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#50ansMoris: Maurice, laboratoire pour étudier la gestion des conflits ethniques

22 février 2018, 23:30

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#50ansMoris: Maurice, laboratoire pour étudier la gestion des conflits ethniques

Thomas Hylland Eriksen a lancé ce jeudi 22 février 2018 un livre à l’université de Maurice, dans le cadre des 50 ans de l’Indépendance. Il dissèque la société mauricienne depuis 1985. L’anthropologue norvégien estime que le pays s’est donné comme priorité de résoudre les conflits ethniques. 19 ans après les émeutes à la suite du décès de Kaya, 50 ans après les bagarres raciales, l’occasion de reprendre un article publié dans «l’express», le 19 juin 1999.

Le livre de Thomas Hylland Eriksen qui s’intitule Common Denominators: Ethnicity, Nation-Building and Compromise in Mauritius est le troisième de ses ouvrages sur Maurice. Il date de 1998 (NdlR, il en a écrit d’autres depuis). Il y explique les stratégies que les Mauriciens ont développées pour éviter les situations conflictuelles que connaît toute société pluriethnique. «Maurice a, depuis son indépendance, immanquablement échoué à réaliser les prédictions des plus sombres prophètes

Une poudrière

Tous les chercheurs de la période post-indépendance, à l’instar de Burton Benedict, décrivaient Maurice comme une poudrière. «The ethnic divisions in Mauritius are changing. They are no longer mere categories but are becoming corporate groups. The danger of communal conflict is increasing», écrivait Benedict en 1967.

Or, Eriksen montre que la société mauricienne a développé un engagement pour le compromis et le partage du pouvoir. Et ce, en admettant le besoin de coexister entre peuples de différentes religions et identités culturelles et en prenant des mesures pour éviter qu’une seule communauté ne monopolise le pouvoir. Ce qu’il appelle «dénominateurs communs», ce sont «les similitudes et les horizons partagés, les plateformes pour les discours où les interactions sont activement recherchées dans les pratiques quotidiennes et dans la politique».

La petite taille du pays

Selon l’anthropologue, les conditions (nécessaires, mais pas forcément suffisantes) pour maintenir la paix interethnique à Maurice sont présentes. À travers, tout d’abord, la petite taille du pays : la sécession n’a pas sa raison d’être ici. Car les groupes ethniques ne peuvent être localisés de façon précise. Et comme l’espace se fait rare, les conflits interethniques violents ne peuvent l’emporter. À la différence du Sri Lanka, où les Tamouls sécessionnistes ont une base territoriale.

Puis vient l’absence d’une majorité ethnique. Bien que 52 % de la population soient hindous, ils ne constituent pas un groupe homogène. L’alignement politique sur des bases ethniques ou autres encourage le compromis en politique. Ici, Maurice diffère de la France, du Japon ou du Canada, où les groupes majoritaires sont politiquement (et culturellement) homogènes.

Tous immigrés

De plus, contrairement aux nombreux pays, où la notion de «premier venu» est invoquée dans les revendications, aucun groupe ne peut faire une demande similaire à Maurice. Tous les Mauriciens sont des descendants d’immigrés déracinés.

Selon Thomas Eriksen, les différents groupes ethniques se partagent le pouvoir – économique, social ou politique. Chaque groupe a ses élites ou ses leaders, ce qui différencie Maurice de la plupart des sociétés pluriethniques.

La langue créole

Et d’ajouter que le langage est une autre condition du maintien de la paix. La langue créole indique une continuité culturelle : elle facilite la communication interethnique, les compromis et la coopération. Elle est en même temps une base pour une identité nationale informelle.

Les droits constitutionnels pour les minorités ne sont pas en reste. L’État mauricien encourage activement les affirmations non-politiques de la diversité culturelle et a fait de «la société arc-en-ciel» une question non négligeable dans la pratique politique.

Lors des émeutes de février 1999, le tissu social s’est déchiré. Il a été recousu à la façon d’un patchwork multiethnique.

Il est considéré comme légitime qu’une minorité ethnique demande une attention publique à ses problèmes spécifiques, tant que cela n’entre pas en contradiction avec les droits individuels et la notion d’égalité de traitement. Les autres États pluriethniques ne font pas toujours la différence entre les champs où les différences culturelles ne sont pas politiquement problématiques et ceux qui risquent d’entraîner une scission.

Il y a ici une intégration relativement précoce dans les institutions de l’État-nation. Le système éducatif primaire est pratiquement gratuit et universel, la plupart des foyers participent au capitalisme, en tant que producteurs et consommateurs. L’interdépendance mutuelle est évidente.

En Amérique du Sud

Eriksen souligne que dans les pays avec de grands groupes ethniques, la participation différentielle des groupes dans les institutions modernes de la nation peut être une source importante de conflits. C’est le cas en Amérique du Sud, avec les Amérindiens.

