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Le paysage sucrier de Maurice: vers la disparition de notre industrie mère ?

27 février 2018, 17:46

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Le paysage sucrier de Maurice: vers la disparition de notre industrie mère ?

Le feu couve sous la paille. L’industrie sucrière fait face à de nombreux défis et adversaires. Vit-elle ses derniers jours, ou sera-t-elle capable de se réinventer ?

Un récent commentaire de Devesh Dhukira, directeur du syndicat des sucres, dans Business Magazine, concrétise un peu plus les raisons qui menacent l’industrie sucrière mauricienne. Avec beaucoup de diplomatie, il nous annonce un prix du sucre pour l’année 2017 «qui serait possiblement le plus bas de notre histoire». Et d’ajouter qu’avec un dollar à Rs 32, notre industrie mère, même si cela commence à friser la nostalgie de l’appeler ainsi, est vouée à la disparition, car non viable. Je partage, hélas, tout à fait son analyse, et j’ajouterais que cela pourrait même aller plus vite que l’on ne le croit.

Chacun sait que nous avons été très dépendants de la Grande- Bretagne et de l’Europe pour la commercialisation de nos sucres. D’abord, les Anglais de Tate & Lyle. Puis, plus récemment, nous nous sommes tournés vers les Allemands de Sudzucker, pour ensuite revenir en partie vers les Anglais et les Français, avec British Sugar et Crystal Union.

Ce qui se passe en Angleterre en ce moment, avec les âpres négociations sur le Brexit entre la Grande-Bretagne et l’Union européenne (UE), pourrait bien influer sur la situation du sucre à Maurice. La raison : l’Europe aura des excédents importants de sucre et la porte des exportations sera donc fermée pour nous dans le futur.

À ce titre, je pense qu’il est intéressant de comprendre le paysage sucrier du Royaume- Uni, à l’heure du Brexit, pour mieux appréhender notre situation à la maison. Tous les experts sont certains que le sucre sera en première ligne de la bataille qui s’annonce pour définir l’avenir économique du royaume. Avec le Brexit, les Britanniques pourront produire et/ou vendre la quantité de sucre qu’ils désirent. Le marché anglais est dominé par deux compagnies qui, à elles seules, traitent 97 % du sucre du royaume : Tate & Lyle et British Sugar.

Tate & Lyle est une entreprise agroalimentaire multinationale basée en Grande-Bretagne. Elle raffine 100 % du sucre de canne (environ 600 000 tonnes par an) tout en commercialisant près de 650 produits à base de ce sucre (à titre de comparaison, Maurice en commercialise peut-être une dizaine). Tate & Lyle a acheté 100 % de nos sucres pendant des dizaines d’années et il est intéressant de noter qu’ils ont toujours TOUT fait pour nous empêcher de raffiner nos sucres, car ce sont eux qui les raffinaient ! N’y voyez là qu’une simple perfidie de nos anciens maîtres !

De plus, il est aussi utile de savoir que Tate & Lyle est la seule compagnie anglaise à avoir ouvertement fait campagne en faveur du Brexit et que David Davis, le secrétaire d’État désigné pour négocier la sortie du Royaume-Uni de l’Europe, a travaillé pendant 17 ans chez Tate & Lyle. N’y voyez là qu’une autre coïncidence ! Autant dire que le salut ne viendra pas de chez eux.

Situation post-Brexit

British Sugar est une filiale d’Associated British Foods et est le seul producteur britannique de sucre de betterave. Elle possède, entre autres, le groupe Illovo en Afrique du Sud, au Malawi et en Zambie. Elle représente deux tiers de la production anglaise, soit 1,4 million de tonnes par an. Elle pourrait augmenter sa production en Angleterre de 50 % à terme. Elle possède cinq usines toutes d’une efficacité inégalée en Europe. Son coût de production (voir plus loin) est le plus bas de tous les producteurs de sucre de betteraves en Europe.

Au total, ce sont 2 millions de tonnes de sucre par an qui sont consommées, et en partie exportées vers l’Europe, à partir du Royaume-Uni. Il va sans dire que tout le monde veut en produire plus pour pouvoir en exporter davantage. Comprenez, à notre place… Jusqu’à présent, des lois stupides de l’UE les en ont empêchés, à moins de s’acquitter d’une taxe de 98 euros par tonne.

