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Johan Moutou-Leckning: lutter contre l’injustice est inscrit dans son ADN

28 septembre 2019, 19:24

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Johan Moutou-Leckning: lutter contre l’injustice est inscrit dans son ADN

L’avocate Johan Moutou-Leckning, qui occupait le poste de Master and Registrar depuis le 1er juillet, a prêté serment comme juge lundi. Elle est la 12e femme juge. Elle a beau être novice en la matière mais le rejet de l’injustice coule dans ses veines depuis toujours.

Johan Moutou-Leckning est la fille cadette de feu l’historien Benjamin Moutou, qui a toujours défendu les petites gens et qui était notamment un des assesseurs de la commission Justice et Vérité. Si elle était très proche de sa défunte mère Olga, c’est son père qui a eu le plus d’impact sur sa personnalité. Ayant toujours voulu être avocat mais n’ayant pas eu les moyens de faire des études et d’embrasser cette profession, Benjamin Moutou élève ses enfants en leur inculquant sans cesse des valeurs importantes dont celles de justice et d’équité.

Si bien qu’à l’école primaire, dès que des enfants se moquent de sa sœur aînée, Marigold, qui est née trisomique, Johan Moutou-Leckning rue dans les brancards et défend sa sœur bec et ongles. Ce qui explique aussi son penchant pour les plus vulnérables de la société comme les enfants et les personnes porteuses de handicap.

Au collège d’État Dr Maurice Curé où elle effectue son cycle secondaire, elle se passionne pour la littérature anglaise et songe à un moment à étudier les lettres modernes. Mais son père l’incite à passer l’examen d’entrée pour être admise en droit à l’université de Maurice (UoM). À l’époque, le doyen de la faculté de droit est le juge Vinod Boolell et les cours se font en partenariat avec les universités de Birmingham et de Marseille. En attendant d’obtenir une réponse positive, Johan MoutouLeckning prend de l’emploi comme hôtesse de l’air à Air Mauritius. Elle y prend goût, si bien que lorsqu’elle obtient son admission à l’UoM, elle hésite. Benjamin Moutou a vite fait de lui faire changer d’avis.

Elle entame ses études de droit et bien qu’elle trouve «les cours très durs et compétitifs», elle ne regrette pas sa décision. Elle se passionne en particulier pour le droit civil, le droit de la famille et le droit administratif. Elle décroche aisément son LLB. C’est à Juristconsult Mauritius, cabinet d’avocats de Me Marc Hein, qu’elle fait son pupilage avant d’être assermentée. Elle passe une année supplémentaire chez Juristconsult Mauritius avant de se décider à répondre à un appel à candidatures pour remplir un poste de Temporary State Counsel au parquet. Elle est acceptée. Et même si le salaire venant avec ce poste est triplement inférieur à celui qu’elle gagnait chez Juristconsult Mauritius, elle opte pour le parquet après concertation avec son futur mari, Jean-François Leckning, qui lui liste les avantages et inconvénients de travailler dans le secteur public. Il lui fait d’ailleurs valoir qu’en intégrant le service public, elle a la possibilité d’être nommée juge un jour. Il ne croyait pas si bien dire.

C’est ainsi que le 30 avril 1996, elle entre au parquet. Elle est confirmée à son poste un an plus tard. Là elle apprend pleinement la pratique du droit et le rôle d’avocat de la poursuite. Comme tous les avocats qui intègrent le parquet, Johan Moutou-Lecking fait le tour des tribunaux de l’île pour plaider. Le 24 avril 2001, elle est nommée Senior State Counsel et paraît dans de nombreuses enquêtes préliminaires, de même que dans des affaires concernant les enfants et la famille.

Communicative

Pendant les 15 années suivantes, cette femme très affable et communicative sera en poste au bureau de l’Attorney General pour conseiller les fonctionnaires et instruire les policiers par rapport aux affaires. «C’est là que j’ai découvert l’importance de l’équilibre entre le droit civil et le droit criminel», raconte la nouvelle juge. En 2003, elle est nommée Principal State Counsel et traite d’importants dossiers dont une quinzaine de cas où les accusés sont déférés aux assises. Deux cas l’ont marquée, à savoir un viol collectif et celui d’un étudiant en médecine qui battait et trompait sa femme et qui a fini par la tuer et l’enterrer dans un cimetière.

