Shizuoka, Nagoya, Osaka, Yokohama, dans le centre du Japon. Il se déplaçait pour des stages et des passages de grade. Je regagnerai Maurice à la fin du mois de décembre. En janvier 1972, j’ai introduit officiellement le karaté à Maurice. L’école Joshin Mon Shorin Ryu a fêté ses cinquante ans fin août.

En 1975, j’ai effectué un nouveau périple de sept mois au Japon. J’ai effectué au total plus d’une quinzaine de déplacements au Japon. Pour satisfaire ma curiosité, durant ce demi-siècle de pratique, j’ai visité Okinawa, la Chine, Taiwan, la Corée, la Thaïlande, Hong-Kong. J’ai voulu découvrir les différentes formes d’arts martiaux, les différents styles. On ne finit jamais d’apprendre. J’ai fait du taichi, du wing chun, du kobudo, le maniement des armes traditionnelles dans notre école. Je me suis spécialisé dans le maniement du bâton.

Durant presque un demi-siècle, comment avez-vous approfondi vos notions de karaté ? Avez-vous remonté le cours de la conscience, de l’extérieur vers l’intérieur ? Etes-vous parti d’une pratique purement physique pour des ressentis d’ordre métaphysique ?
Il y a le karaté, qui est physique, et le karaté-do, avec le suffixe qui signifie la voie. Le karaté japonais est un ensemble d’exercices physiques à but prophylactique, thérapeutique, récréatif, de self-défence. C’est une gymnastique qui s’élève au rang de discipline spirituelle grâce au suffixe do.

La gestuelle est une science reposant sur l’apprentissage de techniques et la mise en application de lois biomécaniques. Grâce à une séquence hiérarchisée de mouvements respectant l’alignement et l’impulsion, une force exponentielle est créée pour un impact explosif. Grâce à la pratique et la répétition perpétuelle, avec pour objectif une amélioration toujours renouvelée, l’effort devient intelligent, il devient art. Les remontrances du maître aidant, le pratiquant finit par trouver sa véritable identité. Il comprend la forme de justice naturelle qui émane de la noblesse du guerrier tout en constatant, avec humilité, l’étendue de son ignorance. Il apprend alors l’humilité.

Le vocable arts martiaux suppose un entraînement structuré susceptible de développer les valeurs de l’esprit guerrier. C’est une méthode d’entraînement. Il ne faut voir là rien de péjoratif. Par esprit guerrier, j’entends la discipline, la patience, la persévérance, la vigilance, la résilience, le sens de l’effort, le respect de soi, de l’autre, de l’ordre social, des institutions, de la hiérarchie, l’obéissance, le sens d’appartenance, l’esprit d’équipe. Autant de valeurs applicables dans la vie de tous les jours pour celui qui en a une pleine conscience et qui vit le concept d’ici et maintenant.

Vous avez surtout enseigné cet art martial à plusieurs générations de jeunes et de moins jeunes. Quand eux pensaient maîtrise d’une gestuelle, est-ce que vous pensiez à la même chose ? Ou bien étiez-vous engagé déjà dans le processus du guerrier qui a déposé les armes à l’entrée du sanctuaire ?
Certainement ! A force d’avoir répété à l’infini des mouvements, j’ai appris à faire ce qu’il faut faire comme cela doit être fait. Je suis à même d’évaluer la gestuelle de tout pratiquant. C’est du vécu, pas des connaissances livresques. L’attente principale d’un guerrier, c’est la mort. Il peut mourir à n’importe quel moment. Qui plus que lui vit l’instant présent ? La mort donne sens à la vie. Il vit l’instant présent en faisant de bonnes actions de façon à laisser de bons souvenirs, de bonnes œuvres qui seront pour lui source d’immortalité.

Est-ce cela finalement l’art martial : maîtriser l’art de la guerre mais pour ne pas la faire sinon à l’intérieur ?
C’est paradoxal ce que je vais vous dire : à travers l’art du guerrier, j’ai appris la fermeté mais aussi la gentillesse. Le cheminement intérieur débute quand la maîtrise technique a été atteinte. La bonne posture physique permet une introspection, un regard sur soi et sur le monde. Le pratiquant devient alors une méditation en mouvement. Il fait connaissance avec l’Entité Suprême. Il se pose des questions existentielles : qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ?

