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Cardinal Maurice Piat: «Maurice est une passoire pour les trafiquants de drogue »

4 décembre 2016, 16:26

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Cardinal Maurice Piat: «Maurice est une passoire pour les trafiquants de drogue »

Malgré le pourpre cardinalice, il n’a pas fait une croix sur sa liberté de parole. La preuve, Maurice Piat parle de tout: drogue, fric, mondanités vaticanes, économie libérale et même jus de citron. Interview détox.

Dimanche dernier, soit le 27 novembre, vous avez posé un discours fort en soulignant que les usagers de drogue sont des malades, pas des délinquants. Pourquoi avoir choisi ce thème ?

Parce qu’il y a urgence. Je suis affligé par la progression des drogues synthétiques auprès des jeunes. Trop facilement accessibles, trop bon marché, elles font d’énormes dégâts et je me sens une responsabilité forte.

Selon le ministre de la Santé, il n’y a «pas de quoi s’alarmer». N’est-il pas plus compétent que vous en matière de drogue ?

Avec tout le respect que je dois au ministre, d’après les informations que j’ai reçues, il y a de quoi s’alarmer.

«Pire, la prison bien souvent aggrave les choses. Ils sont au contact des dealers, c’est contre-productif»

D’où tenez-vous ces informations ?

De travailleurs sociaux crédibles et dévoués à leur cause. Ils me disent qu’il y a de quoi s’alarmer, et pas seulement sur les drogues synthétiques. La particularité de ces produits c’est qu’ils sont très accessibles pour les jeunes. Cela devrait nous inquiéter tous.

Maurice s’acharne à enfermer les toxicomanes. Est-ce un non-sens ?

Ceux qu’il faut enfermer, ce sont les trafiquants. Les toxicomanes, eux, ont besoin d’aide. Ce sont des gens en situation de faiblesse. La logique répressive les concernant ne règle rien. Pire, la prison bien souvent aggrave les choses. Ils sont au contact des dealers, c’est contre-productif.

Se trompe-t-on de chemin ?

Je le pense. La réhabilitation doit être le chemin prioritaire. Si la répression des trafics est indispensable, il est aussi fondamental de travailler à la réhabilitation des victimes pour qu’elles retrouvent la dignité qu’elles ont perdue.

«Il n’y a pas assez d’actions, ne serait-ce que pour protéger le littoral»

Maurice est l’un des pays les plus drogués au monde. La prévalence de l’héroïne et des autres opiacés fait de nous un peuple d’accros. Or, ces substances sont importées et non pas fabriquées localement. Ce constat vous inspire quoi?

Nous vivons sur une île où l’on trouve de nombreuses petites criques. Et puis nous sommes voisins d’autres îles, dont une très grande, impossible à surveiller du fait de l’étendue de ses côtes. Ma conclusion, c’est que la région est une passoire. Surtout les côtes malgaches et mauriciennes.

L’inaction des autorités est-elle en cause ?

Il n’y a pas assez d’actions, ne serait-ce que pour protéger le littoral. S’organiser avec les autres polices de la région me paraît indispensable, car nous avons à faire à un trafic triangulaire. A-t-on assez de volonté localement pour traquer les dealers ? Je ne sais pas.

«J’étais encore jeune prêtre. Un jour, un jeune vient me voir : ‘Tir mwa ladan! Tir mwa ladan!'»

Eux, en tout cas, sont puissants et organisés. On l’a vu récemment : un homme, depuis sa cellule, a réussi à coordonner six bateaux ; c’est quand même fort! La lutte est disproportionnée parce que le gouvernement ne se donne pas suffisamment les moyens de combattre ce fléau. Qu’il s’agisse de répression ou de réhabilitation, la réponse n’est clairement pas adaptée.

Que proposez-vous ?

Nous ne pouvons pas tomber dans l’injustice de classer les toxicomanes comme des objets cassés, brisés. Ils le sont mais ils ont aussi un désir immense (il appuie) de s’en sortir.