Ces cas de violence domestique qui virent au meurtre la laissent perplexe, tout comme elle arrive à mieux comprendre la société mauricienne lorsqu’elle voit l’attitude des jurés. «Chaque juré a une histoire, une sensibilité, des susceptibilités et l’avocat qui plaide devant un jury doit comprendre et tenir compte de tous ces critères.»

Johan Moutou-Leckning est ensuite envoyée au bureau du Directeur des poursuites publiques (DPP) comme assistante chargée de l’unité des victimes et des témoins. Elle fait alors le lien entre la police et la cour par rapport aux enfants, aux personnes âgées et aux personnes porteuses de handicap. Elle est alors dans son élément. «J’ai toujours aimé défendre la cause des plus vulnérables», précise-t-elle.

Au bout de cinq ans, le poste de Senior Assistant du DPP lui est proposé. Elle est alors numéro 3 dans la hiérarchie et peut aspirer à être un jour DPP. Il lui arrive d’ailleurs à plusieurs reprises d’avoir à remplacer le titulaire, Me Satyajit Boolell, lorsque celui-ci est en déplacement professionnel. «Cela a été un grand honneur pour moi de travailler au bureau du DPP.»

Sauf qu’en 2019, le chef juge Eddy Balancy l’appelle et lui propose de passer de l’autre côté de la barrière comme Deputy Master and Registrar. Après réflexion, elle accepte. «C’était une progression naturelle dans ma carrière. J’allais être sur le Bench et m’enrichir en écoutant d’autres types d’affaires.» À ce poste, elle entend en effet des affaires ayant trait au partage de biens, aux héritages, à la dépossession des terres. «Cela m’a permis de voir la misère des gens dépossédés de leurs terres.» Elle se familiarise aussi aux rouages de l’administration de la Cour suprême.

Elle est nommée Deputy Master and Registrar le 21 mai dernier et Master and Registrar presque deux mois plus tard. Elle est ensuite nommée juge. «C’est un aboutissement. Je suis très honorée d’avoir pu arriver là. Cela n’a pas toujours été un parcours en ligne droite.» Cette femme qui a épousé son grand amour, Jean-François Leckning, journaliste et rédacteur en chef du magazine People, est mère de Romain, 16 ans et Sanhya, 14 ans. Sa nomination comme juge lui fait penser à ses défunts parents, notamment à son père Benjamin Moutou. «Il aurait été très fier car il a toujours lutté pour la justice. Je crois que je n’aurais pas pu lui faire de plus beau cadeau.»

Cette femme au cœur tendre, qui a accueilli à bras ouverts sa sœur Marigold chez elle à la mort de leurs parents, a eu des prises de position publiques très fortes par rapport aux droits des femmes victimes de violence et des enfants maltraités. Elle est très consciente qu’elle a désormais un important devoir de réserve. «Quelque part, être juge, c’est un peu comme entrer dans les ordres. La première qualité d’un juge, c’est l’impartialité. J’aurai à faire fi de mon vécu, de mon expérience personnelle, à me délester de mon ressenti passé, tout en gardant le bagage acquis, pour être garante de la justice. Je ne pourrai plus me prononcer sur les grands débats de société comme je l’ai fait dans le passé. J’aurai un devoir de réserve. Ce sera difficile car je suis issue d’une famille ouverte où l’on s’est toujours exprimé sur les grands enjeux de société. Mais je m’acquitterai de mes nouvelles responsabilités en toute impartialité, avec honnêteté et humilité, en essayant de faire honneur à la longue liste de mes distingués prédécesseurs. Ce métier est un acte de foi.» Elle est très consciente qu’elle ne devra plus être dans le public eye. Johan Moutou-Leckning n’en dira pas plus car, pour l’heure, elle est en mode observation et familiarisation aux rôle et responsabilités d’un juge.