Publicité

Rama Sithanen s'interroge sur la composition de l’Economic Development Board

16 janvier 2018, 00:00

Par

Partager cet article

Facebook X WhatsApp

Rama Sithanen s'interroge sur la composition de l’Economic Development Board

Rama Sithanen ne mâche pas ses mots. Il s’attaque frontalement à la composition de l’Economic Development Board et précise les graves risques de «policy capture» et de «conflits d’intérêts» qui peuvent surgir. Il ajoute que les autorités ont encore le temps de rectifier le tir.

L’Economic Development Board (EDB) lance ses opérations aujourd’hui, avec un «Officer in Charge», en attentant de trouver l’oiseau rare pour le diriger. En tant qu’exministre des Finances qui a présidé pendant cinq ans le «Rwanda Economic Development Board», quel regard portez-vous sur sa version mauricienne ? 

Disons, d’emblée, que l’EDB s’est donné trois fonctions spécifiques : la promotion de l’investissement, des exportations et des biens et services ; la réflexion stratégique sur le développement économique et l’enregistrement, la régulation et la supervision des entreprises. 

Cette première fonction comprend un certain nombre de responsabilités. Soit de positionner Maurice comme une passerelle entre l’Asie et l’Afrique, favoriser le pays pour devenir un hub de commerce, de logistique et de finance, dégager de nouvelles stratégies pour le global business, diversifier les investissements et les exportations du pays, agir comme un véritable one-stop shop pour tout investisseur, préparer l’économie à s’ouvrir davantage au reste du monde, améliorer l’ease of doing business, identifier des secteurs émergents comme le blockchain et la Fintech et enfin développer un brand pour Maurice. Énormément de responsabilités ! 

J’estime que, par rapport à cette première fonction de l’EDB, le Premier ministre et ministre des Finances, Pravind Jugnauth, a raison de fusionner des institutions ayant comme mission de vendre Maurice à l’étranger. Je pense notamment au Board of Investment (BoI), à la Financial Services Promotion Authority (FSPA) et à Enterprise Mauritius (EM). Même à l’Africa Fund

Le seul reproche que je pourrais faire est l’absence du secteur touristique dans le mandat de l’EDB. Il n’y a aucune raison pour que la Mauritius Tourism Promotion Authority (MTPA) ne soit pas incluse. Au Rwanda Development Board, c’est un secteur qui avait toute son importance dans la stratégie de cohérence et d’alignement pour promouvoir l’investissement et les exportations de biens et de services du Rwanda. 

Cela dit, cette fusion est une bonne démarche qui doit avoir des effets d’efficacité, des résultats et d’économie d’échelle. Avec un meilleur branding de notre pays.

Vous avez exprimé votre inquiétude dans certains milieux sur le fonctionnement de cette nouvelle institution. Votre inquiétude se porte-t-elle sur la structure de l’EDB ou sur sa composition ? 

Mon souci à l’égard de l’EDB concerne sa deuxième responsabilité. Soit celle concernant la prospective économique de Maurice pour développer une stratégie de développement pour les 25 prochaines années.

«Des personnes (...) confondent les intérêts de leurs entreprises et l’intérêt national.»

Pourquoi ? 

Parce ce qu’avec ce nouveau paradigm shift impliquant des changements tant au niveau international, régional que local, et avec l’avènement de l’intelligence artificielle et de la robotique, la configuration du marché du travail sera appelée à changer drastiquement. Il faut savoir que 50 % des emplois existants actuellement disparaîtront dans 25 ans et que 50 % des emplois qui existeront dans 25 ans n’existent pas aujourd’hui. De plus, il nous faut travailler sur le front de l’innovation, de la science et de la technologie, tout en poursuivant le travail pour une transformation structurelle et une diversification de l’économie. 

