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Anil Banymandhub, psychiatre: «Les Mauriciens sont des moutons mais pas des idiots»

24 mai 2015, 12:45

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Anil Banymandhub, psychiatre: «Les Mauriciens sont des moutons mais pas des idiots»

Psychiatre, bouddhiste, travailliste et un brin polémiste : Anil Banymandhub est le genre de médecin dont on a forcément besoin. Interview sur le divan, de Nandanee Soornak à Nastassja Kinski. 

 

Votre métier consiste-t-il à nous rendre un peu plus heureux ?


Pas exactement. Disons que j’aide les gens à ne pas être inutilement malheureux. C’est le but des thérapies  comportementales et cognitives que j’utilise. Ce courant intègre des principes de la philosophie bouddhiste. Il me paraît plus adapté que la psychanalyse aux maux de l’époque. Mais ce n’est pas à moi de vous rendre heureux, c’est à vous de décider de changer.
 

Changer quoi ?


C’est une consultation ou une interview ?
 

Les deux !


(Rire sonore) Pour faire simple, notre vision du monde est parasitée par nos émotions, et il ne fait pas bon les laisser continuer à diriger nos existences.
 

Apprendre à dompter nos émotions ?


C’est l’idée.
 

Peut-on mettre le vent en cage ?


Non, mais on peut se servir du vent comme le font les fabricants d’éoliennes. De même, on peut «se servir» de ses émotions, en utiliser la force sans se faire dominer par elles. Exemple : il y a quelques mois, un de mes fils qui vit en  Angleterre me téléphone. Il a 21 ans, est musicien, au chômage. Il m’annonce : «Dad, I’m getting married». Première question : «Elle est enceinte ?» Même pas. J’aurais pu le vivre comme une tragédie. Après réflexion, je me suis dit : Anil, que fait-il de mal ? Rien, ton fils a fait un choix. Je suis parti au mariage, j’étais le père le plus heureux du monde.
 

Vous les sentez heureux, les Mauriciens, ces temps-ci ?


Je les sens en souffrance. Je suis ravi que mes trois enfants vivent en Europe, je ne suis pas pressé qu’ils rentrent.
 

Vous avez vous-même passé 35 ans à Leeds, dans le centre de l’Angleterre…


J’ai fait toute ma carrière là-bas. Je suis rentré à Maurice en 2012.
 

Qu’est-ce qui vous a surpris à votre retour ?


Des choses toutes bêtes comme le manque de civilité. Des choses plus fondamentales comme les moeurs politiques, le poids du castéisme. Curé, Anquetil ou Rozemont, autant que je sache, n’étaient pas vaish ! Nos jeunes rêvent tous de devenir avocats ou médecins, je trouve ça tragique. 
 

Surtout, nous sommes obsédés par le matérialisme et la comparaison. Si votre voisin a une Mercedes, il faut en avoir deux. S’il  a deux campements, il faut en avoir trois. C’est très asiatique comme comportement.
 

Nous sommes dans l’imitation ?


Dans l’imitation et le mimétisme. On veut copier l’Occident et on le fait mal. On a des idées toutes faites. Vues d’ici, par exemple, les Européennes sont des filles faciles avec une sexualité dépravée. C’est le problème de vivre sur une petite île loin de tout : notre perception du monde est faussée, souvent fantasmée. Et les drogues n’arrangent rien.
 

Les drogues ?


Maurice est un pays de drogués. Les gens avalent du Lexotanil, du Xanax et des somnifères dans des proportions hallucinantes. Je ne blâme pas les patients, ce sont les médecins les responsables.
 

Quand vous faisiez campagne pour Adrien Duval l’an dernier, c’était avec ou sans drogue ?


(Rire sonore) Je n’en ai pas eu besoin ! Mon ras-le-bol de Ramgoolam et Bérenger a suffi, c’est l’unique raison de mon coup de main à Adrien. Je quittais mon cabinet à Darné, j’allais faire du porte-à-porte à Curepipe. Mais jene suis pas un Lepepiste. Je suis né travailliste, je crèverai travailliste.
 

Et ces jours-ci, comment va votre fibre travailliste ?


Je me sens orphelin.
 

Quelles sont vos relations avec l’ancien Premier ministre ?


Inexistantes depuis des années. J’ai connu l’homme il y a bien longtemps… (il s’interrompt). Non, je pensais l’avoir connu.
 

Quel est votre diagnostic des  élections du 10 décembre ?


Nous sommes un peuple de suiveurs mais pas de décérébrés. Les Mauriciens sont des moutons et ce n’est pas plus mal, ça nous met à l’abri d’une révolution. Mais nous ne sommes pas cette armée d’idiots que Ramgoolam et Bérenger ont vus en nous. Leur raisonnement était le suivant : «Elekter zot kouyon, bann la dan nou poss, to pran sa mo pran sa». Deux hommes pourtant expérimentés se sont mis en tête qu’ils pouvaient manipuler 940 000 électeurs. Ils l’ont cru parce qu’ils sont déconnectés du réel. En psychiatrie, cela porte un nom : la psychose.
 

Les Mauriciens n’ont pas voté pour l’alliance Lepep, ni contre le Parti travailliste, ni contre le MMM, ils ont sanctionné l’arrogance de Ramgoolam et de Bérenger. Ils sont finis, politiquement morts, et ils le savent. Ce qui me chagrine, c’est qu’ils ont entraîné dans leur chute des gens extrêmement valables comme Steve Obeegadoo ou Arvin Boolell.
 

Si les deux grands vaincus venaient vous consulter, que leur conseilleriez vous?


