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Georges Chung Ming Kan: «Dans sa forme actuelle, le secteur textile ne peut survivre»

4 septembre 2019, 11:25

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Georges Chung Ming Kan: «Dans sa forme actuelle, le secteur textile ne peut survivre»

Senior Partner chez BDO, Georges Chung Ming Kan soutient que la série noire pourrait continuer dans le textile si le secteur ne change pas de stratégie. Le modèle économique qui a fait le succès de cette industrie est, dit-il, révolu et doit être réinventé pour s’adapter aux nouvelles réalités du marché à l’échelle locale et internationale.

En raison des difficultés que rencontre le textile mauricien dans son ensemble, ce secteur est-il viable sur le long terme dans sa forme actuelle ?
Le modèle économique qui a fait le succès du textile dans le passé est révolu. Le secteur dans sa forme actuelle ne peut survivre. Il a grand besoin de se réinventer en adoptant une nouvelle stratégie de production qui tienne compte des nouvelles réalités du marché local et international, que ce soit un manque accru de main-d’oeuvre, la volatilité des devises, une relative stagnation de la productivité ainsi que des marchés traditionnels en proie à des instabilités économiques et politiques.

La série noire continue dans le secteur avec le départ cette fois de 182 personnes chez World Knits. Vous avez été plus d’une fois nommé administrateur d’entreprises textiles ces derniers mois, quel constat faites-vous ?
Ce que j’ai pu constater, c’est qu’il est de plus en plus difficile d’opérer dans le textile au niveau local. De plus, nous faisons face à une concurrence accrue de pays ‘low cost’ comme Madagascar, le Bangladesh ou encore les Philippines. La production de masse n’est donc pas une option viable pour Maurice. Par ailleurs, la demande sur le marché international recule, le taux de change est instable et la vente au détail est en berne. Depuis le vote du Brexit en 2016, la livre sterling s’est dépréciée de manière conséquente, ce qui impacte directement la rentabilité des entreprises textiles locales. Il est également indéniable que des entreprises textiles sont sous-capitalisées et fortement endettées. Ce qui rend la structure de leur capital vulnérable aux chocs extérieurs.

Jusqu’à récemment, la mise sous administration judiciaire, voire la liquidation, d’entités textiles était attribuée à leur insolvabilité. Aujourd’hui, il semble que ce soit beaucoup plus une question de liquidité. Êtes-vous de cet avis ?
Il faut savoir que l’insolvabilité est toujours liée à un problème de liquidité. Lorsqu’une entreprise ne parvient pas à générer suffisamment de profits, elle requiert plus de fonds pour éponger les pertes, ce qui mène tôt ou tard à un problème de liquidité. Les dettes s’accumulent et les entreprises n’arrivent plus à honorer leurs créances. Si, dans un premier temps, les banques et les autres institutions financières financent les pertes, à un moment les problèmes de liquidité finissent par surgir.

De plus, les banques ont rehaussé la barre de leur critère pour l’octroi de prêts, conformément aux normes internationales. Toutefois, force est de constater que notre secteur manufacturier ne joue pas dans la même cour, ce qui rend l’accès aux financements par emprunts difficile.

Dans quelle mesure l’introduction du salaire minimum couplée aux compensations salariales a contribué à fragiliser des entreprises, allant jusqu’à la fermeture ? Comme pour le groupe Palmar.
L’on ne peut attribuer le problème du secteur uniquement au salaire minimum. Les travailleurs ont droit à un salaire décent sans être exploités. Ce qu’il faut remettre en question aujourd’hui, c’est le modèle de productivité, de compétitivité et de production du secteur. Compte tenu des nouvelles dynamiques de marchés expliquées plus haut, il est clair que le textile et le secteur manufacturier dans son ensemble ont besoin d’une réorientation stratégique que ce soit au niveau de la capitalisation des entreprises, qui restent les parents pauvres des investissements directs étrangers; une modernisation des opérations qui réduira le besoin d’une main-d’oeuvre bon marché et une production centrée sur des marchés niches à fort potentiel de croissance. Certaines entreprises ont d’ailleurs pris le pari de se focaliser sur le haut de gamme et cela porte des fruits.