Je crois qu’il n’y avait pas lieu de fusionner ces deux activités. Nous sommes en train de faire un mélange des deux car il me semble que les aptitudes, les connaissances, les expériences et le savoir-faire qui sont nécessaires pour réaliser la seconde activité ne sont pas réunis pour réaliser la première. Nous avons besoin des penseurs et de stratèges pour réfléchir sur le positionnement de Maurice et ce, en fonction des grandes mutations liées à l’économie, au social, aux technologies et à l’environnement. Avec du recul et de la sagesse. Ce sont deux métiers totalement différents. 

Cette deuxième activité sur la prospective économique de Maurice aurait pu se faire sous une autre structure. Peutêtre au niveau d’un grand ministère de Stratégie économique, au sein d’un directorate du ministère des Finances ou au bureau du Premier ministre. Ou encore, comme on l’a fait en France, à travers l’organisation d’une grande commission pour dégager, par la suite, une centaine de propositions afin de positionner Maurice à un nouveau palier de son développement. 

Surtout que la première fonction est elle-même très compliquée. Si l’EDB l’accomplit bien, ce sera déjà une grande réussite. Aujourd’hui, le BoI n’attire que des investissements dans l’immobilier. Si on enlève le paiement pour l’achat de CIM par SGS, l’investissement direct étranger, en 2017, est composé à 80 % d’activités immobilières.

C’est une erreur stratégique, selon vous ? 

Tout à fait. Et je l’affirme en puisant de mon expérience comme Chairman du Rwanda Economic Development Board et en suivant de près tout ce qui est fait actuellement à ce niveau à Singapour, à Bahreïn et ailleurs. Il ne faut pas confondre entre un vétérinaire et un cardiologue, même s’ils sont tous les deux médecins. 

À y voir de plus près, ces deux activités nécessitent des compétences différentes. Avec des silo specialists affectés à la première activité et des spécialistes capables de gérer des cross-cutting issues pour la seconde. 

D’ailleurs, je connais bien le BoI et je doute fort que son équipe de management soit bien équipée pour gérer les problèmes complexes liés à l’économie prospective. D’ailleurs, au sein du board de l’EDB, il n’y a pas un seul macro-économiste ou encore un économiste spécialisé dans des questions «développementales ». Pire, il n’y a personne qui soit sensible à la problématique de la croissance inclusive et de la prospérité partagée.

Et quid du service de «licencing» de l’EDB ? 

Je dois avouer que je suis un peu divisé sur la troisième fonction de l’EDB. Est-ce qu’on peut, au sein d’une même structure, faire à la fois de la promotion, du marketing, du développement mais aussi de l’octroi de permis et de la régulation ? Je m’interroge sur cette question car il existe aujourd’hui un grand débat autour des questions relatives à la supervision, à la régulation et au licencing des entreprises pour éviter que des bandits abusent de notre système. Il faut être vigilant. 

C’est comme si on demandait à la Banque de Maurice (BoM) d’aller faire de la promotion pour attirer des banques. Or, ce n’est pas son rôle. La BoM a un rôle de régulateur et de supervision dans le secteur bancaire.

Plus spécifiquement, que reprochez-vous à la composition de l’EDB ? 

Si on se réfère à la loi prévoyant la création de cette institution, il est clair que la composition du board est totalement déséquilibrée. On constate qu’il y a cinq hommes d’affaires, le secrétaire financier et une personne chercheuse en médecine. 

Or, ma première réaction est ce que les Anglais appellent l’absence d’une balance of skills and background. Surtout si l’EDB souhaite se lancer dans la deuxième activité qui est celle portant sur la prospective économique. 

Sur la composition du board elle-même, je ne suis pas sûr que le secrétaire financier ait sa place au sein de cet organisme car il existe de réels risques de conflit. J’étais ministre des Finances et je sais que s’il y a une institution qui soumet le plus gros volume de dossiers durant l’exercice budgétaire, c’est bien le BoI. Or, comment le secrétaire financier, qui est un des directeurs de l’EDB, pourra-t-il faire l’arbitrage des projets soumis par la même institution ? Cela ne relève d’aucune d’éthique professionnelle. Tout comme je ne suis pas d’accord avec sa présence comme Chairman de la Financial Services Commission (FSC). Il y a conflit d’intérêts.

