Publicité

Eric Ng Ping Cheun: le fantasme des taux d’intérêt bas

9 octobre 2019, 15:53

Par

Partager cet article

Facebook X WhatsApp

Eric Ng Ping Cheun: le fantasme des taux d’intérêt bas

On ne relance pas une économie en maintenant artificiellement bas les taux d’intérêt, via la politique monétaire, à rebours des forces du marché.

John Maynard Keynes fantasmait sur un monde où les taux d’intérêt sont bas en permanence. Dans le dernier chapitre de sa Théorie générale (1936), il souhaitait une économie dans laquelle les capitaux sont abondants au point de faire chuter les taux d’intérêt. Dans ce cas, les marchés récompenseraient la prise de risque de l’entrepreneur, et non simplement l’accumulation de capitaux. Le résultat serait «the euthanasia of the rentier, of the functionless investor». La disparition de «the rentier aspect of capitalism» pourrait devenir une réalité avec des taux d’intérêt très faibles dans le monde, et même à Maurice, mais alors les banques centrales perdraient leur raison d’être.

Lorsqu’on dit «le taux d’intérêt», on se réfère en fait à l’ensemble des taux d’intérêt, qui sont des prix : le taux à l’épargne, le taux à l’emprunt, les taux hypothécaires, les rendements obligataires (bond yields) et le taux auquel la Banque centrale prête aux banques en dernier ressort. Celle-ci utilise un taux directeur, qui signale l’orientation de sa politique monétaire, pour dicter l’évolution des divers taux d’intérêt du marché. Chez nous, c’est le taux repo, celui auquel la Banque de Maurice fournit aux banques des liquidités au jour le jour contre des actifs éligibles, en y ajoutant 125 points de base.

Une baisse du taux repo (ou un assouplissement des réserves obligatoires) rend plus attrayant aux banques d’emprunter des réserves de la banque centrale pour augmenter leurs prêts. De plus, l’institut d’émission peut acheter ou vendre des titres publics (government securities) aux banques. En exerçant un monopole sur la monnaie, il influence notamment les taux d’intérêt de court terme (échéances jusqu’à un an). Cela affecte le coût de l’emprunt, et donc le montant du crédit dans l’économie, et a aussi un impact sur les taux de change, l’inflation et la croissance économique.

Taux d’intérêt réel 

Ce qui est pertinent pour les autorités monétaires, ce n’est pas tant le taux d’intérêt nominal que le taux d’intérêt réel, c’est-à-dire le taux nominal défalqué du taux d’inflation attendu (non pas actuel). Si le taux nominal monte, mais les anticipations inflationnistes des gens restent pareilles, le taux réel s’accroît. Cela augmente à la fois le coût de l’emprunt et le retour sur l’épargne, entraînant ainsi une baisse dans l’investissement et la consommation. En conséquence, l’économie ralentit, ce qui diminue les pressions inflationnistes.

Un environnement où le taux d’intérêt réel est très bas, voire négatif, engendre aussi de graves distorsions à l’économie. Ici, il devient plus coûteux à l’État et aux entreprises privées de s’acquitter de leurs obligations en matière de retraites futures. Les banques, qui génèrent des revenus sur la différence entre les taux courts et longs, sont moins à même de prêter aux clients solvables. Les firmes s’aventurent dans des projets qui ne seraient pas viables si les taux d’intérêt n’étaient pas bas. Une mauvaise allocation de ressources dans l’économie va à l’encontre de la productivité nationale. Enfin, des bulles financières et immobilières se forment avec des risques inflationnistes, profitant aux riches et exacerbant l’inégalité des revenus.

À Maurice, la transmission des changements du taux repo aux taux d’intérêt courts n’est pas forte. Néanmoins, il y a une relation étroite entre le taux repo et le taux de base bancaire (Prime Lending Rate), comme le montre le graphique 1. Cette relation a été affaiblie par l’excès de liquidités, mais elle existe toujours.

Quant au taux d’intérêt nominal à l’épargne, il était inférieur au taux d’inflation sur un an (year-on-year inflation) pendant une bonne partie de la période de 2007 à 2018, ce qui a fait chuter l’épargne domestique de 21,1 % du PIB à 9,0 %. Toutefois, depuis le début de cette année, le taux d’intérêt réel à l’épargne est devenu positif, non pas parce que le taux nominal a augmenté, mais parce que le taux d’inflation a baissé. Reste que ce sont les anticipations inflationnistes qui dictent la politique de la Banque centrale.