Les travailleurs sociaux me le disent, moi-même je l’ai constaté. J’étais encore jeune prêtre à Pamplemousses, jamais je n’oublierai. Un jour, un jeune vient me voir : «Tir mwa ladan! Tir mwa ladan!» Ce garçon avait un bon travail mais tout son salaire passait dans la drogue. Il ne pouvait rien économiser pour se marier. Dieu merci, il a fini par s’en sortir.

«Il y a des talents chez les trafiquants qui seraient utiles à la société»

Comment ?

Je l’ai mis en contact avec un travailleur social qui l’a écouté pendant des heures, des semaines, des mois… (Il s’interrompt) Si vous permettez, j’aimerais avoir une parole pour les trafiquants. Ce sont des pères, des mères de famille. Je sais qu’ils ont conscience des désastres qu’ils font, de toutes ces vies détruites. Je sais aussi qu’ils ont en eux la capacité à faire le bien. Il n’y a qu’à voir la façon subtile dont ils s’organisent pour écouler leurs marchandises. Il y a des talents chez les trafiquants qui seraient utiles à la société. Mais il y a cette obsession de l’argent qui abîme tout. Les gens sont obnubilés, c’est le drame de notre époque.

Justement. Pour l’homme que vous conseillez, «le plus grand ennemi de Dieu est l’argent». Cette accusation du pape vous inspire quoi ?

 Je suis totalement d’accord.

En même temps, c’est votre patron…

(Sourire) Je le pense vraiment. Au centre de l’économie mondiale, il y a le Dieu argent, et non plus la personne, l’homme, la femme, leur épanouissement. Cette obsession du profit est un terrorisme contre l’humanité entière.

«Les employés, de plus en plus, sont transformés en ‘maximiseurs’ de profits»

C’est quoi le problème de l’Église avec l’argent ?

Je n’ai pas de problème avec l’argent. Faire du profit pour vivre est une chose; vivre pour le profit en est une autre. La passion de l’argent pour l’argent est destructrice, l’île Maurice n’est pas à l’abri. Je le vois dans nos entreprises: les employés, de plus en plus, sont transformés en «maximiseurs» de profits. Produire toujours plus, presser le citron encore et encore…

Bien sûr que les profits sont indispensables, mais faut-il s’y vautrer ? On fait de grands mergers pour être le plus beau, le plus gros, le plus fort, ce n’est jamais assez ; tout cela rime à quoi? Dites-moi…

Vous êtes sûr de vouloir débattre de fusion-acquisition ?

(Il poursuit sur sa lancée) Un homme qui meurt dans la rue n’est plus une nouvelle. Un demi-point de baisse sur les marchés boursiers, là, toute la planète s’en émeut. Nous sommes tombés sur la tête. Ce monde ne tourne pas rond, le libéralisme économique est en fin de cycle. Après la crise de 2008, on s’est contenté de colmater les brèches. Les État – donc les contribuables – ont versé des sommes folles pour renflouer les banques mais nous n’avons pas réfléchi au fond des choses.

«Investir dans le bien-être au travail est tout aussi nécessaire. Si l’on continue à presser les citrons sans arroser le citronnier, on finira par le tuer.»

Ce discours pourrait vous attirer de nouveaux ennemis…

Je sais. Je crois aussi qu’il y a dans ce pays des entrepreneurs de toutes les religions qui peuvent entendre ce discours. Le cœur humain n’est pas simplement de pierre. Il a aussi de la chair.

Gère-t-on une entreprise avec de bons sentiments ?

 Ce n’est pas mon propos. Je dis qu’au centre de toute entreprise, il y a l’homme, avec toute sa dignité, et non la productivité ou l’argent. D’accord, les profits sont importants pour grandir, investir, faire de la recherche. Mais investir dans le bien-être au travail est tout aussi nécessaire. Si l’on continue à presser les citrons sans arroser le citronnier, on finira par le tuer.

Cette passion de l’argent pour l’argent est le nom de quoi ?

 D’une grande insécurité. Nous essayons de nous protéger, de quadriller notre coin de bonheur, alors qu’il se reçoit dans la gratuité ; je ne sais pas si les gens réalisent cela. Pour être heureux dans un mariage, il faut être assez humble pour recevoir son bonheur de l’autre. De la même manière, dans une entreprise, il faut savoir donner – et je ne parle pas d’argent.