À voir de près la composition de l’EDB, maintenez- vous qu’il y a une mainmise des businessmen du privé au sein de ce «board» ? 

Il faut savoir ce qu’on veut. J’ai 40 ans d’expérience comme économiste, dont dix ans comme ministre des Finances, et le reste dans le privé auprès d’entreprises locales et étrangères, auprès de certains pays et comme Chairman et directeur de certaines sociétés locales et étrangères. Je connais bien l’architecture économique de ce pays et comment les institutions fonctionnent. Je suis le premier à reconnaître le rôle du bon partenariat entre le secteur public et le secteur privé dans la réussite de notre développement. Mais il y a des limites qu’il ne faut pas franchir. 

J’ai dit plus haut que mon inquiétude est qu’au niveau de ce board, les compétences et les expériences ne sont visiblement pas équilibrées parmi les directeurs nommés. Il y a des compétences locales auxquelles on aurait pu faire appel, notamment à l’université de Maurice et au sein de la société civile. Or, pourquoi, d’une manière disproportionnée, on laisse aux nominés du privé les mains libres pour s’approprier cette nouvelle institution ?

Quels sont les risques qui peuvent en découler ? 

Il y en a quatre. Et j’espère que les personnes qui ont fait le choix de ces nominés réfléchissent et agissent en conséquence. Elles ont encore le temps. 

Il y a un premier risque qu’on appelle le policy capture. C’est-à-dire des personnes au sein de ce board qui ont un dual-personality role. Elles ne font pas la distinction entre leur rôle de directeur de l’EDB et celui de leur entreprise. Quand on regarde et analyse le background de certains nominés, les risques de policy capture sont énormes dans une petite économie comme la nôtre. 

Bien souvent, il y a des personnes qui, en toute bonne foi, confondent les intérêts de leurs entreprises et l’intérêt national. 

S’il y a au sein du secteur privé des institutions qui défendent les intérêts de leurs membres, c’est fair enough. Elles sont dans leur rôle. Mais ce qui m’inquiète, c’est quand on décide, comme c’est le cas avec la composition de l’EDB, de placer des personnes à l’EDB qui peuvent influencer la politique économique du pays en faveur de quelques intérêts privés. C’est cela le policy capture.

Le risque de «policy capture» n’est pas nouveau... 

Mais il est plus grand avec la composition de l’EDB ! Dans le passé, nous avons eu des risques de policy capture. Il y a eu un Chairperson du BoI qui conseillait aussi un très grand groupe du pays. On a eu à le rappeler à l’ordre, parce qu’il voulait faire du policy capture en privilégiant l’intérêt de sa compagnie. Avec un représentant, il y avait ce risque. Maintenant avec cinq… allez réfléchir ! 

Je dois ajouter ici que les risques de policy capture peuvent être perceived, potential or actual. Ils peuvent aussi être directs ou indirects. D’où ce très grand risque. 

Le second risque relève des conflits d’intérêts. Il n’est un secret pour personne que les directeurs de l’EDB, qui représentent des compagnies solidement implantées dans le pays, sont aussi des développeurs et des demandeurs de permission et d’autorisation. Ils seront appelés à approuver des projets, à analyser d’autres en attente ou encore à rejeter certains. Qu’est-ce qui se passe dans un cas de figure où ils sont appelés à traiter un projet soumis par leur compagnie ? Il y a visiblement un gros risque de conflit d’intérêts ! Et ce n’est pas éthique. 

C’est indirectement comme si on nommait Pierre- Guy Noël et Kee Chong Li Kwong Wing au sein du board de la Banque de Maurice, ou on demandait à Richard Arlove et à Ben Lim de siéger au sein du board de la Financial Services Commission. Les quatre personnes sont compétentes, mais le problème est que cela relève d’un grave conflit d’intérêts. D’autant plus qu’au sein de l’EDB, il y a des directeurs dont les groupes sont présents dans presque tous les secteurs économiques du pays. C’est inadmissible.

