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Shenaz Patel, auteure et journaliste: «Cessons de nous mentir sur notre Histoire»

30 avril 2017, 20:52

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Shenaz Patel, auteure et journaliste: «Cessons de nous mentir sur notre Histoire»

Il était une fois une exploratrice passionnée d’écrits qui décide de raconter «L’Histoire de Maurice» en bande dessinée. Et qui découvre, chemin faisant, un récit national brodé de bobards et de «fantasmes» plus ou moins avouables…

Qu’est-ce qui vous a donné envie de raconter notre pays en dessins ?

Ce projet est né d’une histoire personnelle. Toute petite, on me disait que j’étais issue d’un mariage mixte, un mot que je ne comprenais pas. J’avais entendu parler d’école mixte mais un mariage... J’ai compris en entrant à l’école. J’ai compris aussi que ça posait problème. Sans arrêt, on m’interpellait sur mon identité : «Tu es quoi, toi ?», comme si mon nom musulman ne correspondait pas à l’image que je renvoyais. Je répondais «je suis Mauricienne» mais ça ne suffisait pas : «Oui, mais tu es quoi ?» Cette question m’intriguait. Un peu plus tard, adolescente, j’ai commencé à chercher des réponses.

J’ai voulu connaître l’histoire de mon pays mais je me suis rendu compte que j’avais très peu d’éléments. Les livres disponibles étaient bien faits mais trop techniques.

Restait l’école… sauf qu’on n’apprenait pas l’histoire de Maurice, ou très peu. Cette lacune est toujours d’actualité, d’où ce livre.

La bande dessinée, à Maurice, est associée à l’enfance et à la jeunesse…

Cette conception est erronée. Cette BD est un graphic novel qui s’adresse à tous les âges. Le dessin nous a paru moins rébarbatif qu’un livre «classique» et plus en phase avec notre époque de l’image.

Quelles sont les conséquences de ce «trou d’histoire» que l’école peine à combler ?

Elles sont lourdes, nous devenons des adultes qui ignorent leur passé. Cette ignorance compromet l’avenir : à défaut d’histoire commune, il est difficile de se projeter dans un destin commun.

Quatre tomes sont annoncés, on imagine que le travail de recherches est déjà une aventure en soi…

Complètement. J’ai découvert de la complexité, l’histoire de Maurice est plus entremêlée qu’on ne le pense. Je croyais bien la connaître, j’ai réalisé que non.

Quelle a été votre principale découverte ?

J’ai compris que le récit national est jalonné de mensonges, de distorsions, d’escamotages, de fantasmes. On présente toujours l’histoire de Maurice sous la forme d’un mille-feuille composé de couches étanches, les colons européens, les esclaves africains, les travailleurs engagés… En réalité, ce n’est pas du tout ce qui s’est passé. Il est temps de cesser de nous mentir : ce pays, depuis le début, est une histoire de mélanges et de métissages.

D’où le choix de Simon Van der Stel comme personnage principal du livre ?

Oui, il symbolise la genèse du métissage. Simon est le premier bébé déclaré ici (NdlR, en 1636). Son père était hollandais et sa mère indienne, fille d’une esclave libérée. Des forçats chinois sont arrivés dès 1658, suivis des premiers esclaves indiens. Très vite, des relations interethniques se sont établies, cela a donné d’autres métis. Maintenant, il faut faire attention, je ne suis pas une obsédée du métissage à tout prix. Il y a des connards et des salopards parmi les métis, ce n’est pas un gage de qualité. Je constate juste que Maurice est né métis, or cette réalité historique est niée parce qu’elle dérange les politiques.

En quoi, précisément ?

On le sait bien, la plupart de nos députés sont élus pour leurs seules «compétences» ethniques, ils n’ont pas envie d’entendre que ce découpage n’a pas de sens. Au contraire, c’est dans leur intérêt de fragmenter le récit national. Il est là, le mensonge : faire croire que l’histoire mauricienne est une compétition de diasporas. Voilà comment un peuple se retrouve à vivre sous de fausses identités. Je ne conteste pas le droit de se décrire comme Indo-Mauricien, Sino-Mauricien, etc., je remarque simplement que cinquante ans après l’Indépendance, je n’ai pas le droit de me définir en tant que Mauricienne tout court, la Constitution de mon pays me l’interdit.