Il est facile de se battre. Il est plus difficile de ne pas le faire. D’où l’importance d’être toujours pleinement conscient à chaque instant, d’être présent avec sincérité, d’être totalement à l’écoute, d’être authentique. L’esprit guerrier, c’est aussi la compassion, l’empathie, le sens de la justice naturelle, la spontanéité, c’est vivre en harmonie avec l’ordre des choses, avec la Nature. C’est prendre sa place dans une grande harmonie, un ordre hiérarchisé. Cela est symbolisé par le jeu des articulations comme dans l’exécution du coup de poing qui prend naissance en fait dans vos pieds et vos orteils grâce à l’alignement et la rotation. C’est cela le management version ceinture noire qui a donné naissance à la méthode japonaise de management Kaizen. Passer de la faiblesse à la force grâce à l’entraînement et de la force à la libération intérieure. Devenir une version améliorée de soi-même, un homme accompli.

En juillet dernier, quand l’ambassadeur du Japon à Maurice, Yoshiharu Kato, vous honore en vous décorant de l’Ordre du «Rising Sun, Gold and Silver Rays of Japan» en signe de reconnaissance pour le travail effectué tant pour la promotion du karaté que de la culture japonaise, qu’avez-vous ressenti ?
Quand je fais quelque chose, la meilleure récompense que je peux en attendre, c’est le plaisir que je retire de ce que je fais, la gratitude des gens que j’ai formés. Je n’en attends aucune autre récompense. Le plus important est d’être sur la voie. Cette décoration est l’aboutissement de plus d’un demi-siècle d’entraînement, d’enseignement, de recherches et de synthèse. Elle honore aussi mes professeurs, ma famille, mes élèves et les membres de la fédération.

Est-ce là le couronnement d’un cheminement qui a débuté au pays du Soleil levant en 1971 ?
Certainement. J’en suis heureux mais ce n’est qu’une étape. Ce n’est pas l’aboutissement final. Ma route continue. Je suis toujours en quête de ma véritable identité. J’enseigne le karaté, je suis devenu un modèle, je dois faire des efforts pour m’améliorer de façon à pouvoir faire don de soi de façon vraie, désintéressée. Je réalise qu’au-delà du karaté, il y a la charité. Aider ceux qui sont en difficulté. La vraie récompense alors est dans le regard de celui ou celle qui dit sa gratitude sans mots. J’attends de mes élèves qu’ils fassent aussi de la charité et qu’ainsi une grande chaîne de solidarité soit créée à travers toutes les communautés qui vivent à Maurice. Il y a plus de plaisir à donner qu’à recevoir.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur le karaté ? Il semblerait que pour vous il y ait plus que jamais plusieurs formes de karaté sous une même appellation…
Le karaté sport n’est que la partie émergée de l’iceberg. Il nous faut aller au-delà de l’aspect physique extérieur. Seul le do – la voie traditionnelle – rend la pratique pérenne. Si on s’entraîne tout le temps par rapport à l’autre, on finira par réaliser qu’il y aura toujours quelqu’un de plus fort que soi. Un petit microbe peut vous mettre K.-O. Aller au-delà, c’est réussir cette symbiose, de telle sorte que ma vie devienne mon art et mon art, ma vie. Le karaté de compétition ne représente qu’environ 10 % de la population des pratiquants. Il n’est pas une fin en soi même s’il aide les jeunes surtout à se familiariser avec la présence du public.

Comment expliquer sinon ce foisonnement de styles qui apparaissent ? Est-ce que cela se fait au détriment de l’art martial quelque part ? Ou faut-il voir là un réel enrichissement ?
Certains karatékas se séparent de leur école simplement pour s’en séparer. Cela dit, le foisonnement de styles coule de source. Le karaté est un art. Chaque individu a ses inclinations, en fonction de sa nature. Il y a alors un tronc commun, on utilise les mêmes principes, mais une approche et des thématiques différentes. Il faut malgré tout savoir distinguer le bon grain de l’ivraie.

