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L’histoire expliquée à mon petit-fils…

22 février 2019, 17:03

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L’histoire expliquée à mon petit-fils…

Mon petit, tu ne comprends pas ce qui se passe et tu as peur. Tu entends les conversations des grandes personnes et tu as encore plus peur. Tu sais, parfois, les grandes personnes disent n’importe quoi. Elles ne sont pas toutes méchantes, mais beaucoup sont bêtes. Elles ont la mauvaise habitude de toujours critiquer. Quand elles causent entre elles, elles disent souvent du mal des autres, surtout de ceux qui ont l’air différents. Tu as vu que les gens ne sont pas tous pareils. Il y a des petits, des grands, des maigres, des gros. Il y en a des blancs, des noirs, des jaunes, des marrons, et quelquefois, on ne sait même pas dire comment ils sont. Ils sont tout mélangés. Mais au fond, ils se ressemblent tous. Ils veulent la même chose : ils ont envie de vivre tranquillement avec leur famille et leurs amis, ils veulent avoir un bon travail et une jolie maison, même si elle est petite. Le dimanche, ils aiment s’amuser un peu avec les copains.

Mais alors, pourquoi se querellent-ils tant entre eux ? Ça, c’est difficile à dire ! C’est peut-être parce qu’ils ne se connaissent pas bien. Pour aimer son voisin, il faut le connaître, savoir qui il est vraiment, d’où il vient. Il faut s’intéresser à son histoire.

Je vais te raconter l’histoire du voisin… Au début, chez nous, dans notre pays, il n’y avait personne. Nos grands-grands-parents sont venus ici parce qu’ils voulaient vivre mieux que là où ils étaient. Ils n’étaient pas bien là-bas. Au commencement, il n’y avait rien sur notre île. Tous ceux qui sont venus ont dû tout faire eux-mêmes. Et chacun en a fait une part. C’est la vérité et pourtant, il y a des grandes personnes qui disent le contraire. Elles disent que les autres n’ont rien fait. Elles racontent beaucoup de choses qui ne sont pas vraies. Tu sais, les grandes personnes ne savent pas tout.

Je n’aime pas faire comme elles, avec leur manie de dire tout le temps que les gens sont comme ceci ou comme cela. Si je t’en parle, c’est pour te montrer comme ils se trompent.

Tu vois bien que chez nous, il y a toutes sortes de gens. On dirait que toutes les races, toutes les couleurs de la Terre se sont donné rendez-vous ici. Par exemple, il y a des gens qui ont la peau blanche. Pas les touristes, les Mauriciens qui vivent ici depuis très longtemps. En fait, ce sont les descendants des premiers habitants de notre île. Ils sont venus de France, il y a plus de deux cents ans pour travailler. Ils sont restés ici et maintenant Maurice c’est leur pays. Comme c’est aussi le nôtre.

Beaucoup d’entre eux sont devenus riches ; certains sont même très riches. Ils habitent de belles maisons, ils ont de grandes voitures, ils vont à la mer tous les dimanches. Il y a d’autres gens qui ne sont pas aussi riches et qui ne les aiment pas beaucoup. Ils disent que ces personnes dont la peau est blanche sont riches parce qu’elles ont maltraité et volé les gens qui ne sont pas blancs. Il y a longtemps, c’est vrai, des Français avaient fait venir de force beaucoup d’Africains et de Malgaches en les obligeant à travailler pour eux. La vie de ces travailleurs à la peau noire a été bien bien dure. Ils trimaient du matin au soir, sans arrêt. C’étaient des «esclaves» ; les Blancs étaient des «maîtres». C’était horrible et cela a duré longtemps. Les gens à la peau noire ont beaucoup souffert. Même aujourd’hui, après beaucoup d’années, ils ont du mal à oublier toutes ces souffrances.

Mais il faut que tu le saches, certains de ces Blancs qui sont aujourd’hui riches viennent de familles de bien pauvres travailleurs. Leurs arrière-arrière-grands-parents sont arrivés ici sans rien ; ils étaient simples ouvriers, soldats, petits employés dans une compagnie ; ils étaient charpentiers, maçons, menuisiers, forgerons. On les appelait, eux aussi, des «engagés». Parfois, on disait qu’ils étaient des «nègres blancs». Leurs patrons leur accordaient de bien maigres salaires et des terres à labourer. Le pays était très pauvre et souvent, il n’y avait rien à manger.

Une fois, il y a très longtemps, il y avait eu une grande famine dans l’île. Les Blancs, comme les Noirs, ont été obligés d’aller vivre dans les bois et de manger du gibier et des racines.

Il n’y avait pas encore de belles maisons dans l’île. Ces Blancs-là vivaient dans des cases recouvertes de paille. Leur travail était de labourer la terre, de planter des légumes pour se nourrir. Ils avaient aussi reçu l’ordre de cultiver du café, de la canne à sucre, du manioc, du riz et des légumes. Ils trouvaient la terre bien difficile à travailler et les récoltes étaient souvent minces. Ils étaient si découragés que beaucoup voulaient repartir.

