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Affaire BAI: «La défense identitaire ne me surprend pas», dit Tariq Ramadan

15 janvier 2015, 19:49

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Affaire BAI: «La défense identitaire ne me surprend pas», dit Tariq Ramadan

Tariq Ramadan, islamologue, professeur et universitaire suisse est de nouveau de passage à Maurice. Cela fait 20 ans depuis qu’il nous visite pour animer des conférences publiques, des formations sur la question de l’éthique à poser, des rencontres sur les droits, entre autres. Cette fois, le thème portera sur «la clarté de l’Islam» avec trois sous-thèmes qui sont la notion de la réforme, la notion de l’extrémisme et la notion de l’islamophobie. Par rapport aux allégations de «muslim bashing», dans l’affaire BAI, Tariq Ramadan explique que cette «défense identitaire» ne le surprend pas.

 

 

Quelle organisation a organisé votre visite à Maurice ?

C’est un groupe de personnes de différentes organisations. En fait, cela a toujours été une dynamique inter-associative avec des individus autant que des associations avec lesquelles je travaille depuis 20 ans. Je suis venu à Maurice pour la première fois en 1995. Je reviens tous les deux ans en moyenne pour des visites de dix à 15 jours. J’anime des conférences publiques, des formations sur la question de l’éthique à poser, des rencontres sur les droits, sur la médecine. Cette fois, le thème que j’aborderai, c’est la clarté de l’Islam avec trois sous-thèmes qui sont la notion de la réforme, la notion de l’extrémisme et la notion de l’islamophobie.   

 

Vous tombez quelque part bien si je puis dire car il y a actuellement une personnalité de confession musulmane accusée de détournement de fonds. Depuis que cette personne a été mise en cause, une bonne partie des Mauriciens de la même confession a crié au «Muslim Bashing». Cette défense identitaire vous surprend-t-elle ?

A Maurice, cela ne me surprend pas. Heureusement il y a une histoire et une réalité de l’île qui est effectivement le fait d’avoir pu vivre ensemble, d’avoir été en bonne intelligence. Mais trop souvent, cette bonne intelligence n’a été que de la relation pacifique plutôt que de la proactivité. On est ensemble, il n’y a pas eu de tension, de problèmes mais on n’interagit pas dans tous les domaines de la vie, si ce n’est que quand il y a des intérêts politiques et économiques. Ce rapport avec autrui dans la proactivité est important car très souvent, quand il y a un problème, les réactions sont émotionnelles.

 

En 1995, quand j’étais venu, j’avais dit: Attention, ce pluralisme est enviable mais fragile. Ensuite, il y a eu l’incendie de l’Amicale et tout à coup, les appartenances se sont déterminées de façon très émotive. Et là, c’est un peu la même chose. Aujourd’hui, c’est un problème lié à la corruption mais on n’en fait pas une question de principe mais une question d’appartenance.  On ne peut gérer un problème social quand la première réaction est de mettre en cause l’appartenance identitaire. C’est dangereux. La question dans ce débat-là, au-delà des personnes, c’est de ne pas utiliser la lutte contre la corruption comme un instrument politique. Cela ne résoudra pas le problème.  Le vrai problème de la corruption, c’est la corruption dans le système. Qu’il y ait eu la corruption ou non, c’est à la loi de le dire. Je ne remets pas en cause sa réalité. Je ne vois pas un pays au monde où cela n’existe pas.

 

Toute la question est de savoir si on lutte vraiment contre la corruption ou est-ce un moyen politique de pression, de gestion politique. On a trop vu de pays dans lesquels c’est le cas. Après il faut faire un pas en arrière, éviter d’être émotif dans les réactions et être beaucoup plus responsables dans nos requêtes. Il faut lutter contre la corruption qui s’est inscrite au cœur du système. Car personne n’a le monopole de la vertu.

 

Vous avez mauvaise presse à l’étranger et particulièrement en France. Pourquoi?

Au contraire. Il faut dire les choses différemment. C’est exclusivement en France que cela se passe ainsi. Si vous regardez la presse anglaise et la presse américaine et pourtant j’ai été interdit pendant six ans aux Etats-Unis, le rapport est différent. Je suis perçu comme un agent de l’apaisement et de la réconciliation à travers le monde. La France a un problème avec ce que je représente parce que je suis très gênant.