Les canaux monétaires 

Il existe quatre canaux à travers lesquels opère la politique monétaire. Le premier est l’effet de richesse : des taux d’intérêt plus élevés signifient que les revenus futurs générés par des actifs, comme les actions boursières, doivent être escomptés à un taux plus fort qu’avant. De ce fait, les propriétaires de ces actifs se sentent appauvris et dépensent moins. Aussi, une baisse de la valeur de marché des firmes incite les investisseurs à acquérir des sociétés plutôt qu’à acheter de nouveaux équipements, d’où un recul du niveau de l’investissement dans l’économie.

La politique monétaire fonctionne, en deuxième ressort, par le truchement du taux de change. Toutes choses égales par ailleurs, une hausse du taux d’intérêt provoquera une appréciation de la monnaie du pays. Cela rendra ses exportations plus chères et ses importations moins coûteuses, modérant ainsi la production nationale.

En troisième lieu, les actions de la Banque centrale affectent l’économie en modifiant les opérations de prêt des banques. Bien que les banquiers s’efforcent d’évaluer correctement les risques de mauvais prêts, les emprunteurs ont généralement une meilleure idée qu’eux de leur capacité à rembourser un prêt. Pour contourner cela, les banques limitent parfois leur exposition aux mauvaises créances en plafonnant leur total des prêts. En cas de resserrement monétaire, les banques prêtent moins tout en relevant les taux auxquels elles prêtent. Si elles procèdent seulement à une hausse du taux d’intérêt à l’emprunt, le nombre d’emprunteurs en difficulté grimpera, et les créances douteuses s’accumuleront dans leurs livres.

Le dernier canal par lequel la politique monétaire influence l’économie, c’est les marchés financiers : les banques centrales changent les anticipations de ces derniers sur les taux d’inflation futurs. Une augmentation des taux d’intérêt de court terme est susceptible de convaincre les marchés obligataires que la banque centrale du pays tient à tuer l’inflation et à limiter, voire renverser, ainsi toute hausse des taux de long terme.

Ce levier monétaire est le plus puissant de tous parce que les rendements obligataires s’ajustent presque instantanément aux nouvelles informations. Ainsi, les marchés de capitaux peuvent renforcer une action de la banque centrale plus rapidement que les banques. Cependant, les relations d’une banque centrale avec ces marchés sont plus fragiles qu’avec le système bancaire : elles reposent sur sa crédibilité en tant que combattant de l’inflation. Une banque centrale qui a une forte réputation anti-inflationniste peut vite réduire les anticipations inflationnistes des marchés, et ainsi circonscrire l’inflation à moindre coût en termes de baisse de la production et de l’emploi.

Le marché obligataire 

Le taux directeur de la banque centrale n’est pas sans impacter les taux d’intérêt de long terme. Afin de financer les dettes du gouvernement, la Banque de Maurice émet des bons du Trésor à 91, 182 et 364 jours, des billets du Trésor à 2, 3 et 4 ans, et des obligations d’État à 5, 7, 10, 15 et 20 ans. Ce qu’on appelle la courbe de rendement représente les relations entre les taux d’intérêt des titres à différentes échéances. Elle est normalement une pente ascendante, car les investisseurs demandent une prime de risque pour compenser l’incertitude associée à une plus longue durée du prêt.

Ainsi, au 30 août dernier, le rendement à 10 ans (6,09 %) était deux fois plus élevé que celui à 3 mois (3,03 %), soit un «yield spread» de 3,06 %. L’écart entre ces deux taux donne une indication de la croissance économique future. Un écart grandissant signale une croissance rapide l’année suivante. Or, l’écart s’est rétréci depuis le 30 octobre 2015 lorsqu’il était de 3,19 %.

Aussi important à observer est le rendement des obligations d’État à 5 ans. Il reflète la moyenne pondérée des taux d’intérêt de court terme attendus sur les cinq prochaines années, plus une prime de risque et une prime de liquidité. Un relèvement des taux courts non seulement accroît la moyenne pondérée sur cinq ans, mais aussi affecte les anticipations des taux courts futurs. Si les épargnants croient que le resserrement monétaire est une action préventive de la banque centrale pour empêcher l’inflation de grimper, alors les taux d’intérêt attendus dans le futur tomberont, tout comme les rendements à 5 ans. Mais si cette mesure de l’institut d’émission est perçue comme étant tardive, ces derniers augmenteront en anticipation d’autres hausses du taux directeur.