La gratuité est-elle l’avenir de l’économie ?

La gratuité est l’avenir de l’humanité.

Retournons à Rome. N’est-ce pas un poil déroutant d’être le conseiller d’un pape anticlérical ?

C’est une bénédiction. Le cléricalisme est le pire des maux de l’Église.

Votre nomination comme cardinal a bénéficié d’une couverture médiatique sans précédent. Qu’allez-vous faire de ce «star power» ?

(Son visage se ferme) Rien. Ce n’est pas dans l’écume que les choses se passent. C’est dans les lames de fond, dans le travail de longue haleine.

Cette abondance médiatique vous a-t-elle agacé ?

Elle m’a d’abord touché. Voir tous ces Mauriciens à Rome, c’était quelque chose. Mais il faut rester vigilant, ce n’est pas sain d’être mis trop haut lor pié koko. À un moment donné, trop c’est trop.

«Je m’efforce de canaliser l’énergie qu’a suscitée ma nomination vers ceux qui en ont le plus besoin»

Sept ministres vous ont accompagné, c’est combien de trop ?

(Sourire gêné) Enfin, bref…

C’est combien de trop ?

Écoutez, ils ont voulu avoir une bonne délégation, c’était sympathique. Ils m’ont appuyé, je suis reconnaissant. En même temps, je me méfie des grandes acclamations.

Est-ce facile de se griser dans les flonflons du Vatican ?

Très facile. Ça peut faire tourner la tête, oublier l’essentiel. J’y suis extrêmement vigilant.

Êtes-vous allergique aux adulateurs?

Le mot est trop fort mais il y a de ça. Le pape lui-même, dans sa lettre de nomination, nous a mis en garde contre les mondanités. «Redescendez dans la plaine», nous a-t-il dit.

Vous êtes monté sur les hauteurs de Marie Reine de la Paix, logique…

(Rire sonore) C’était une façon de retrouver mon ministère. Je m’efforce de canaliser l’énergie qu’a suscitée ma nomination vers ceux qui en ont le plus besoin. D’où ma prise de parole sur les faibles, sur les toxicomanes.

Les Chagossiens aussi ont besoin de soutien…

Je sais. Cette lutte me tient à cœur, je ne l’abandonnerai pas. À Rome, j’ai parlé au responsable de la diplomatie vaticane, Mgr Paul Gallagher. Il s’est montré à l’écoute, il connaît le dossier.

Et ?

Il n’a pas dit sa pensée.

Cela vous étonne ?

Non, c’est un diplomate.

«Le calendrier du pape est rempli jusqu’à fin 2017»

Quel regard portez-vous sur la stratégie du Premier ministre ?

Il a raison d’insister sur les deux aspects, la souveraineté et le droit au retour. Une chose m’interpelle : dans les négociations, le PM a dit très clairement que s’il récupérait la souveraineté des Chagos, il continuerait à louer Diego Garcia aux Américains. Est-ce que les grandes puissances ne lui font pas confiance ? Je me pose la question.

C’est un peu David contre Goliath, non ?

Oui, mais il y a de l’espoir pour David. Si sa cause est juste, elle aboutira un jour.

La dernière fois qu’un pape est venu à Maurice, c’était en 1989, un an après le cardinalat de Mgr Margéot. L’histoire se répétera-t-elle ?

Malheureusement, je ne pense pas. Le calendrier du pape est rempli jusqu’à fin 2017. On peut toujours espérer mais il faut être réaliste : François a 80 ans et il y a d’autres pays où il sent qu’il est urgent d’aller.

Vous avez, vous, 75 ans. Comment faites-vous pour résister à la fatigue, au stress et à la charge de travail qui va s’accroître ?

Franchement, je n’ai pas de recette.

Des drogues ?

Non plus. J’ai la chance d’avoir de bons collaborateurs. Ils sont plus proches de la base que moi, j’écoute leurs conseils pour savoir où m’investir en priorité. Je ne cherche pas à tout faire, à tout résoudre.

Vous cherchez quoi, au fond ?

À tracer un chemin, à mon rythme. Je ne suis qu’un petit maillon sur une longue route. D’autres la poursuivront.