Comment faire pour redresser la situation de ces entreprises et éviter par consequent le pire ?
Pour pouvoir remonter la pente, il faudra miser sur l’automatisation, la fabrication de nouveaux produits porteurs, se concentrer sur des marchés niches ainsi que le segment de la haute valeur ajoutée. De plus, le marketing est un aspect sur lequel il faudrait mettre plus d’efforts. Par ailleurs, nous avons noté que certaines entreprises ne mettent pas suffisamment d’accent sur la mise en place d’un département de comptabilité et trésorerie solide. J’ai souvent été surpris de constater que certaines entités avec des chiffres d’affaires très élevés n’investissent pas dans l’amélioration de leur tableau de bord.

Doit-on mettre une croix sur ce secteur dont la croissance est aujourd’hui assurée par les travailleurs étrangers ? Doit-on comprendre qu’à terme deux ou trois grosses unités contrôleront le marché du textile à Maurice ? Quelle est votre appréciation de la situation ?
Trop dépendre des travailleurs étrangers n’est pas bon pour notre économie. De nos jours, ces travailleurs étrangers peuvent trouver des postes similaires dans leurs propres pays. Un changement de production et une spécialisation vers des produits à haute valeur ajoutée peuvent faire remonter la performance du secteur. Mais si la situation actuelle perdure, tout porte à croire que le marché sera en majeure partie dominée par quelques gros opérateurs.

Quel est votre rôle en tant que gestionnaire d’une entreprise en administration judiciaire? Est-ce pour redresser l’entreprise en vue de trouver un repreneur ou carrément pour la liquider ?
Le rôle d’un administrateur judiciaire est avant tout de sauver l’entreprise. Nous passons en revue tous les aspects de l’entreprise, que ce soit sa capacité de production, le marché, le profil de ses acheteurs, la structure de ses coûts, ses revenus aussi bien que sa rentabilité, sa solvabilité et son endettement. Une fois l’analyse complétée, nous mettons en oeuvre un plan de redressement pour sauver l’entreprise ou pour trouver un repreneur. Si le plan échoue, nous n’aurons d’autre choix que de passer à la liquidation.

On dit que les malheurs des uns font le bonheur des autres. Est-ce le cas pour les cabinets d’audit qui sont nommés par les banques pour administrer une entreprise financièrement insolvable, qui bénéficient financièrement au passage pour ce service et qui dans bien des cas doivent prendre des décisions douloureuses allant jusqu’à la fermeture d’une usine et le licenciement massif de ses employés. Comment considérez-vous cette tâche quand à la clé il y a une tragédie humaine ?
Les cas d’administration judiciaire ou de receivership sont toujours des tragédies humaines. Qui veut en arriver là ? Le rôle de l’administrateur est très difficile surtout lorsqu’il s’agit des employés. Comme je l’ai expliqué, notre rôle principal est de sauver l’entreprise et ses emplois. Les administrateurs sont des professionnels qui font leur travail contre rémunération, tout comme les médecins, les avocats ou d’autres pourvoyeurs de services.

De par votre expérience, estimez-vous que la crise dans le textile va continuer et que d’autres fermetures sont à l’horizon ?
Si aucune action n’est prise pour changer notre stratégie actuelle, je pense que la situation devrait perdurer et Maurice risque de subir le même sort que d’autres pays développés où des industries textiles ont tout bonnement disparu.

Comment le gouvernement peut-il intervener pour stopper la vague de fermetures et juguler les licenciements ?
Le gouvernement doit-il intervenir ? Si c’est le cas, quelle est sa marge de manoeuvre ? Telle est la question. La gestion des entreprises textiles doit être faite de sorte à réinventer la façon dont les produits sont fabriqués à Maurice. Le gouvernement, en tant que facilitateur, peut intervenir dans une certaine mesure en réintroduisant les supports qui existaient sous la Mechanism for Transitional Support to the Private Sector (MTSP), comme cela a été le cas dans le passé. Toutefois, la restructuration des entreprises textiles ne peut se faire qu’avec le soutien de tous les acteurs de l’industrie, c’est-à-dire les actionnaires, les institutions financières et l’État.