Avec l’émergence de carrières supra ethniques, surtout sur le marché du travail, mais aussi en politique et dans les domaines privés, l’ethnicité n’est plus forcément la plus importante marque identitaire d’un individu. La méritocratie et l’individualisme deviennent des principes émergents de l’organisation sociale. Les systèmes de stratification sociale qui ne sont pas basés sur l’ethnicité augmentent.

Capitalisme et le parlementarisme

Le capitalisme et le parlementarisme sont deux piliers institutionnels du compromis, considérés légitimes par la majorité des Mauriciens. Si «l’ethnicité symbolique», exprimée par exemple dans les rituels, est encouragée, «l’ethnicité instrumentale», dans certaines de ses expressions, communalisme, particularisme économique, est, elle, découragée. En d’autres termes, le pôle «expressif» ou «significatif » de l’ethnicité est accepté, alors que le pôle stratégique ou politique est rejeté. En revanche, les mariages ont une dimension politique ou instrumentale qui n’est, elle, pas rejetée.

D’autres processus peuvent être mis en place suivant les risques de conflits. Cependant, cette politique multiculturaliste a deux principaux inconvénients. D’une part, elle tend à «geler» les différences communales, rendant l’existence difficile à une personne choisissant de ne pas appartenir à un groupe ethnique ou à une communauté en particulier. Elle rend aussi la situation très difficile pour les couples mixtes et leurs enfants. D’autre part, cette politique tend à détourner l’attention des problèmes sociaux sous-jacents.

Norvégiens

Thomas Eriksen a proposé certaines de ces solutions mauriciennes dans ses autres livres, notamment sur les immigrants norvégiens. «La société mauricienne pose, de manière perspicace, certaines questions qui s’avèrent pertinentes pour nos sociétés européennes, notamment pour gérer les minorités et la diversité culturelle. Bien qu’elle ne soit pas parfaite, l’histoire multiculturelle unique de Maurice et son long passé de compromis lui donnent une expérience dans le traitement de la complexité ethnique et culturelle, de laquelle le reste du monde a beaucoup à apprendre.»

Cependant, en 1993, Thomas Hylland Eriksen prédisait que les bagarres de 1968 seraient les dernières que le pays connaîtrait (Ethnicity and Nationalism: Anthropological Perspectives). Les émeutes de 1999, un an après son ouvrage de 1998, l’ont contredit. Nous reviendrons, dans les jours qui viennent, avec un nouvel article, pour connaître si son postulat d’il y a 20 ans a aussi eu à changer…

Des fjords au lagon

L’écrivain Thomas Hylland Eriksen.

«J’aI commencé à m’intéresser à l’île Maurice en 1985, lorsque quelqu’un m’a offert en cadeau le livre de V. S. Naipaul intitulé The Overcrowded Barracoon, nous racontait Thomas Hylland Eriksen, en 1999. J’ai alors décidé de faire de Maurice mon terrain d’étude pour mon doctorat. Donc, j’ai débarqué dans l’île en janvier 1986 : j’y suis resté un an, à Rose-Hill d’abord, puis à Case-Noyale.

J’ai fait une enquête sur le terrain à Roche-Bois et dans d’autres parties de l’île, en me focalisant sur l’ethnicité et la construction de la nation. Je suis revenu en 1991-92 pour étudier les mariages mixtes.

Inévitablement, une bonne partie de mon travail a traité du changement social et culturel, étant donné que le développement économique de Maurice s’était produit pendant mon premier travail de recherche, et que la société mauricienne avait changé entre 1986 et 1991. Mes méthodes de recherches ont été diverses : archives nationales, entretiens avec des politiciens, des hommes d’affaires, des universitaires…

Toutefois, je me suis appuyé davantage sur l’observation, en vivant dans la société mauricienne. J’apprenais graduellement en prenant part aux conversations courantes et en rencontrant des gens. Je me suis entretenu avec des personnes de toutes les communautés et de toutes les couches sociales, pour dresser un tableau le plus nuancé possible.

Mon intérêt pour les Mauriciens n’a pas changé, même après les récentes émeutes. Il y a quelques jours, j’ai été informé de l’incendie de l’Amicale par un collègue. Bien que j’ai compris que les relations communales se soient quelque peu détériorées durant les années 90, je reste confiant quant à l’engagement de Maurice dans la démocratie et le compromis. Toutefois, les politiciens ont maintenant une responsabilité majeure pour rétablir la confiance dans les organismes gouvernementaux et le «contrat social» inhérent à la société mauricienne. Autrement, le résultat pourrait être désastreux.»

Depuis cette première réaction «à chaud», l’anthropologue a écrit Predicaments of Multiethnicity: Lessons from the Mauritius riots of 1999 dans le recueil de S. May, T. Modood and J. Squires (eds) Ethnicity, nationalism and minority rights (Cambridge), en 2004.

Relative ethnicité...

