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Julie Peghini, anthropologue: quel héritage pour le mauricianisme ?

17 janvier 2017, 19:31

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Julie Peghini, anthropologue: quel héritage pour le mauricianisme ?

Comment est venue l’idée de cette recherche anthropologique ?

Je travaillais, avant de mener ma thèse, sur les joutes oratoires malgaches. À partir de là, j’ai également mené des recherches sur le théâtre malgache. Dans ce cadre, j’ai travaillé sur la formation artistique dans l’océan Indien, son importance et celle des échanges artistiques entre les îles du sud-ouest de l’océan Indien.

Pour mieux les comprendre, je suis venue à Maurice, j’ai été accueillie par l’homme de théâtre Gaston Valayden pendant un mois. J’ai alors eu l’occasion de découvrir un monde créole et indien, et ce mélange entre indianité et créolité m’a particulièrement intéressée. Au moment de poursuivre mes recherches anthropologiques, j’ai choisi Maurice pour chercher à comprendre son environnement culturel.

Vous mettez l’accent sur le mélange entre culture, religion et politique. Vous montrez comment Maurice participe d’un multiculturalisme cloisonné. Que pouvez-vous nous dire sur cette question ?

Je voudrais revenir sur ce mélange entre indianité et créolité. C’est d’ailleurs le titre d’un numéro de Purusharta publié sous la direction de Catherine Servan- Schreiber. Dans l’histoire mauricienne, l’indianité et la créolité sont deux univers indissociables. Selon la chercheuse Suzanne Chazan-Gillig (2003 : 64), «l’univers de la créolité et celui de l’ethnicité expriment deux manières particulières de dénier aux différences économiques et au métissage leur importance dans la transformation de la société mauricienne». J’ai essayé de réfléchir sur la politique de l’unité dans la diversité à l’île Maurice et à la tension entre multiculturalisme et créolisation. Cette tension est là depuis longtemps et est une des spécificités du modèle mauricien.

Cela s’explique par le fait que, depuis l’Indépendance, une politique est mise en place, qui s’appuie sur le modèle de l’«unité dans la diversité» que Maurice emprunte à l’Inde et à Nehru. C’est sous ce modèle que l’approche multiculturelle est célébrée avec ferveur. L’unité et l’harmonie prônées par cet idéal pluraliste sont aussi un jeu d’équilibre communautaire qui vise à accorder une place, donc une égalité formelle à toutes les cultures et religions. On donne ainsi à chaque communauté un espace pour exprimer son héritage culturel ou ancestral. Si l’on reprend les débats de l’Assemblée nationale sur la culture – je l’ai fait sur la période qui va de l’Indépendance à 2009 – on se rend compte de l’importance et de la vivacité des débats autour de l’unité dans la diversité. Lors d’un débat sur les langues à promouvoir à la MBC qui date du 27 juin 1968, sir Seewoosagur Ramgoolam dit notamment de ne pas toucher à cinq sujets sensibles, parmi lesquels la langue, la culture et la religion. Selon lui, «ce pays irait bien mieux si nous n’y touchions pas». Cela rend compte d’un accord devenu tacite à Maurice, selon lequel il est bien de ne pas chercher à toucher à ces langues, ces religions, cette culture autrement que de manière formelle. Autrement que par des enjeux formels. Il ne s’agissait pas de ne rien faire, puisqu’il y a des subventions qui ont augmenté de 1,4 point, si l’on prend par exemple une période de 33 ans, soit de 0,3 % en 70 à 1,7 % en 2003. Ces subventions sont allées aux associations socioculturelles pour que la religion, la culture et la langue puissent s’épanouir librement.

Dans le même temps qu’il y a cette politique du «do-not-touch», un accord tacite, j’ai pu constater un autre accord, celui qu’Emmanuel Richon nomme «l’accorité » dans un de ses ouvrages. Le dictionnaire créole définit ce terme comme l’entraide. Ce sens du partage dans la vie quotidienne a créé une île Maurice où les styles de vie, la communication, les échanges et l’art ont permis aux Mauriciens de développer des pratiques culturelles créolisées.

