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Thomas Hylland Eriksen:«L’ethnicité, une camisole de force»

13 novembre 2018, 12:46

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Thomas Hylland Eriksen:«L’ethnicité, une camisole de force»

L’anthropologue norvégien, qui étudie Maurice depuis les années 80, analyse le recensement ethnique comme un recul. Le système électoral fige l’identité ethnique comme la principale propriété d’une personne, alors que nous avons de multiples identités. La mixité s’accroissant, cette catégorisation devient de plus en plus irréaliste.

Quel est votre point de vue d’anthropologue sur le débat qui anime la société mauricienne sur le recensement ethnique
Un recensement ethnique serait un pas en arrière, dans la mesure où il validerait l’idée que Maurice, à la base, consiste en des groupes ethniques. La réalité est plus complexe. Bien que le «communalisme» soit réel et doive être traité, il est très difficile d’établir ce que l’ethnicité signifie dans la société mauricienne. Les chercheurs cités dans l’express récemment (NdlR, le 1er novembre, sous le titre «Recensement ethnique sous la loupe de l’anthropologie», nous citions Ari Nave et Anthony John Christopher) l’ont mis à jour.

«Tous les humains ont une origine commune. C’est une question de savoir jusqu’où vous voulez remonter.»

Ce débat peut faire partie d’une tendance mondiale vers les politiques identitaires, qui peuvent fournir aux individus un sens de sécurité, mais qui sont finalement divisionnistes dans des sociétés complexes. On peut en trouver de multiples exemples à travers le monde. Dans de nombreux pays africains, le concept d’«autochtonie» a tout à coup pris sens, afin que les «premiers venus» puissent réclamer des privilèges. Ce terme sert aussi aux Pays-Bas, où de nombreux «autochtones» pensent que le pays leur appartient et non aux «allochtones», c’està-dire les immigrés et leurs enfants.  

À Maurice, mettre l’accent sur l’ethnicité peut être nuisible, dans la mesure où cela renforce les inégalités et la méfiance mutuelle et entrave la mobilité sociale chez ceux qui ne peuvent pas compter sur leur appartenance ethnique comme ressource. 

De nombreuses personnes utilisent le mot «ethnique» sans connaître sa définition, ou à tort… 
Ethnicité ne signifie pas juste une chose. D’un côté, vous pouvez avoir une définition objective de l’ethnicité, en faveur de laquelle Nave argue. Un groupe ethnique consiste en des gens avec une origine partagée, ou au moins qui croient qu’ils ont une origine partagée. Mais dans un sens, tous les humains ont une origine commune. C’est une question de savoir jusqu’où vous voulez remonter. L’ethnicité peut aussi être synonyme de communauté. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Cela peut être votre voisinage ou votre village, qui renferme des gens de différentes origines géographiques.

Combien de groupes ethniques y a-t-il à Maurice ?
J’ai précédemment dit «quelque part entre quatre et 25, dépendant du contexte», et je m’en tiens à ça. C’est vrai que les hindous ne sont pas un groupe ethnique, ils proviennent de différentes parties de l’Inde, largement les mêmes endroits que les musulmans mauriciens. Mais à l’heure des élections, ils se révèlent brusquement. Cependant, les hindous comprennent des castes supérieures et inférieures, ainsi que des minorités, notamment, Tamouls, Télougous et Marathis.

Pourquoi, dans la Constitution et dans les recensements jusqu’en 1972, on parlait de communautés, au nombre de quatre, et maintenant il est question d’ethnicité ? Dans ces quatre communautés, y a-t-il quelque chose d’ethnique ?
Oui et non. Il existe un sentiment puissant d’origines partagées parmi certains, et des obligations morales de solidarité. Mais il y a trop de complexité et trop d’exceptions à ce modèle colonial pour être réellement utile. Au sein de chaque groupe ethnique – ou communauté – ainsi dénommé, il existe une énorme diversité. 

Il y a également assez de mariages mixtes à Maurice pour que la notion d’ethnicité soit une camisole de force. Les gens devraient avoir le droit de se définir euxmêmes d’abord en tant que quelque chose de différent que des membres d’un groupe ethnique. Nombreux sont ceux qui veulent juste être perçus comme des individus, peu importe que cet individu soit hindou ou créole, ou métisse, c’est moins important à leurs yeux que d’autres choses.

Deux des quatre communautés sont définies sur la base de la religion, une troisième sur la géographie. Mais la catégorie vraiment dépareillée est la population générale. Les Franco-mauriciens pourraient être considérés comme un groupe ethnique. Mais pas les Créoles. Leur identité n’est pas basée sur leur origine, mais un mode de vie et une forte idéologie d’individualisme. La catégorie créole est aussi de loin la plus ouverte au métissage, également au niveau du mariage. Mais encore, dans la situation de concurrence intergroupe que l’on ne trouve pas seulement dans la politique mauricienne mais aussi dans l’économie, les Créoles ont, d’une certaine manière, été forcés «malgré eux» à se définir comme un groupe ethnique.