Il est intéressant de noter qu’en 1968, on parlait de bagarres «raciales» ou communales. Mais que le terme «ethnique» n’était pas utilisé. Jusque dans les années 80, il n’en était pas question. D’ailleurs, on parle parfois de représentativité ethnique aujourd’hui pour le «Best Loser System». Toutefois, dans la Constitution, le terme est «communautés». Idem, le terme utilisé était «société multiculturelle». Ceci s’explique par le fait que le concept d’ethnicité est très récent. Si le terme apparaît pour la première fois en 1941 (Lloyd Warner), ce n’est qu’à la fin des années 60’, début 70’, que les études sur ce thème connaissent un fort développement. Le livre de Glazer et Moynihan (1975) est le fer de lance de ces études, limitées aux pays anglo-saxons. En France, il faut attendre les années 90’ et les études sur l’immigration, le racisme et le nationalisme pour assister à l’utilisation du concept d’ethnicité (Poutignat et Streiff-Fenart, 1995). Intérêt tardif de la part des chercheurs français en raison du «désintérêt des sciences sociales à l’égard des relations interethniques et du problème des minorités».

L’ethnicité est entendue comme «un aspect des relations sociales entre des acteurs sociaux qui se considèrent et qui sont considérés par les autres comme étant culturellement distincts des membres d’autres groupes avec lesquels ils ont un minimum d’interactions régulières» (Martiniello, 1995). C’est donc un aspect qui concerne directement Maurice.

L’ethnicité est relative. Dans son ouvrage Us and Them in Modem Societies, Thomas Eriksen compare Maurice et Trinidad. Cette île des Caraïbes a connu le même peuplement que Maurice (engagement des immigrés indiens), et elle est pluriethnique. Toutefois, l’équivalent trinidadien des Créoles (descendants d’esclaves d’origine africaine) y est majoritaire. Bien qu’il y ait certaines similitudes, la conclusion d’Eriksen est que «le rôle des Indiens à Maurice est l’opposé de celui des Indiens à Trinidad».

Il poursuit: «De la même manière, les rôles respectifs des Créoles dans les deux sociétés sont opposés. La position de défense culturelle des Indiens trinidadiens, possédant de nombreuses caractéristiques des groupes minoritaires, est la même que la position des Créoles à Maurice.» L’ethnicité n’est pas une qualité immuable dans le temps. Au contraire, elle se forme avec le contexte. L'ethnicité est de l’ordre du relationnel, et non de l’inné.

Le «paradoxe» mauricien

Le livre «The Mauritian Paradox – Fifty years of Development, Diversity and Democracy» lancé le 22 février 2018.

«The Mauritian Paradox – Fifty years of Development, Diversity and Democracy.» Tel est le titre du livre qui a été lancé ce jeudi 22 février à l’université de Maurice. Il est édité par Ramola Ramtohul, Senior Lecturer en sociologie et Gender Studies à l’UoM, et Thomas Hylland Eriksen. Le recueil présente les travaux de différents contributeurs, chercheurs, enseignants, professeurs… mauriciens et étrangers. Ils ont tous étudié Maurice, que ce soit dans le domaine des sciences sociales (anthropologie, sociologie…) ou politiques, de l’archéologie, du droit, de l’économie, des médias…

«The most fundamental question we raise in this book is, simply, what next? Taking stock of the first fifty years, its successes and ongoing challenges, we ask what we have learnt and how contemporary history can help us predict or give advice as to possible or desirable developments over the next half century», écrivent les éditeurs dans leur préface. Ils relèvent cependant, entre autres, «the fragility of the social fabric». Le livre s’avère une mine par la qualité des contributeurs et leurs qualifications dans leurs domaines de recherches respectives pour qui s’intéresse au passé, au présent et à l’avenir de la nation mauricienne. Le lancement lui-même s’inscrit dans le cadre plus large de la conférence sur la diaspora universitaire, qui se tient à Réduit depuis mardi et qui s’achève ce jeudi soir : http://sites.uom. ac.mu/mdc2018/images/Files/ConferenceProgramme. pdf.

Thomas Eriksen revient dans ce livre avec un papier intitulé : «Smart is beautiful, but is it viable ? Scale and Mauritian options for the next 50 years.» On y retrouve, dans le texte, celui qui a été le déclencheur de l’intérêt de l’anthropologue pour Maurice : V. S. Naipaul et son Overcrowded Barracoon.

La une du 22 février 1968

En ce 22 février 1968, plus question des bagarres raciales. Le couvre-feu a cessé depuis dix jours. On en parle cependant dans le journal de la veille, avec l’accord général à l’Assemblée législative de renvoi in camera de la demande de commission d’enquête sur les troubles. Il en sera encore question le 27 février, sous le titre «Volcan pas éteint», avec un meurtre et des arrestations.

À la une de l’express de ce 22 février, la mise en garde de Pretoria sur l’utilisation des bases militaires par les Britanniques. Et la visite du paquebot Andes, «ville flottante».