J’ai voulu saisir cette tension au sein de mon ouvrage. J’ai essayé pour cela de montrer en quoi il y avait, sous cette appellation «unité dans la diversité», une tension entre ces deux accords. Un poète auquel j’ai dédicacé mon ouvrage, Vinod Rughoonundun, dit dans un poème : «Mémoire indienne, j’ai tissé en terre créole.» Il aimait aussi à plaisanter sur le caractère schizophrénique du Mauricien, toujours pris dans un entre-deux : dehors/dedans ; interdit respecté/transgression.

D’ailleurs, vous vous interrogez : «Jusqu’où les différences culturelles instituées entretiennent-elles un lien avec les inégalités sociales ?»

Quand on parle de multiculturalisme dans d’autres sociétés, on parle de la mise en place d’une politique qui vise aussi à créer une meilleure justice sociale. En sciences sociales, les débats sur la diversité culturelle ne sont pas distincts de ceux sur la justice sociale. Le propos du multiculturalisme n’est pas simplement de reconnaître des droits culturels aux minorités, en leur distribuant davantage de subventions socioculturelles ; il s’agit de penser l’inclusion de ces minorités au sein d’une nation. Or à Maurice, il n’y a pas eu de mesure de fond visant vraiment à prendre mieux en charge ces liens entre diversité culturelle et justice sociale.

Comment définissez-vous la créolisation ?

La créolisation résulte historiquement de la rencontre dans la violence des cultures majoritaires dominantes et des cultures qu’elles ont dominées. Mais c’est aussi un processus, un devenir. J’aime à m’appuyer sur Edouard Glissant, un grand écrivain, penseur et poète martiniquais, lequel disait : «J’appelle créolisation, la rencontre, l’interférence, le choc, les harmonies entre les cultures, dans la totalité réalisée du monde terrestre.»

Avec cette définition, on pense aux chantres du mauricianisme qu’ont été Robert Edward Hart, Hervé Masson, Malcolm de Chazal : ce sont des écrivains qui ont pensé le mauricianisme et l’ont prôné. Chazal comme Masson sont indissociables dans le rapport fusionnel qu’ils avaient établi avec la nature, ils étaient imprégnés du patrimoine des cultures importées dans l’île depuis deux siècles. Leurs écrits, leurs œuvres comme leurs actions témoignaient de leur grand projet, celui d’arriver à créer à Maurice un brassage des cultures et des civilisations. Ces artistes ont développé une vision du mauricianisme qui permettait de lier un idéal, une indianité et une créolité pour aller au-delà des divisions, et qui soient en harmonie avec l’Asie, l’Europe, l’Afrique, et tous ces héritages pensés ensemble. Ce sont des précurseurs.

Quels sont les blocages à la créolisation ?

On ne peut pas dire que le frein vient du fait que la population ne soit pas créolisée. Cela n’aurait pas de sens au vu des pratiques. D’autre part, la situation de l’île Maurice entre les années 70 et aujourd’hui a énormément évolué, il y a des styles de vie plus cosmopolites. Le cosmopolitisme est un mot qui recouvre l’idée de l’interculturalité, du transculturalisme, la possibilité d’échanger, de s’épanouir au contact des cultures, et de penser les styles de vie actuels. Avec les développements économiques actuels de l’île Maurice, on pourrait avoir tendance à voir ces styles de vie communs dans des pratiques culturelles transversales, mais aussi dans la manière de consommer ou de rêver d’ailleurs dans les malls. Il y a eu des changements importants dans les styles de vie à Maurice, comme les femmes qui travaillent et se sont émancipées, une culture de la jeunesse, des jeunes qui n’ont souvent pas de pratiques religieuses ou sont athées quand leurs parents avaient au contraire des pratiques religieuses importantes ou encore qui ont des pratiques religieuses très différentes, avec des religions mondialisées. On est donc dans une époque cosmopolite dans le sens où ces pratiques religieuses et culturelles mondialisées infusent à l’île Maurice. Ce qui est important, c’est de savoir à quelles conditions les jeunes Mauriciens auront envie de continuer à travailler sur leur île, à s’y insérer, à poursuivre cet idéal mauricien, d’ici. C’est en cela que la question du multiculturalisme est importante.