Avant d’enseigner l’histoire, il faut pouvoir l’écrire. Or nous avons du mal…

Parce que nous avons des mémoires concurrentielles, et donc des récits concurrentiels. On l’a vu avec le Morne et l’Aapravasi Ghat. Avoir deux sites classés sur la liste du Patrimoine mondial de l’humanité est une opportunité. Ici, ça a fait l’objet d’une espèce de concurrence, comme s’il fallait que l’engagisme et l’esclavage soient mis sur un pied d’égalité. Même si les engagés ont été maltraités, ce n’est pas comparable avec ce qu’ont subi les esclaves. Il y a une différence entre arracher des êtres à leur terre pour les jeter dans l’asservissement et recruter des individus qui s’engagent sur contrat, même s’il n’a pas été respecté au départ. Les Indiens sont venus avec leur culture, leur religion, leurs traditions et rapidement avec leur famille; cela fait toute la différence.

Ces «mémoires concurrentielles» seraient mystificatrices ?

Je le pense. À bien des égards, l’histoire de Maurice est fantasmée, idéalisée. On aimerait croire – ou faire croire – que nous sommes tous les descendants de barons, de contes, de Maharadjahs ou de nobles ancêtres venus sur des tapis persans. Rien n’est plus faux : nous sommes des enfants de forçats, d’esclaves, de crève-la-faim, de fuyards, de criminels. Cessons de taire cette violence, assumons-la ! L’histoire est un conte de faits, pas de fées.

D’autant que cette violence, nous en avons construit quelque chose…

Oui, et quelque chose de puissant. Prenez le créole, cette langue qui est née d’une barbarie est aujourd’hui d’une incroyable vitalité. Nos constructions n’étaient pas gagnées d’avance, il y a de quoi être fier. Pourtant, je trouve Maurice assez déprimé, les gens ont un regard négatif sur leur pays et sur eux-mêmes, mais c’est un autre débat… L’histoire fantasmée se nourrit aussi choses cachées. Au Mahatma Gandhi Institute, une partie des archives sur l’immigration indienne n’est pas consultable. C’est une façon de barricader l’accès à notre passé, aucun État ne devrait avoir le droit de faire cela. La vérité, c’est qu’un certain nombre d’immigrés indiens ont «recréé» leur caste en arrivant à Maurice. Je peux comprendre que des gens n’aient pas envie que cette vérité soit mise en lumière, cela menacerait leurs privilèges. En même temps, ces mémoires existent et nul ne peut ordonner qu’elles se taisent. En Angleterre, les documents sont déclassifiés après 30 ans, même les plus sensibles. Nous, après 200 ans, on n’y a toujours pas accès.

L’oubli, ici, se partagerait mieux que la mémoire ?

C’est un escamotage complice. Il y a des choses que l’on préfère ne pas voir, ne pas savoir. C’est dangereux, le réveil des mémoires blessées est souvent la conséquence de lacunes historiques. Par exemple, quand on a montré les épreuves de la BD, des gens nous ont dit que l’esclavage était trop présent. Cela fait pourtant partie de notre histoire. On a choisi de montrer l’héritage culturel des esclaves, les savoir-faire qu’ils nous ont transmis. Appréhender cette période sous le seul angle dominant-dominé nous a paru réducteur.

Cet escamotage, comment l’expliquez-vous ?

Nous vivons dans un pays de la représentation. Les Mauriciens sont très soucieux de leur image, c’est lié autant à notre passé colonial qu’à notre présent touristique.

Maintenant qu’on a dit tout ça, au fond, ça sert à quoi l’histoire ?

Ça sert à mieux se connaître les uns les autres, pour mieux se comprendre et pouvoir construire ensemble.

Signez-vous un ouvrage militant ?

Cette BD milite pour la connaissance. L’histoire de Maurice n’est pas qu’une suite de dates, elle est mouvante, en perpétuel mouvement. Le moteur, c’est l’individu, des hommes et des femmes qui ont aimé, haï, qui se sont déchirés, qui ont construit. En ayant fait ce livre, je me sens habitée par ce mouvement de construction. Parce que nous ne sommes pas statiques dans cette affaire. Nous sommes une étape de ce cheminent qui vient de loin et qui se poursuivra bien au-delà de nous. C’est un fleuve, l’histoire. Un fleuve tumultueux qui ne s’en va pas sans nous. J’aimerais que les Mauriciens ressentent qu’ils sont conviés. Qu’ils n’ont pas à subir l’histoire, mais à la construire.

400 ans d’histoire en 4 tomes

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<p>Le premier tome de &laquo;L&rsquo;Histoire de Maurice&raquo; (Ed. du Signe / IPC) est disponible en librairie depuis mercredi. Consacré aux &laquo;Premiers pas de la colonisation&raquo;, l&rsquo;album est scénarisé par Shenaz Patel et l&rsquo;historien Jocelyn Chan Low, et illustré par Laval Ng et Christophe Carmona. Deux autres volumes suivront dans les prochains mois, suivi d&rsquo;un quatrième, fin 2018, sur Rodrigues.</p>