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Jean Marie Le Clézio: «On ne peut soupçonner les Chagossiens d’être des terroristes»

19 juin 2017, 23:30

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Jean Marie Le Clézio: «On ne peut soupçonner les Chagossiens d’être des terroristes»

Sa «déclaration liminaire» au sujet de la situation des Chagossiens sera lue avant d’être envoyée à la presse étrangère. Samedi après-midi, après avoir partagé des moments de complicité avec des enfants au Morne, dans le cadre du projet «Livres pour tous» de la Fondation pour l’interculturel et la paix (FIP), l’écrivain nous a expliqué le sens de sa démarche en faveur des Chagossiens. Nos vifs remerciements à Sarojini Bissessur-Asgarally, responsable de la FIP, qui a rendu cet entretien possible.

Donner des livres aux enfants qui n’y ont pas accès, c’est aller vers l’île Maurice authentique ? 

C’est une partie du vrai Maurice. Le pays a plusieurs visages. Il y a un visage très gracieux et plein d’harmonie et puis un visage plus difficile et plus secret qu’on trouve aussi dans la littérature. Je pense par exemple à Eve de ses décombres d’Ananda Devi. C’est pour une grande part l’héritage colonial, mais aussi la pauvreté, la crise économique mondiale. 

Quand je parle de ça, je me souviens de ma tante, Alice Le Clézio. Elle n’avait pas beaucoup de revenus. Cette partie de la famille Le Clézio avait été ruinée, elle vivait de ce que ses frères et soeurs lui donnaient. Elle habitait à Vacoas. Voyant que les enfants étaient livrés à eux-mêmes, elle les réunissait une fois par mois pour chanter et réciter de la poésie au Plaza. Elle était écrivain elle-même et avait adapté des contes, mais n’a jamais publié. J’ai publié des extraits de ses romans sans dire que c’était elle. Elle me les avait envoyés, j’ai jugé que je pouvais me permettre d’en publier de petits extraits.

«Cinquante ans après, il serait temps de faire progresser la cause des Chagossiens.»

Où peut-on lire ces extraits ? 

Dans Révolutions, il y en a certains. 

Mais vous n’avez pas dit que c’était d’elle ? 

Elle avait aussi écrit un roman qui s’appelle Ceux qui n’ont pas d’étoile. Elle disait que dans la vie, il y a ceux qui ont le loisir d’admirer les étoiles et il y a des gens qui ont une vie tellement difficile que la nuit ils dorment et ne voient pas les étoiles. Au village du Morne, les gens ont la beauté devant les yeux. Mais ils sont défavorisés dans beaucoup d’autres domaines : l’accès à la culture, l’accès au langage. 

Quand vous donnez «Mondo et autres histoires » à une petite fille au Morne, c’est pour donner de l’espoir ? 

C’est une façon d’inviter ces enfants à considérer que la littérature n’est pas un monde qui leur est étranger. J’ai eu la grande joie de rencontrer Keithlyn Bissessur, qui est un futur écrivain de Maurice (voir hors texte). Il faut l’encourager. Elle a des dispositions, le sérieux et l’application qu’il faut pour ça. C’est un grand don que Maurice m’a fait.

C’est Maurice qui vous donne plus que vous ne donnez à Maurice ? 

Je veux bien échanger, mais comme je ne suis pas là très souvent, l’échange est limité. En revanche, c’est encourageant de voir qu’un enfant, à dix ans déjà, malgré la vie difficile qu’elle connaît, prend le temps d’écrire très proprement dans un cahier, une histoire à laquelle elle a réfléchi, qui a un début et une fin, qui est bien construite. Personne ne lui a dicté quoi que ce soit. Cela sort de son esprit et me rend très confiant dans l’avenir de Maurice. 

Le trait d’union entre vous et ces enfants, c’est la Fondation pour l’Interculturel et la Paix

Nous avons eu l’idée de cette fondation, Issa Asgarally, Sarojini Asgarally et moi, pour permettre la rencontre des communautés. Mais cette rencontre, nous l’avons très rapidement compris, ne peut se faire que si on la prépare au niveau de l’enfance. C’est un travail de fourmi. 