Le souci de ce recensement semble être l’usage que l’on veut en faire. Politique, social, pour la recherche… Ou est-ce révélateur du fait que les Mauriciens sont toujours à la recherche de leur identité ?
Nous, êtres humains, sommes beaucoup de choses et avons beaucoup d’identités sociales. Nous sommes hommes ou femmes, jeunes ou vieux, riches ou pauvres, ruraux ou urbains… et je suppose que nous sommes aussi hindous et musulmans des fois. Mais pourquoi une identité devrait davantage compter que les autres ? Les idéaux républicains de la Constitution mauricienne ne devraient pas être oubliés: votre identité en tant que citoyen pèse davantage que toute identité de groupe. Ce type de recensement peut servir à de nombreux usages. Nous devons garder à l’esprit que les questions posées dans un recensement ne sont pas innocentes, qu’elles portent sur les langues ancestrales, la religion ou les origines.

Derrière le fait de demander un recensement ethnique, comme le réclame le vicaire général JeanMaurice Labour, n’y a-t-il pas besoin d’une reconnaissance sur papier de l’existence des Créoles ? Le «malaise créole» n’en est-il pas la cause ?
Peut-être qu’une meilleure façon d’approcher ce problème serait, en premier lieu, de reconnaître une inégalité grandissante, des problèmes de chômage etc., et mettre en place des instruments qui préviennent le favoritisme et les traitements inégaux sur la base de la parenté et de l’identité de groupe. Cibler un groupe, ou une catégorie, comme victime de malaise peut, finalement, être contre-productif parce que cela peut valider des stéréotypes que les gens ont déjà.

Et derrière certains groupes, comme la Hindu House, qui ne veulent pas que le recensement se fasse, n’y a-t-il pas une volonté politique de statu quo, puisque ce système maintient au pouvoir ceux qui y sont déjà ?
C’est possible. Mais encore, le problème peut être formulé différemment, en insistant sur le droit de tous d’avoir les mêmes opportunités et mettant des sanctions efficaces en place pour ceux qui violent ces droits. Peut-être moins parler d’ethnicité mais davantage d’inégalité et – non le moindre – du destin commun de tous les Mauriciens, aiderait.

A.J. Christopher a parlé d’abandon de l’«attempt to enumerate selfidentified communities». Pourrait-on, dans un recensement, demander aux sondés de «s’autodéterminer» ?
Cela peut ne pas être nécessaire de catégoriser la population mauricienne sur la base des origines. Pourquoi cela devrait compter ? C’est nécessaire pour l’État d’avoir une vue d’ensemble de la religion et possiblement du langage, mais pourquoi les origines ? Dans la mesure où le nombre de Mauriciens avec des origines mixtes augmente, cela devient irréaliste, de toute façon. Mais il existe un réel dilemme. Prétendre que les identités ethniques n’existent pas ne les fera pas disparaître. Les gens doivent naturellement être autorisés à garder leur religion, leur sens de soi collectif et leurs pratiques maritales – personne ne veut devenir la Corée du Nord – mais cela ne devrait pas permettre d’influencer le fonctionnement à grande échelle de la société. Idéalement, vous pouvez appartenir à une communauté ou un groupe en privé, mais dans la sphère publique, «on est tous Mauriciens». 

Le problème dominant ne seraitil pas le système électoral ?
Oui, c’est une immense part du problème. Une forme de représentation proportionnelle refléterait la volonté de la population de manière plus précise et permettrait plus facilement d’avoir des candidats qui représentent, par exemple, des intérêts régionaux, de classe, de genre ou autres. Le système électoral tel qu’il est, contribue à figer l’identité ethnique comme la principale propriété d’une personne.

Au sujet de la réforme électorale, des politiciens changeraient-ils un système qui leur permet de rester au pouvoir ? Avec un Premier ministre «Vaish», une répartition communautaire des sièges à l’Assemblée nationale toujours la même…
Je n’ai pas de réponse à cela. Mais l’histoire nous a appris que personne ne veut laisser tomber des privilèges pour lesquels il s’est battu. Cependant, un système électoral qui reflète la population de façon plus juste pourrait fonctionner parfaitement pour de nombreux politiciens actuellement au pouvoir. Peut-être que certains seraient au pouvoir comme, disons, partisans d’une politique environnementale progressiste ou défenseurs d’un programme féministe, plutôt que d’être au pouvoir en tant que, disons Vaish ou représentant de la communauté musulmane. Un tel changement rendrait certainement la politique mauricienne intéressante à suivre, non seulement localement, mais sur un plan plus large, mondial. Une fois encore, Maurice pourrait montrer la voie au monde sur comment avancer d’une façon pacifique, humaine et décente.