Comment vivez-vous votre vie de karatéka, vous qui avez atteint le grade de kyoshi ?
Je continue d’apprendre à vivre l’instant présent en toute humilité. Je recherche le bonheur intérieur, la liberté. J’essaie de me libérer des a priori, des chaînes mentales, psychiques. Je suis fasciné par l’aura de l’Homme universel.

Votre perception de cet art martial et partant du monde a-t-elle changé ?
La société change. Tout est axé sur l’avoir : comment gagner plus ? Quitte à déroger aux principes. On ne sait plus apprécier le peu en raison d’ego démesurés. Il faut rester dans le karaté authentique. Tout comme on sait reconnaître un éléphant, une girafe ou un zèbre, on sait reconnaître un karatéka authentique par son attitude physique ou morale.

Avez-vous le sentiment d’avoir réellement fait le bon choix en choisissant le karaté-do et plus particulièrement l’école Jo Shin Mon Shorin-Ryu ?
Je remercie Dieu de m’avoir fait choisir cette voie. Mon maître vivait ce qu’il prêchait. Il a été un mentor, un ami, un frère. La seule distance qu’il y avait entre nous était le respect que je lui devais en tout.

Qu’est-ce que le karaté vous a apporté durant toutes ces années ?
Le karaté m’a aidé à mieux comprendre la vie, à déceler mes faiblesses. Il m’a permis d’acquérir les compétences essentielles en m’apprenant à regarder autour de moi. La vraie école est autour de nous. C’est une école de vie, l’école de toute une vie. Je l’ai souvent répété en toute humilité. Il est important de développer l’intelligence émotionnelle, davantage encore pour les enfants. Cela facilite le processus de socialisation.

On en prend conscience davantage encore quand on est en état méditatif. C’est dans cet état que j’ai réalisé par exemple l’importance de la respiration, qui est à la base même de la vie. C’est là que j’ai compris qu’un homme est un homme mais que sa structure psychologique est différente.

Le karaté m’a enseigné que le chemin du succès est pavé d’échecs. Il vient avec la patience, la résilience, un enthousiasme à toute épreuve. L’insuccès aussi se rencontre. L’esprit guerrier n’est pas un anachronisme. Il est ce dénominateur commun à toutes les situations qui se présentent à nous. Il conduit à l’harmonie du physique et du mental. Il nous aide à prendre place dans cette grande fraternité.

 

Carte de visite

<p style="text-align: justify;">Georges Li Ying Pin, 7<sup>e</sup> dan (Kyoshi)</p>

<p style="text-align: justify;">76 ans</p>

<p style="text-align: justify;">Président de la All Mauritius Karate Federation. Représentant de l&rsquo;Ecole Joshin Mon Shorin Ryu dans l&rsquo;océan Indien et en Afrique. Membre du Comité olympique mauricien</p>

<p style="text-align: justify;">Marié. Père de trois enfants. Grand-père de cinq petits-enfants</p>

<p style="text-align: justify;">A pratiqué le kung-fu depuis son enfance&nbsp;: de l&rsquo;âge de 7 ans à 16 ans</p>

<p style="text-align: justify;">Pratique le karaté depuis le 1<sup>er</sup> mai 1965.</p>

<p style="text-align: justify;">Ex-cadre au Registrar General, ministère des Finances</p>

<p style="text-align: justify;">Décoré le 21 mai 2019 sur recommandation du 126<sup>e</sup> empereur du Japon, Naruhito. Décoré de l&rsquo;Ordre du Soleil Levant, Rayons d&rsquo;Or et d&rsquo;Argent du Japon (Order of the Rising Sun, Gold and Silver Rays of Japan&nbsp;&raquo;</p>

<p style="text-align: justify;"><strong>Exergues&nbsp;:</strong> &laquo;Le karaté m&rsquo;a enseigné que le chemin du succès est pavé d&rsquo;échecs.&raquo;</p>

<p style="text-align: justify;"><em>&laquo;Tout comme on sait reconnaître un éléphant, une girafe ou un zèbre, on sait reconnaître un karatéka authentique par son attitude physique ou morale.&raquo;</em></p>