C’est par petites touches que l’on peut influer sur le monde ? 

C’est à la mesure de ce que je suis capable de faire. Moi j’écris des livres, je n’ai pas d’influence politique, je ne connais personne, je n’ai pas de relations privilégiées avec de grands groupes financiers.

Vous dites que vous n’avez pas d’influence politique, mais vous serez publiquement aux côtés des Chagossiens, cette semaine. 

C’est un vieux combat. Je vais reparler de ma tante Alice. Dans les années 1980, je marchais avec elle, à Port-Louis. Elle m’avait montré des abris anticyclone. Elle m’avait dit : Tu es au courant qu’on a mis là les gens des Chagos ? C’était des abris en tôle de forme arrondie, construits autour de Port-Louis. Quand ils ont été déportés, on ne savait pas où les loger et donc on les a mis dans les abris anticyclone. Depuis, ces abris ont disparu. J’ai été sensibilisé assez tôt à ce drame que vivent les Chagossiens. 

Ensuite, j’ai suivi cela pas à pas. Je suis même allé consulter les archives du Sénat américain pour voir s’il y avait des échos de ce drame. Et il y en a. Des sénateurs ont demandé au gouvernement américain de vérifier ce qui s’était passé, pourquoi on avait déporté les gens. Mais cela a été bloqué par le gouvernement américain, qui a des intérêts stratégiques aux Chagos. Cinquante ans après, il serait temps de faire progresser la cause des Chagossiens. 

Quel est le sens de votre démarche ? 

L’important, c’est que les Chagossiens aient le droit de retourner chez eux. Pas seulement pour fleurir les tombes de leurs ancêtres, mais pour recommencer à y vivre. Au besoin, au service de la base américaine. Pourquoi ne peuvent-ils pas y travailler ? Ce ne sont pas des espions. On ne peut pas les soupçonner d’être des terroristes. Il y a quelque chose de profondément injuste dans cette situation. Ce point de vue n’est pas politique, il est humaniste. Que les Chagos soient partie prenante de l’administration mauricienne ou qu’ils restent sous protectorat britannique, c’est pour moi, secondaire. 

Qu’est-ce qui vous pousse à agir maintenant ? 

Ce n’est pas politique. Je ne sais pas s’il y aura des discours politiques qui seront tenus, mais ce ne sont pas les miens. L’important, c’est que la population chagossienne ait un droit de retour. 

Oui, mais y a-t- il quelque chose qui a causé un déclic chez vous ? 

J’ai souvent écrit dans la presse à propos des Chagossiens. J’ai même adressé une lettre au président Obama quand il a été élu. L’administration m’a répondu qu’elle prenait acte de ma lettre mais qu’elle n’avait pas le temps de s’occuper de cette situation. Chaque fois que je peux, je manifeste mon souhait d’aider le peuple chagossien.

Vous comptez écrire à l’administration Trump ? 

Elle n’est pas pire dans beaucoup de domaines que l’administration Obama. Il ne faut pas oublier que l’administration Obama a été la championne des déportations des immigrés clandestins. Voyons ce que Trump va faire. De toute façon, cela ne devrait pas dépendre d’une administration. Le droit de retour est affirmé par les Nations unies.

Préoccupations Spirituelles

<p>Le livre de Sarojini Bissessur-Asgarally, &laquo;Discovering your true self in Sadhana&raquo;, publié aux Éditions de l&rsquo;océan Indien, sera lancé jeudi. Il est préfacé par Jean Marie Le Clézio. L&rsquo;écrivain dit y avoir trouvé l&rsquo;écho de ses préoccupations de jeunesse. <em>&laquo;Dans son explication de la Bhagavad Gita, Sarojini Asgarally le rend quotidien, on peut sentir la vérité du texte. Comment conduire sa vie, comme on conduit un char attelé à des chevaux. La métaphore de la Bhagavad Gita, c&rsquo;est comment être maître de soi-même, comment être maître de son char.&raquo;&nbsp;</em></p>

