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Abolition du recours au Privy Council: le judiciaire divisé

1 juillet 2019, 20:31

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Abolition du recours au Privy Council: le judiciaire divisé

«L’argument que l’île Maurice n’est pas prête à faire confiance à des juges de chez nous siégeant en dernier recours est tout à fait fallacieux». Dans l’édition du magazine Discover and Invest et celle de l’express du 22 juin, le chef juge Eddy Balancy estime qu’il faudrait abolir le recours au Privy Council. Pour lui, «nous avons eu recours à un eye-wash, une véritable politique de l’autruche s’enfouissant la tête dans le sable, en nous disant que l’appellation Judicial Committee serait suffisante pour masquer le fait que ce sont des conseillers de la reine d’Angleterre qui forment le Board appelé à être notre dernier recours d’appel». Il soutient également que «les juristes bien avertis dans plusieurs grandes démocraties telles que l’Inde ont raison de faire remarquer que notre recours continu au Conseil privé est une entorse à notre souveraineté».

Dans les milieux du judiciaire, la question divise. Certains, en faveur d’une telle abolition, affirment qu’une cour d’appel locale peut être aussi efficace. D’ailleurs, le rapport Mackay avait recommandé la mise sur pied d’une «full-fledged Court of Appeal», indépendante de la Cour suprême. Son auteur, Lord Mackay of Clashfern, avait présidé une commission présidentielle instituée en juillet 1997. «Si le Privy Council n’est pas l’ultime cour d’appel dans une démocratie, une plus haute instance peut venir casser ses jugements. Le Privy Council n’est pas toujours ‘right’», soutient une source proche du judiciaire.

Mais d’autres juristes ne sont pas du même avis. Me Yousuf Mohamed, Senior Counsel, ne cache pas son désaccord. «Avec tout le respect que je dois au chef juge, je ne suis pas d’accord qu’on abolisse le recours au Privy Council. Je suis persuadé que les avocats et avoués en général sont en faveur de cette pratique. Plusieurs jugements de notre Cour suprême ont été cassés par le Privy Council et, si ceux-ci avaient été maintenus, on aurait eu plusieurs cas d’injustice.» Selon lui, le recours au Conseil privé repose sur des points de droit et des «matters of general public importance». De plus, Me Mohamed considère que c’est une bonne chose que Maurice ait une vue des Law Lords car chaque juriste pourrait avoir une interprétation différente des points légaux. «Notre jurisprudence a été depuis des années enrichie grâce aux jugements du Privy Council», ajoute-t-il.

De son côté, le député et avocat, Reza Uteem, soutient l’importance de préserver cette pratique légale pour au moins deux raisons. «Premièrement, c’est bien d’avoir une opinion de personnes détachées de Maurice dans l’interprétation de la loi.» Deuxièmement, comme Maurice est un centre financier positionné internationalement, les investisseurs sont rassurés que notre cour d’appel ultime soit le Conseil privé. «De nombreux investisseurs étrangers utilisent des structures mauriciennes pour investir en Afrique ou en Inde. Ces derniers sont plus familiers avec le Privy Council que le système judiciaire mauricien. Ils préfèrent y avoir recours pour obtenir réparation.»

Jugements renversés

De toute façon, argue Me Yousuf Mohamed, c’est au législateur de décider du recours au Conseil privé : «Je suis sûr que les représentants du peuple sont pour son maintien comme dernière juridiction.» Quel est leur avis sur la question ? Pour l’Attorney General, Maneesh Gobin, l’abolition du recours au Privy Council n’est pas une décision à prendre à la légère. Il évoque trois aspects y relatifs : «Historiquement, Maurice était considéré comme un ‘overcrowded barracoon’ par Naipaul et tant d’autres. Bien qu’elle fût indépendante par la suite, une certaine frayeur animait les investisseurs étrangers. Le maintien du recours au Privy Council est venu consolider la confiance à cette époque très délicate de notre histoire. On ne peut minimiser cet aspect historique.»

Il évoque ensuite l’aspect légal et statistique, notamment le nombre de jugements renversés. «S’il n’y avait pas le Privy Council, on n’aurait pas trouvé ces différences.» Enfin, Maneesh Gobin évoque sa spécificité. Bien que basé en Angleterre et composé de juges britanniques, c’est la loi mauricienne qui est appliquée. «En fait, il s’agit d’une cour mauricienne qui se fonde sur nos lois à 100 %», affirme-t-il.

Quelles sont les alternatives ?

L’«opinion paper» sur la réforme du judiciaire, daté de juin 2018 et publié par la Law Reform Commission, recommande que la Cour suprême soit dotée d’une cour d’appel et d’une Haute Cour. «La Haute Cour devrait être constituée de six divisions, soit criminelle, familiale, commerciale, civile, médiation (pre-trial) et d’appel. Elle devrait être une cour de première instance et entendre des appels des subordinate courts, comme cela se fait à Singapour», peut-on lire dans ce document. La mesure figurait aussi au programme gouvernemental 2015-2019. Rappelons aussi que certaines sections du rapport Sachs s’alignaient également sur la réforme de la structure et du fonctionnement du système judiciaire. Une cour d’appel locale fonctionnerait-elle à Maurice ? «Moi, je suis pour le maintien du Conseil privé. Indépendamment de ce dernier, il nous faut une cour d’appel distincte de la Cour suprême. En d’autres mots, le fait d’avoir une cour d’appel ne veut pas forcément dire qu’on ne fera plus appel au Conseil privé», renchérit Reza Uteem. D’autres membres de la profession juridique demeurent sceptiques sur l’abolition du «Privy Council». Les optimistes privilégient le recours à une cour d’appel locale plutôt qu’étrangère, d’autant que le pays «ne manque pas d’éléments compétents».

Deux options peuvent être envisagées : une cour gérée par des juges mauriciens ou par des homologues étrangers : «La meilleure option serait une cour d’appel avec des juges mauriciens qui connaissent bien le contexte», avance notre source. En revanche, ajoute notre interlocuteur, si l’on fait appel à des juges du Commonwealth, plusieurs ne parlent pas le français. Idem pour des juges francophones qui ne parlent pas toujours l’anglais et ne connaissent pas le droit mauricien. Parallèlement, les juges siégeant au «Privy Council» sont haut placés et bénéficient d’une longue expérience couplée au bilinguisme : «De plus, à force d’écouter les cas locaux, ces juges ont acquis une meilleure maîtrise de la jurisprudence mauricienne qu’ils doivent appliquer.» Nous avons sollicité d’autres spécialistes du judiciaire mais sans succès.