Plus tard, beaucoup plus tard, ils ont commencé à récolter les fruits de leur travail. Ils ont pu gagner de l’argent en vendant les produits de leurs terres. Au début, ils avaient reçu beaucoup de terres en cadeau. Pour que ces Français acceptent de venir ici, on leur donnait des terres en leur promettant que s’ils les cultivaient bien, ils pourraient les garder pour eux.

Et aujourd’hui, les héritiers de ces premiers paysans sont encore propriétaires de beaucoup de terres, des plantations de canne. D’autres Français, plus riches et qui n’étaient pas des paysans, sont arrivés plus tard. Il y avait aussi parmi ces Blancs des bandits, des méchants ou des paresseux. Mais on ne peut pas punir les enfants pour les fautes de leur papa. Maintenant, les arrière-arrière-petits-enfants de ces Français sont des Mauriciens comme toi et moi. Ils ne s’occupent plus seulement du sucre, ils ont ouvert des usines, bâti des hôtels et créé beaucoup d’autres commerces.

Bien sûr, ils n’ont pas pu faire tout cela seuls. Au départ, pour les aider à cultiver les champs, pour travailler dans le port, pour construire les routes, les cases, les magasins, les Français ont fait venir des Africains, des Malgaches, des Indiens. Ces travailleurs à la peau noire ont été forcés à venir ici. Ils ne voulaient pas quitter leur pays, même s’ils étaient pauvres. Mais ils n’étaient pas libres et les Blancs les achetaient. Cela se faisait à l’époque. C’est terrible quand tu y penses aujourd’hui, mais en ce temps-là, les Blancs pouvaient acheter des Noirs.

Alors maintenant, certaines grandes personnes disent que les Blancs de ce temps-là ont été très méchants. Elles ont raison. Mais il faut que tu saches aussi que les Blancs n’étaient pas les seuls à maltraiter les gens à la peau noire. Ces Noirs que l’on appelait «esclaves» n’étaient pas nés esclaves. Des milliers de Noirs sont devenus «esclaves» parce que d’autres Noirs les ont mis dans cet état. Je ne sais pas pourquoi certaines grandes personnes ne disent pas toute la vérité. En fait, les «esclaves» étaient pour la plupart des prisonniers d’autres Noires qui les vendaient aux Blancs. Tu sais, en ce temps-là, dans la grande île de Madagascar, pas très loin d’ici, les tribus malgaches se faisaient sans cesse la guerre entre elles. Les plus fortes dominaient les plus faibles, elles attaquaient des tribus des tribus paisibles qui ne savaient pas se défendre et leur volaient des hommes. Après, ces chefs de guerre noirs vendaient leurs prisonniers aux Français qui venaient les acheter. Les Français encourageaient beaucoup ces chefs noirs à faire des prisonniers. Ils leur donnaient des fusils et des balles pour qu’ils puissent attraper le plus de gens possible. C’est comme cela que des milliers de Malgaches ont été amenés ici. Ils étaient très malheureux. Ils aimaient beaucoup leur pays, qui est grand et beau. Chez eux, depuis très longtemps, ils vivaient tranquillement en pêchant du poisson, en élevant des animaux, et en faisant pousser le riz. Ils avaient leur manière de vivre, leur religion, leurs fêtes. Eux-mêmes n’étaient pas tous pareils, ils appartenaient à plusieurs tribus : il y avait les Sihanaka, des artisans, des agriculteurs et des éleveurs qui vivaient autour d’un grand lac, les Bezanazo, des gens très timides et gentils, les Betsileo, de grands travailleurs, les Antemoro, qui savaient beaucoup de choses et qui réfléchissaient à des problèmes compliqués. Tu peux imaginer combien ils ont dû être malheureux de quitter leur pays pour être forcés à travailler ici. Ils se sont donné beaucoup de mal pour que notre île soit plus jolie.

Comme le travail commençait à bien marcher ici, les Français avaient besoin de plus de travailleurs encore. À part Madagascar, ils envoyaient leurs bateaux chercher d’autres esclaves plus loin, au Mozambique. Là-bas aussi, des Noirs emprisonnaient d’autres Noirs pour les vendre. Les Français étaient très contents des gens du Mozambique. Ils disaient que ceux-là étaient forts, travailleurs et obéissants.

Je ne sais pas pourquoi on ne parle jamais de la vie de ces Noirs avant qu’ils ne soient arrivés ici. Comme s’ils n’avaient pas eu de vie avant. Tu sais, ces gens du Mozambique avaient eux aussi leur propre façon de vivre. C’était des Makwa-Lomwé. Ils venaient du Nord du Mozambique. Il n’y avait pas d’esclaves chez eux et ils s’aidaient beaucoup les uns les autres. Ils étaient très unis : quand un étranger s’attaquait à un Makwa-Lomwé, tout le clan le défendait. Mais quand ils étaient entre eux, ils se disputaient beaucoup. Chez eux, quand une femme était plus âgée que son frère, elle avait plus de droits que lui.