<p>L&rsquo;écrivain confie qu&rsquo;à la lecture de cette analyse, <em>&laquo;j&rsquo;ai retrouvé l&rsquo;enthousiasme de mes jeunes années&raquo;</em>. Il se dit aussi <em>&laquo;touché&raquo;</em> parce que Sarojini Asgarally met ces enseignements en pratique. <em>&laquo;Ces textes ont une résonance dans la vie contemporaine. Le besoin que nous avons de l&rsquo;équilibre par la Nature, c&rsquo;est déjà dans tous ces textes anciens.&raquo; </em>Jean Marie Le Clézio précise qu&rsquo;il n&rsquo;est pas, <em>&laquo;un être de religion. Je considère que je n&rsquo;appartiens à aucune religion. Mais je suis capable d&rsquo;être ému et sensibilisé à tout ce que donnent les religions d&rsquo;harmonieux et de positif. Après, les religions sont très souvent, malheureusement, des lieux d&rsquo;exclusion où l&rsquo;on cultive une identité agressive, qui est contraire à l&rsquo;esprit des religions&raquo;</em>.</p>

La naissance d’un écrivain

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	<figure class="image" style="display:inline-block"><img alt="" height="507" src="/sites/lexpress/files/images/keithlyn_bissessur.jpg" width="390" />
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<p>Quand on demande à Keithlyn Bissessur, dix ans et élève en <em>&laquo;Grade 5&raquo;</em> à l&rsquo;école primaire de Bambous, si elle sait comment s&rsquo;appelle celui qui lui a dédicacé <em>&laquo;Mondo et autres histoires&raquo;</em>, elle hoche la tête. Kouma li apélé ? Elle montre le nom écrit sur la couverture. Elle articule : <em>&laquo;Le Clézio.&raquo;</em> Pourquoi lui a-t-il donné ce livre ? <em>&laquo;Parski monn ekrir enn zistwar.&raquo;</em> Que raconte son histoire ? <em>&laquo;Enn tifi ti al dan laforé li ti perdi.&raquo;</em> D&rsquo;accord. Après ? <em>&laquo;Après, elle rencontre un garçon et sa mère. Kan li ti resorti, li trouv laforé enn lot fason. Quand elle est entrée dans la cabane, elle s&rsquo;est transformée en maison. Tou inn vinn prop, inn vinn nef.&raquo;</em> D&rsquo;où vient l&rsquo;histoire ? Keithlyn Bissessur sourit. <em>&laquo;Invanté.&raquo;</em></p>

Prix Jean Fanchette 2017, verdict aujourd’hui

<p>C&rsquo;est ce soir qu&rsquo;a lieu la remise du prix Jean Fanchette 2017. Le jury, présidé par Jean Marie Le Clézio, a pour membre Patryck Froissart et coordinateur Issa Asgarally. <em>&laquo;Nous avons reçu une profusion de textes, à la fois des récits, des poèmes, des essais, même des textes que l&rsquo;on ne peut pas identifier. La littérature à Maurice est très originale&raquo;</em>, explique le président du jury.&nbsp;</p>

<p>Jean Marie Le Clézio affirme qu&rsquo;il parle du prix Jean Fanchette, <em>&laquo;partout où je vais&raquo;</em>. Il ajoute que chaque année, il donne des cours en Chine. <em>&laquo;Je leur dis à chaque fois qu&rsquo;il ne faut pas oublier qu&rsquo;un petit pays peut aussi produire beaucoup intellectuellement. Il faut encourager cette production et ne pas faire de hiérarchie économique. Je suis un grand admirateur d&rsquo;Amartya Sen, (NdlR : prix Nobel d&rsquo;économie). Je pense qu&rsquo;il faut absolument observer sa classification des États. Entre ceux qui consacrent beaucoup d&rsquo;efforts à la production de la culture et ceux qui consacrent tous leurs efforts à la production d&rsquo;armements.&raquo;</em></p>