Partez, laissez la place ! Allez écrire votre autobiographie et essayez de regagner un peu de dignité. À quoi Navin Ramgoolam est-il irrémédiablementassocié dans la mémoire du pays ? Koff ouver, cash tombe : chacun se souvient de l’image. Dans un pays où la moitié de la population touche moins de Rs 6 000 mensuellement, forcément, c’est un traumatisme. Je vis dans l’Ouest, je vois des femmes se lever à 3 heures du matin pour aller couper des cannes. Ziss dans film ki zot trouv sa kantite cash la.
 

Mais les vaincus restent. C’est le bal des egos ?


Cela va au-delà de l’ego. Les leaders sont un peu psychopathes. Le portrait-robot du psychopathe, c’est quoi ? Beau parleur, narcissique, manipulateur, l’absence de remords, l’appétit de pouvoir : avouez qu’il y a quelques ressemblances ! (rires) Ils s’accrochent aussi parce que le pouvoir a bon goût. Tous les pouvoirs, que l’on soit CEO, directeur de clinique ou gouverneur de la banque centrale.
 

Il ne se passe pas une semaine sans un nouveau bruit de casserole autour de l’ancien régime. Faut-il en désespérer ou au contraire se réjouir du rappel à la loi ?


Déjà, il me semble qu’on peut se réjouir d’une chose : le pire a été évité. Que serait-il arrivé si Navin Ramgoolam était devenu président de la République avec une immunité pour sept ans ? Nou frol lamor ! Pour le reste, laissons la police et la  justice travailler. Si M. Ramgoolam et M. Rawat ont fait des conneries – je dis bien si –, ils devront payer comme n’importe quel citoyen, mais l’hystérie collective n’a pas lieu d’être.
 

L’hystérie collective ?


La presse commence à me fatiguer, elle en fait des tonnes. Autant l’opération  «nettoyage» est salutaire, autant ses excès m’inquiètent. Le risque, c’est l’écoeurement. Les gens finiront par avoir le sentiment d’un harcèlement politico-médiatique.Exemple : la première arrestation de Navin Ramgoolam. C’était une humiliation avec préméditation. Personnellement, ça m’a fait enrager.
 

Comme quoi, le bouddhisme a ses limites…


(Sourire) D’abord, on ne traite pas un ancien Premier ministre comme ça. Ensuite, cela donne l’impression que le gouvernement est mû par l’esprit de vengeance. J’ignore si c’est le cas, ce n’est pas la question. Il faut bien comprendre qu’en politique, la réalité compte moins que la perception de la réalité.
 

Pourtant, l’alliance Lepep recueille 83 % de bonnes opinions dans le dernier  baromètre de DCDM. Rarement l’action d’un gouvernement a si peu divisé. Comme si l’esprit critique était anesthésié...


Parce que le pays est en état de choc. Les fraudes, les scandales, les Mauriciens y sont habitués. Là, ils se sentent victimes d’un pillage d’état. Mais il y a plus marquant dans ce sondage : la 9e et dernière place de Navin Ramgoolam, avec 12 % d’opinions favorables. J’y vois un enterrement politique. La cérémonie a eu lieu le 10 décembre.
 

Comment analysez-vous son exercice de contrition de la semaine dernière ?


Navin Ramgoolam et ses conseillers ont tenté un coup de com’ ; ils se sont loupés. Les gens ont retenu le clash avec Arvin Boolell, le mea culpa est passé au second plan. Sur le discours en lui-même, il admet avoir commis des erreurs, c’est un bon début. Sauf que, derrière, il ne demande pas pardon, il affirme que son épouse lui pardonne ! Ça en dit long sur le personnage. Il aurait pu être plus humble, cela aurait été plus crédible. De toute façon, les Mauriciens se fichent de la vie privée de Navin Ramgoolam aujourd’hui. Ce qui les intéresse, c’est de récupérer l’argent qu’ils ont placé à la BAI pour payer les études de leurs enfants.
 

Vous pensez que les Mauriciens se fichent de la vie privée de leurs dirigeants ?


Ecoutez, chacun sait que Navin Ramgoolam est un séducteur, qu’il aime les femmes... Mais il était discret, sa vie privée  restait dans les salons. La demande d’injonction de Nandanee Soornack a tout changé. Si cette dame s’était contentée de rester un agent politique de Vacoas, rien de tout cela ne serait arrivé.
 

Quelle personnalité politique auriez vous aimé psychanalyser?


Gaëtan Duval. La plupart de nos dirigeants sont des hommes moyens qui se donnent de l’importance. Gaëtan, lui, était un homme à part. Mais sa psychanalyse aurait demandé du boulot. (L’index sur la tempe) Il y avait du monde là-dedans ! (rires)


Quelle est votre dernière colère ?


Je ne fais plus de colère, j’ai grandi. En 1979, j’ai vu Tess, le film de Roman Polanski. Ça a été un choc. Ce jour-là, je suis tombé amoureux fou de Nastassja Kinski. Si j’avais laissé cette passion m’envahir, elle m’aurait dévoré, j’aurais été malheureux toute ma vie. Le bouddhisme m’a appris à ne pas espérer l’inaccessible. J’ai tendance à me dire qu’un plaisir à ma portée vaut mieux qu’un grand désir qui se dérobe.

 

Modérer ses envies, cela s’appelle la sagesse ?


Cela s’appelle le bonheur. En tout cas, c’est ma conception : be happy in yourself. Cela vous pousse à regarder la beauté des choses, à vivre l’instant présent, admirer, méditer, remercier, chasser le ressentiment, fuir l’envie et la jalousie. Si l’on bâtissait la maison du bonheur, la plus grande pièce en serait la salle d’attente. Je ne sais plus qui a dit cette phrase mais il aurait pu être Mauricien. Bien des hommes de ce pays ont un immense talent pour se rendre malheureux avec des choses insignifiantes. J’ai décidé de renoncer à ce talent, de quitter la salle d’attente, d’entrer dans la maison.