À Maurice, le marché obligataire est très fragmenté avec l’émission d’une trop grande quantité d’obligations publiques, qui résulte de l’absence d’une gestion appropriée de la dette. C’est pourquoi la Banque de Maurice prendra plusieurs années avant de pouvoir transmettre efficacement sa politique monétaire via le marché obligataire. Il est d’ailleurs paradoxal que, malgré les détentes monétaires, les rendements des bons du Trésor ont remonté depuis un an et demi, comme l’indique le graphique 2.

L’excès de liquidités

En fin de compte, ce qui conduit les taux d’intérêt sur la courbe de rendement à Maurice, c’est l’excès de liquidités. Il est aussi responsable de la chute des rendements des obligations d’entreprise. Il a ceci de positif qu’il favorise le désendettement des grands groupes économiques. Le problème est que les épargnants sont en quête de rendement sur un marché où trop de liquidités pourchassent trop peu de catégories d’actifs disponibles.

 

Beaucoup de sociétés locales qui ne se portent pas bien financièrement ont été forcées par les banques à restructurer leurs dettes en émettant des obligations de long terme. Des investisseurs individuels et institutionnels ont acheté ces titres en raison de l’excédent de liquidités et faute d’actifs alternatifs. Or, une restructuration de la dette, qui est définie comme une défaillance molle (soft default) de l’entreprise, consiste à transférer les risques de défaut de paiement aux investisseurs obligataires à de faibles taux d’intérêt !

D’où vient l’excès de liquidités ? Il est le résultat des interventions fréquentes de la banque centrale sur le marché de change : elle achète des devises sans racheter toutes les roupies qu’elle aura créées pour cela. Cette stérilisation partielle des liquidités excédentaires s’explique par le fait que la Banque de Maurice a un objectif de taux de change (exchange rate targeting). En l’occurrence, l’institut d’émission cherche à maintenir le taux roupie-euro dans une fourchette plutôt stable au sein d’un ancrage flexible (loose peg).

L’impossible trinité 

Cibler le taux de change dans une économie ouverte, c’est perdre le contrôle du taux d’intérêt. Le théorème de l’impossible trinité, démontré par Robert Mundell en 1963, dit qu’un pays doit choisir entre le libre mouvement des capitaux, la gestion des changes et l’autonomie de sa politique du taux d’intérêt. Seulement deux de ces trois éléments sont possibles en même temps. Si les taux de change sont fixes, un pays totalement ouvert aux flux de capitaux ne peut pas avoir une politique monétaire indépendante. Avoir un objectif de taux de change, libéraliser le marché des capitaux et combattre l’inflation sont trois objectifs macroéconomiques qui ne peuvent pas être réalisés simultanément.

Dans une situation où le taux de change de la roupie est fixé contre l’euro, et où les capitaux étrangers entrent librement dans le pays, si la Banque de Maurice établit des taux d’intérêt supérieurs à ceux de la Banque centrale européenne, des capitaux en quête de rendements élevés afflueront ici. Comme ces entrées de capitaux accroissent la demande de roupies, le lien entre l’euro et la roupie se brisera. Afin d’empêcher cela, la Banque de Maurice doit éponger ces roupies excédentaires. Mais pour éviter d’en arriver là, elle préfère réduire son taux directeur, quitte à ignorer son objectif de «maintaining price stability and promoting an orderly and balanced economic development».

Pour que la politique monétaire soit efficace, il faudra plutôt cibler l’inflation. C’est ce que le Fonds monétaire international recommande pour Maurice. De nombreuses banques centrales ont des objectifs d’inflation explicites. Ils obligent les banquiers centraux à jouer la transparence et à rendre compte de leurs politiques. Un «inflation targeting» agit à la fois comme une règle (la Banque de Maurice ne peut pas surprendre les marchés, comme elle l’a fait le 9 août dernier) et comme un mécanisme discrétionnaire (il permet des mesures non conventionnelles) : c’est une «discrétion contraignante». L’inconvénient est que, comme la politique monétaire fonctionne avec de longs décalages, les autorités doivent l’ajuster sur la base, non pas de l’inflation courante, mais de l’inflation future, qui est difficile à prédire.

Les deux types de ciblage font appel au jugement humain. Sauf que, quand on cible l’inflation, on ne fantasme pas sur le taux d’intérêt.