Et le troisième risque ? 

Il y a des risques d’insider dealing. Les directeurs de l’EDB auront accès à des informations privilégiées. Certaines personnes vont dire que cela a toujours existé. Mais pas à ce degré-là , avec autant des représentants de grandes sociétés du privé. 

Quand j’étais ministre des Finances, vous savez combien de fois des personnes sont venues me voir pour m’informer qu’elles ont soumis des projets à certaines institutions et n’ont pas eu de réponse ? Pour apprendre six mois après qu’un autre groupe s’est approprié ces mêmes projets ? C’est triste, mais c’est une réalité. Ce risque est énorme avec les très grandes mutations dans l’économie. 

Le quatrième risque est que l’EDB perde sa crédibilité et ne noue pas la confiance avec les investisseurs. Si demain un grand groupe international souhaite lancer un projet sur l’informatique, sur l’intelligence artificielle à Maurice, pourquoi doit-il partager les informations confidentielles et sensibles sur son projet à l’EDB quand il y a des concurrents potentiels qui y siègent et peuvent le voler?

Que préconisezvous pour remédier à la situation ? 

D’abord revoir la composition du board pour éviter ces quatre énormes risques que j’ai mentionnés plus haut. Je persiste à croire que le secrétaire financier n’a pas sa place au sein de l’EDB. Parallèlement, il faut trouver un macro-économiste pour en faire partie. Quelqu’un comme Sen Narainen, conseiller auprès du ministère des Finances, aurait été à l’aise dans ce job. Pour éviter des conflits d’intérêts flagrants, Gérard Sanspeur aurait pu être nommé Chairman. Il maîtrise mieux les cross cutting issues

Aussi, des gens comme Iqbal Rajahbalee, Shailen Sreekeessoon, Nikhil Treebohun, Marc Lagesse, Gilbert Gnany ou même Eric Ng, pour ne citer que certains, auraient pu faire partie de l’EDB. Ils sont tous des professionnels aguerris. Ce qui éviterait ces risques de frontal conflict of interest, policy capture, access to privileged information and trust. 

En disant cela, je ne remets pas en cause l’intégrité professionnelle des personnes qui y siègent. Car je pense qu’il n’est pas éthiquement juste et raisonnable pour le pays d’accepter ces risques à un moment où d’importants défis se profilent à l’horizon. La bonne gouvernance is about ethical and effective leadership. L’EDB ne satisfait ni l’un ni l’autre dans sa composition actuelle.

En deux mots

<p>Adopté en juillet 2017, l&rsquo;EDB sera opérationnel aujourd&rsquo;hui. Son &laquo;Chairman&raquo;, Charles Cartier, et les membres du &laquo;board&raquo; seront face à la presse pour la première fois ce matin. L&rsquo;occasion pour le &laquo;Chairman&raquo; d&rsquo;expliquer la feuille de route de cette institution appelée à être une agence centrale en matière de coordination de la planification du développement économique. Calqué sur le modèle singapourien, l&rsquo;EDB de Maurice aura trois principales fonctions. Nommément la promotion de l&rsquo;investissement, des exportations et de biens et services, la réflexion stratégique sur le développement économique et l&rsquo;enregistrement et la supervision et la régulation et la supervision des entreprises. Un appel à candidatures a été lancé pour recruter l&rsquo;oiseau rare qui sera appelé à piloter l&rsquo;EDB. Entre-temps, le &laquo;board&raquo; aura recours à un &laquo;Officer in Charge&raquo; pour s&rsquo;assurer de ses opérations sur une base quotidienne. L&rsquo;EDB aligne sept directeurs, dont cinq venant du monde des affaires : Charles Cartier, Azim Currimjee (groupe Currimjee), Cédric de Spéville (groupe Eclosia), Dipak Chummun (IBL) et Terence Smith (Fundsmith) ; le secrétaire financier Dev Manraj et Shameem Fawdar (chercheuse en médecine).</p>