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Au tribunal de Créteil, l’amiante sur le banc des accusés

23 novembre 2018, 17:43

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Au tribunal de Créteil, l’amiante sur le banc des accusés

 

«Aujourd’hui on recense les malades. Demain ce seront des morts»: au tribunal de grande instance de Créteil, voilà près de vingt ans que syndicats et ex-employés dénoncent «le déni» des autorités sur la présence d’amiante, qui aurait déjà provoqué la mort d’une magistrate.

Ce tribunal, l’un des plus importants de France, est le théâtre d’une guerre larvée entre une large alliance syndicale et le ministère de la Justice. Si des centaines de bâtiments publics sont concernés en France par ce matériau hautement nocif, ce qui fait du TGI de Créteil «un dossier emblématique, c’est le déni des autorités», selon Alain Bobbio, de l’Association nationale des victimes de l’amiante (Andeva).

Début septembre, le décès d’Hélène Bienvenu, une magistrate de 62 ans qui a travaillé dix ans à Créteil, a ravivé les craintes. «Quand on a appris que notre mère avait un mésothéliome, ça a été un choc car mésothéliome égale amiante», explique sa fille Hélène. En quête de réponses, la famille fait expertiser son domicile. Pas de trace d’amiante. Ils finissent par faire le rapprochement avec le TGI de Créteil en lisant des articles de presse.

«L’amiante au tribunal de Créteil, c’est une longue histoire. Trop longue, même»: à la tête de cette alliance syndicale réunissant aujourd’hui magistrats, policiers et fonctionnaires du tribunal, Daniel Naudin incarne à 66 ans la mémoire de ce très ancien combat.

Fin des années 1990. Julien De Flores, un employé du conseil général du Val-de-Marne mis à disposition du tribunal pour assurer des travaux d’entretien, est appelé pour un problème de toilettes bouchées dans la salle où attendent détenus et policiers. C’est là qu’un détenu «en col blanc» lui affirme que «le bâtiment est bourré d’amiante», se remémore-t-il.

- «Circulez y’a rien à voir» -

L’employé finit par donner l’alerte. Une expertise partielle confirme la présence d’amiante et une enveloppe budgétaire est débloquée: «Mais elle ira dans d’autres travaux», affirme M. Naudin. Entretemps, d’autres agents saisissent la présidence du tribunal. «Aux agents qui posaient des questions, la réponse était toujours la même: +circulez y’a rien à voir+ », dénonce le syndicaliste.

Trois ans plus tard, alors qu’il est sur le point de prendre sa retraite, Julien De Flores découvre qu’il est atteint d’une asbestose, une maladie pulmonaire résultant, selon son médecin, d’une exposition à l’amiante.

S’engage alors un bras de fer avec le tribunal. «Ca a été une lutte», explique-t-il, «l’administration a tout fait pour empêcher que ma maladie soit reconnue en maladie professionnelle». Aujourd’hui âgé de 78 ans, il décrit un quotidien rythmé par la maladie et une souffrance: celle de n’avoir «jamais obtenu justice». Car s’il est reconnu à 70% comme malade de l’amiante, c’est le conseil général qui l’aide pour ses frais médicaux et pas le ministère de la Justice.

Malgré ce premier cas et alors que l’inquiétude commence à se répandre dans le tribunal, la hiérarchie campe sur ses positions: fin septembre 2005, le président du TGI Didier Marshall déclare au Parisien qu’il est «impossible de respirer de l’amiante au tribunal de Créteil».

Mais les syndicats maintiennent la pression et obtiennent une expertise dont les résultats dévoilés en février 2006 sont alarmants: l’amiante est détectée dans les dalles au sol, le dépôt ou les cloisons de bureau. Dans la salle des archives où sont stockés les dossiers, le taux d’amiante atteint 38 fibres par litre quand le seuil légal est de 5 fibres. Cette salle est alors fermée et une nouvelle enveloppe budgétaire est débloquée pour désamianter le dépôt.

- Désamiantage «sauvage» -

Mais l’opération tourne au fiasco: «L’entreprise choisie fait travailler des ouvriers sans masques de protection et en présence des fonctionnaires de police», dénonce M. Naudin, photos à l’appui. Sur l’une d’elles, on aperçoit des dalles placées dans des sacs déchirés, jetées dans les poubelles publiques devant le tribunal. «Ça a été un désamiantage sauvage», abonde le docteur Claude Danglot, qui travaille pour l’alliance syndicale.

D’autres travaux ont lieu en 2009. «Depuis, plus rien. Nous sommes inaudibles malgré nos demandes répétées», déplore M. Naudin. Au tribunal, rares sont les personnes acceptant de témoigner à visage découvert: un fonctionnaire dénonce une «omerta» quand une autre, qui travaille au tribunal depuis 21 ans, estime que c’est «le pot de terre contre le pot de fer». «Je fais du sport, j’essaie de manger correctement mais je vais peut être découvrir dans quelques années que j’ai un cancer. Comment ne pas y penser ?»

«Pour ceux qui attendent les travaux», les délais ont été «trop longs», reconnaît l’actuel président du tribunal, Stéphane Noël. «Le ministère a été trop passif, trop en retrait sur ce sujet», affirme-t-il à l’AFP. De son côté, la Chancellerie affirme «suivre de près» le dossier et assure qu’un «suivi médical est assuré pour tous les agents qui en font la demande». Un plan de désamiantage de 5,2 millions d’euros a été décidé et des travaux doivent commencer au printemps 2019.

Pas de quoi rassurer le président de l’Andeva, Alain Bobbio, qui préconise la création d’un «registre» regroupant les personnes ayant travaillé au tribunal et actuellement retraitées ainsi qu’un suivi médical obligatoire pour tout le personnel. «Aujourd’hui, il y a peut-être des gens qui sont malades de l’amiante et qui ne savent pas pourquoi», dit-il.