British Sugar voudrait que le gouvernement empêche Tate & Lyle d’importer du sucre à bon marché, et veut donc faire appliquer des tarifs. Le gouvernement voudrait lui que Tate & Lyle conserve les clients de ses ex-colonies et autres pays les moins développés (LDC) ! Même s’il y a contradiction entre toutes ces thèses, le tout est de savoir ce qui se passera après le Brexit.

«Hard Brexit», «soft Brexit» ou pas de deal ; cela aura indiscutablement un effet sur la commercialisation de nos sucres vers l’Europe, si tant est que cela soit même envisageable ! Notons en plus que le marché anglais est présentement submergé par du sucre venant du continent européen, particulièrement de France et des Pays-Bas. Au total, quelque 400-500 000 tonnes par an.

Force est de constater que si l’UE continue à avoir accès au statut DFQF (Duty Free Quota Free) post-Brexit, elle continuera à exporter ce demi-million de tonnes de sucre vers l’Angleterre. Cela aura pour effet que la marge de préférence pour les sucres ACP–LDC vers le Royaume- Uni, et vers l’Europe, fondra comme neige au soleil. Toutes ces tractations qui concernent le sucre se passent totalement en dehors de notre contrôle, et peutêtre même de notre vue. Nous n’avons pas notre mot à dire.

Les deux grands changements qui ont affecté l’industrie européenne des sucres de betterave sont:

1. La baisse très importante des coûts de production des producteurs

2. L’abolition des quotas, ce qui fait qu’ils seront libres de produire autant qu’ils souhaitent. Ils passeront d’une position d’importateurs nets à une d’exportateurs nets !

Pour ma part, le premier enseignement que nous devrions tirer de tout cela, et la première chose que nous devons faire avant tout, c’est d’assurer notre compétitivité (ceci s’applique tout aussi bien pour le sucre que pour le tourisme et pour l’industrie textile d’ailleurs). Hélas, à ce titre et pour ce qui est du sucre, voici les dernières estimations publiées par Landel Mills International dans leur «Global Benchmarking Report» de janvier 2018:

• Coût moyen de production du sucre de canne : USD 462

• Coût mauricien : USD 678 (avant derniers en Afrique, devant le Kenya)

• Coût brésilien : USD 296

• Coût thaïlandais : USD 394

• Coût moyen Beet Sugar Afrique : USD 390

• Coût moyen de production du sucre de betteraves : USD 534

• Coût anglais : USD 331

• Coût néerlandais : USD 389

• Coût français : USD 452

Je précise que les trois compagnies de British Sugar en Afrique se classent nos 1, 2 et 3 ! (Zambie, Swaziland et Malawi). Même La Réunion est devenue plus compétitive que nous. Il est possible que le chiffre de USD 678 (MUR 22 000) pour Maurice soit quelque peu exagéré (le prix minimal de subsistance pour notre industrie – tous coproduits confondus, est estimé à MUR 17 000 – USD 545). Même si nous réduisons ce prix à USD 545, il demeure malgré tout très éloigné des coûts de production des Européens, nos compétiteurs directs ! Sans compter les Brésiliens, Thaïlandais et… autres Africains !

Des prises de décisions

Chacun peut tirer ses propres conclusions, mais l’on comprendra aisément mon extrême pessimisme pour l’avenir de notre industrie sucrière. Car c’est de loin la crise la plus grave à laquelle nous avons eu à faire face. Et nous ne contrôlons pratiquement rien.

Alors quoi faire ? Entendu que le Brexit ne pourrait qu’aggraver les choses, il n’y a pas 36 solutions:

1. Il nous faut produire au moindre coût possible. Cela exige un effort d’amélioration de la productivité et de l’efficience de notre outil de production, accompagné d’un blocage des augmentations de salaires de l’industrie. Savez-vous que, sans compter les augmentations statutaires annuelles, les salaires de l’industrie sucrière ont augmenté de 70 % depuis six ans. Ajoutez à cela les augmentations statutaires, nous ne sommes pas loin du doublement des salaires de base. Cela est, à mon avis, insoutenable, car nous finirons par avoir la maind’oeuvre la mieux rémunérée de l’industrie sucrière mondiale, sans cannes à broyer…

2. Il nous faut aussi réduire toute main-d’oeuvre excédentaire, entendu que nous faisons face à une réduction drastique des superficies sous canne et donc de la production même. On ne peut conserver le même nombre de personnes pour produire un million de tonnes de canne que pour en produire 1 400 000, par exemple.