Il n’y a pas eu que des Malgaches et des Mozambicains. D’autres Africains sont aussi arrivés de la même façon, des Yolofs et des Bambaras du Sénégal, des gens de Guinée qui étaient aussi des prisonniers. Un Français qui avait fait un voyage à Maurice à cette époque et qui a écrit de beaux livres avait dit que les Guinéens, par exemple, étaient très fiers et courageux. Il disait qu’ils «craignent moins la mort que la honte».

Alors, tu vois, les grandes personnes parlent très souvent sans savoir. Elles disent tout le temps que les Noirs sont comme ceci ou comme cela. Il y a un nom pour cette façon de parler des gens : on appelle cela des préjugés – on a jugé les gens avant même de chercher à savoir qui ils sont vraiment. C’est ce qui est mauvais chez nous. C’est la même chose pour les Indiens qui sont arrivés plus tard. Au début, il y avait quelques Indiens qui étaient aussi des esclaves. Ils venaient de Surat et de Pondichéry. En Inde aussi, des gens vendaient des esclaves aux Français. Il y avait de ces marchands dans plusieurs villes : à Chandernagor, à Patna, à Mahé, sur la côte de Coromandel. Ces Indiens étaient très bons dans certains métiers, mais les chefs de l’île disaient qu’ils ne travaillaient pas bien dans les champs. Alors, on a cessé de les faire venir. À part les prisonniers indiens, il y avait ceux qui venaient librement. Ils étaient ouvriers maçons, charpentiers, forgerons ou «coulis» – c’était le nom que l’on donnait aux hommes qui faisaient le travail le plus dur. Ils venaient surtout de Pondichéry et de Karikal, deux grandes villes indiennes de ce temps-là.

Je t’ai déjà parlé d’un Français qui avait visité l’île à cette époque et qui écrivait des histoires comme «Paul et Virginie». Il s’appelait Bernardin de St-Pierre. Dans un autre livre sur son voyage, il raconte que les premiers indiens venus à Maurice ne voulaient pas du tout labourer la terre : «Ils (les Indiens) avaient, paraît-il, un dégoût bien prononcé pour ce genre de travail». Mais ça, c’était au tout début. Plus tard, beaucoup d’Indiens sont venus et ils ont surtout travaillé dans les champs. Leur vie aussi a été bien difficile. Ils n’étaient pas des esclaves, mais en vérité, ils étaient aussi malheureux. Les Blancs les méprisaient, ils n’avaient aucun respect pour leur manière de vivre, leurs langues, leurs dieux. Ils ont beaucoup souffert et ils ont fait beaucoup de sacrifices. Notre pays doit beaucoup à ces «engagés» venus de l’Inde.

Aujourd’hui encore, ces arrières-petits-enfants de ces Indiens continuent à travailler dans les champs de canne comme laboureurs. D’autres sont devenus propriétaires de plantations. Il y en a de gros, mais aussi beaucoup de petits planteurs qui louent des terres et qui travaillent très dur dans les champs. Beaucoup d’autres encore travaillent dans des bureaux.

Il y a aussi – tu peux facilement les reconnaître – ceux qui sont venus de Chine. Pour eux aussi, la vie était bien dure. Une fois, les Français avaient volé un navire rempli de Chinois pour les obliger à travailler dans des usines pour faire du sucre. Ils s’étaient révoltés. Maintenant, ils vivent bien mieux, mais beaucoup travaillent toujours très dur dans de petites boutiques.

Alors, mon petit, tu vois que les choses ne sont pas simples. Quand les grandes personnes disent qu’untel est comme ceci, untel est comme cela, untel est mauvais, untel est bon, untel est travailleur, untel est paresseux, elles se trompent souvent. Ce que je te raconte là se trouve dans les livres écrits par des gens qui savent. Mais beaucoup de grandes personnes parlent sans savoir.

Je te parle d’il y a très longtemps, mais toi, tu es là aujourd’hui et à ton tour, tu vas faire le pays de demain. Pour bien construire demain, il faut comprendre hier. Comprendre ne veut pas dire accepter. Il ne faut pas accepter les préjugés, ni ce qui n’est pas juste. Tu vois, si tout le monde a travaillé, tout le monde ne reçoit pas sa juste part. Il n’y a plus d’esclaves, mais il y a encore trop de pauvres. Il n’y a plus de maitres mais il y a encore des gens – de toutes les couleurs – qui croient qu’ils ont le droit de tout avoir.

Quand tu seras grand, petit, je sais que tu te battras pour que chacun reçoive ce qu’il mérite et mérite ce qu’il reçoit. Un jour, tu verras, on finira bien par ne plus parler de toutes ces choses qui séparent les gens. On dira : «On est tous pareils, on est tous Mauriciens.» Rappelle-toi la jolie chanson d’Hugues Auffray : «La couleur ne fait pas l’homme.»

P.S. Cette lettre peut aussi être lue par les grandes personnes.

(Texte publié le 7 mars 1999 dans le sillage des émeutes Kaya)