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Jean Bruneau: «L’État a d’autres priorités qu’une stratégie contre la drogue.»

5 janvier 2019, 15:58

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Jean Bruneau: «L’État a d’autres priorités qu’une stratégie contre la drogue.»

Infiltration dans les collèges, affluence des jeunes sous influence, 16 kg de drogues saisies et portées disparues : les stupéfiants sont au centre de l’attention. Pourquoi ce fléau gagne tant de terrain ? Quelles solutions pour une meilleure gestion ? Le président du Centre d’accueil de Terre-Rouge, qui vient de lancer une unité pour les jeunes, analyse la situation.

Où en sont les choses depuis l’introduction d’une unité de désintoxication pour les jeunes ?
L’inauguration du centre a été effective en décembre, mais il n’est pas encore opérationnel. Cela prendra du temps. En fait, le Centre d’accueil de Terre-Rouge existe depuis 32 ans et c’est le pionnier en termes d’institut de réhabilitation. Jusqu’à récemment, c’était pour les drogues traditionnelles. Puis, nous avons été confrontés à l’apparition des drogues de synthèse, ce qui a affecté beaucoup de jeunes.

Comme notre programme est résidentiel et s’étale sur neuf semaines, nous ne pouvions aider les adolescents, n’ayant pas un programme pour eux. Il était impératif d’agir car il n’y a pas de structure. Le gouvernement a lancé une instance à Montagne-Longue, mais le traitement est plutôt médical. Or, il faut une méthodologie différente.

Justement, en quoi consiste-t-elle ?
Un drogué est malade : il a besoin de médicaments. Mais il lui faut de l’attention. Nous arrivons avec un centre de soins, d’accompagnement et de prévention. On ne veut pas aller vite. Nous avons des spécialistes d’Inde et une Mauricienne d’origine française attachés à notre centre. Nous comptons recruter d’autres personnes. Nous mettrons aussi l’accent sur l’art, la musique, la peinture, l’estime de soi. Dans un début, nous allons initier ces jeunes à faire de l’agriculture et l’élevage. Bien souvent, ils ont perdu cette appréciation de base.

On n’a jamais autant entendu parler de drogue, de tant de dérivés et de trafics en tous genres à Maurice. Pourquoi ?
On a perdu le sens des valeurs. Les jeunes confondent plaisir et bonheur. Auparavant, on donnait une image négative de la drogue à cette génération. Hélas, à lui faire peur, cela l’incite paradoxalement à essayer. Ils ont un plaisir passager et deviennent accros une fois piégés par cette spirale infernale.

La société a évolué. La vie de famille et le temps d’écoute ont changé. Avec la compétition dans le travail, le parent s’absente du foyer. Les enfants sont livrés à eux-mêmes. Ils se tournent vers la drogue en quête d’un plaisir surnaturel. Il y a aussi l’influence de tout ce qu’ils voient sur Internet. Parallèlement, les trafiquants vont profiter de cette aubaine pour tisser leur toile d’araignée. La drogue synthétique est à la fois disponible, pas chère et difficile à contrôler…

Pourquoi est-ce difficile de la contrôler ? Qui peut définir la drogue synthétique ?
Des expériences se font tous les jours. Des gens l’inventent et la composition évolue systématiquement. On peut mélanger n’importe quoi, d’où les effets les plus dangereux. Cela peut d’ailleurs être fatal.

Et ces stupéfiants prolifèrent davantage dans les collèges. N’y a-t-il plus de discipline ?
Il y a une concentration sur les études. Apprendre pour passer un examen et avoir un diplôme : ce n’est pas juste ça qui compte. À cette pression se rajoutent les leçons, la compétition, l’absence de passion et de vocation des enseignants. Certains se contentent d’accomplir leur scheme of duty. Leur priorité, c’est les résultats, la performance. Peut-être qu’ils ne sont pas motivés ou qu’on ne les a pas préparés pour assumer ce rôle de vigilance.

Parallèlement, les parents doivent s’impliquer. C’est un joint-venture. Il ne suffit pas juste de payer les collèges. Il faut favoriser un échange d’informations entre les parents et les enseignants.

Malgré la désintoxication, beaucoup de drogués rechutent. Pourquoi ?
L’intoxication, qu’elle soit d’origine alcoolique ou liée aux drogues, est pour la vie. Il n’y a pas de guérison. La drogue, c’est un combat de tous les jours. La rechute fait partie du programme. Bien sûr, c’est dur. Mais si on le prend du bon côté, cela implique qu’on se relève et qu’on se fortifie. Les jeunes peuvent être plus vulnérables, n’ayant pas la maturité. Ce qui compte, c’est aujourd’hui. Ils ne pensent pas au futur.

Cette année, des saisies record de drogue ont été enregistrées, tout comme une mystérieuse disparition de 16 kg. Comment expliquezvous ce paradoxe ?
Cela a choqué l’opinion publique, ce qui est une bonne chose. Cela dit, une enquête est en cours. Quand vous faites une saisie, l’important est de montrer la quantité. Je n’étais pas sur place. J’ai été à la police. A-t-elle pris les précautions nécessaires pour mesurer ? Y a-t-il eu un suivi ? C’est peut-être une personne qui a fauté. Mais ça, c’est l’enquête qui le déterminera. C’est une bonne chose dans le sens qu’un scandale oblige les gens à repenser le système. Si on le laisse ouvert, il y aura toujours des gens qui profiteront des loopholes pour faire leurs petits jeux à eux.

Puis, dans tous les systèmes, certains ne peuvent résister à la tentation. Les trafiquants et leurs réseaux externes ont tous les moyens pour corrompre. Ils sont bien rôdés. On a vu le rapport Lam Shang Leen. Personne n’a été étonné de voir ces personnes qui n’ont pas été exemptes de tout blâme.

À qui la faute pour cet enlisement dans la drogue ?
Dans la société, on a cette blame culture. Quand j’étais à la police, dès qu’un problème survenait, on vous disait que c’est à cause de la Traffic Branch, de l’Anti-Drug and Smuggling Unit, de la Criminal Investigation Division, etc. Comme si on s’en dissociait. Il faudrait plutôt s’unir et voir comment combattre le problème.

Évidemment, il faut dénoncer les carences. La société criera que la police ne fait pas son travail. Il se peut que la police soit à blâmer, je ne dis pas le contraire. Mais à elle seule, elle ne pourra pas combattre la drogue. C’est une guerre impliquant tout le monde. Beaucoup vous diront que ce n’est pas leur problème mais plutôt celui des régions défavorisées. Or, l’histoire prouve l’inverse. La toxicomanie touche même les classes les plus aisées, voire les collèges les plus réputés.

Est-ce un manque de stratégie de l’État pour gérer ce problème ?
Je ne veux pas critiquer. Mais l’État a d’autres priorités. Ce qui intéresse les politiciens à Maurice, ce sont les élections générales. C’est en réaction aux attentes des votants qu’ils agissent. Bien que certains soient de bonne volonté, il n’y a pas de travail méthodique sur le long terme pour combattre ces fléaux qui attaquent Maurice.

Quelles sont les vraies solutions ?
D’abord, il faut être optimiste. Les trafiquants sont minoritaires. Et les gens sont à 99 % contre la drogue. Il faut créer cette synergie à tous les niveaux. Quand on voit les mamans des drogués, vous n’imaginez pas tout ce qu’elles subissent. On en a récemment vu plusieurs se réunir et s’entraider. C’est un travail fort. Les gens devraient être proactifs et ne pas attendre que leur enfant soit happé par ce fléau. Il faudrait apprendre les signes d’alerte et s’investir.