3. Dans le contexte d’une émission télévisée, il y a quelque temps, j’ai proposé d’introduire une contribution de Rs 500 par touriste visitant l’île Maurice. Pour faire court, pensez à quoi ressemblerait le paysage de Maurice sans la canne à sucre ?

Cette contribution, somme toute modique, remplacerait à terme l’effort fait par les autorités au niveau du «sustainability fund», sans oublier la contribution perçue du Sugar Industry Fund Board qui a déjà atteint ses limites.

4. La Réunion produit depuis plus de 20 ans, bon an mal an, 200 000 tonnes de sucre annuellement. Pour y arriver, un bassin cannier a été défini par l’État et ces terres ne peuvent être utilisées à autre chose que pour la canne. Si nous voulons conserver notre industrie et que les autorités, de même que les acteurs, pensent qu’il faut le faire, alors il nous faudra assurer une production minimale de canne. Mieux produire sur moins de terres. Les autorités devront délimiter les terres à canne avant qu’elles ne disparaissent toutes sous du béton.

5. Il faudrait aussi que l’État finalise pour de bon le modus operandi devant s’appliquer pour ce qui est des accords signés permettant de récupérer les coûts de fermeture des usines, à travers la vente des Land Conversion Rights. Tout cela en prenant en considération les impératifs proposés au paragraphe précédent.

6. Augmenter substantiellement le coût du kWh bagasse vendu au Central Electricity Board (CEB). Il faut savoir que le kWh bagasse est beaucoup moins cher que celui du charbon, par exemple, et qu’avec moins de cannes broyées, les kWh bagasse seront remplacés par des kWh charbon au détriment et du CEB et du consommateur.

Je ne vois pas pourquoi le CEB ne rémunérerait pas les producteurs de bagasse (par ailleurs un combustible propre et renouvelable) ; ce qui les inciterait, au travers d’un prix plus rémunérateur, à planter de la canne plutôt que d’abandonner leurs champs. Je dis bien ici qu’il s’agit de mieux rémunérer les planteurs. Pas les centrales ni les usines.

J’ajoute que cette mesure devrait être accompagnée d’une aide substantielle de l’État pour inciter les producteurs à replanter leurs cannes et donc améliorer la production. Avec les prix de sucre actuels, aucun planteur ne se lancera dans des replantations. Il verra de par là même ses rendements chuter inexorablement, comme c’est déjà, hélas, le cas.

7. Puis, il y a le prix du sucre. Commercialement, je ne pense pas que nous puissions faire grand-chose dans le contexte actuel. Seules les autorités gouvernementales peuvent agir.

a) Initions immédiatement des discussions «G 2 G» (gouvernement à gouvernement) pour essayer de voir ce qui peut être agréé en appliquant le principe 2-2-1 : deux semaines pour réfléchir, deux mois pour formuler, un an pour négocier.

b) Entamons immédiatement des négociations informelles sur un futur accord de remplacement commercial prévoyant une transition en douceur, une fois le Brexit mis en oeuvre.

Alors, est-il déjà trop tard ? Je ne sais pas. l’Ecclésiastes, chapitre 3 : 1-8 nous dit : «To everything there is a season, and a time for every purpose under the heaven. A time to be born, and a time to die. A time to weep, and a time to laugh. A time to love, and a time to hate. A time for war and a time for peace.» L’on pourrait se poser la question, à savoir : «Et si même cette industrie mourrait ? So what ?»

L’Histoire nous rappelle que cette canne à sucre, citée dans l’Atharveda pour sa douceur, ne disparaîtra pas si facilement. Cette même question a été posée à un certain William Newton en 1909, alors qu’il était devenu «an indifferent planter».

Sa réponse en quelques mots : «Sweat-and-blood, costs in the field, weighbridge, factory, laboratory, office and the board room will not be easily forgotten, whether for or against the cane, but will live long in the family memory and in the national one.»

«Kas la ti tro ser», disaient les esclaves, alors qu’ils désertaient les champs pour devenir artisans, charpentiers et que sais-je encore. Je ne sais pas si cette industrie se réinventera pour la énième fois et saura résister à ces assauts. Ce que je sais, par contre, c’est que le temps presse ou alors ça sera «Hic iacet sepultus sugar industria Mauritius» (Ci-gît l’industrie sucrière de Maurice)…