 

En fait, je suis la figure de l’ancien colonisé, l’Arabe, l’Algérien, qui tout à coup commence à s’exprimer dans la langue de Molière, sans complexe. C’est-à-dire que je n’attends pas à ce que quelqu’un parle à ma place. La France a un vrai problème colonial avec l’Algérie et l’Afrique du Nord qu’elle n’a pas encore réglé.

 

Ensuite, il y a un deuxième élément qui est un problème centenaire, c’est le rapport de la France avec le fait religieux. Ceux que l’on croyait avoir fait disparaître reviennent. Le retour du religieux que certains athées militants, pas les vrais laïcs avec lesquels je travaille et qui n’ont aucun problème avec l’Islam, mais les autres, ce sont des laïcs de combat, des militants qui confondent la laïcité avec l’athéisme militant et l’athéisme antireligieux. Pour ceux-là, je représente la pire des choses. Ce qu’ils veulent, c’est un retour en arrière et l’invisibilité du religieux.

 

Le dernier élément est qu’ils n’arrêtent pas de répéter comme une rengaine à la suite du Front National, c’est que l’intégration a échoué. Je les surprends et je les embête quand je dis, ce n’est pas vrai, elle marche très bien. Elle marche tellement bien que ceux qu’ils avaient parqués dans les banlieues, sortent du ghetto social, ils commencent à être dans les médias, à apparaître.

 

Il y a maintenant plein de noms à consonances de là-bas, plus colorés, qui apparaissent partout, dans le mainstream parce qu’ils sont sortis du ghetto. Cette intégration a tellement bien réussi qu’elle est aussi victime de son succès. Cette nouvelle visibilité les gêne. Et le meilleur moyen de la faire disparaître est la stigmatisation de l’Islam, cet espèce de discours qui veut dire, cachez-moi ce minaret, ce foulard, cette barbe que je ne saurai voir, pour paraphraser Molière.

 

Voulez-vous dire que la France n’a pas réglé son passé colonial et que quelque part elle est raciste ?

Je ne dis pas que la France est raciste. Il y a des courants. Je n’aime pas ces généralisations. Je dis que la France est traversée par des craintes, des malaises et des crises identitaires très fortes. Elle ne sait pas comment gérer ce changement. Ce n’est plus la France blanche de classe moyenne du passé et cela suscite des réactions dont certaines sont racistes. D’autres sont de vraies peurs. Je ne confonds pas celui qui a peur à celui qui est raciste. L’un construit une théorie vis-à-vis de l’autre et l’autre subit un sentiment vis-à-vis de l’autre. Ce n’est pas pareil.

 

Auriez-vous pu avoir été ambigus dans vos réponses ? On vous reproche votre double langage par rapport aux actes terroristes en France. Le fait d’être petit-fils du fondateur des Frères Musulmans vous colle-t-il à la peau ?

Ce sont des prétextes. J’ai 52 ans et je ne suis plus le petit-fils de... Je suis le grand-père de… Je n’ai pas tenu de discours ambigu. Après l’attaque contre Charlie Hebdo, je réagis sur Europe1 et on m’a dit: vous, vous dites oui mais… Ce n’est pas vrai. Je dis oui et… Les choses ne sont pas simples et ne tiennent pas en oui ou en non.

 

Le monde est complexe et j’essaie de le comprendre. A chaque fois que je dessine la complexité du monde ou que j’essaie de l’expliquer, on m’accuse d’avoir un double langage. En fait, le problème, c’est dans l’audition. En France, ils sont atteints de double audition.

 

Des propos auraient-ils pu vous échapper ?

Je ne vois pas. Il y a des choses que j’ai élaborées, densifiées sur la laïcité et ma compréhension de la laïcité a été pervertie par ceux qui ont fait de la laïcité un instrument militant. Mes positions n’ont jamais rien eu d’ambiguë.

 

Vous avez dépeint Mohamed Merah, le tueur de Toulouse, comme une victime ? C’est ce que vous appelez la  complexité des choses, le refus de voir en noir ou blanc?

Oui, le garçon est victime du système. Il a été viré de l’école, il a cherché de l’emploi, on ne l’a pas pris. Les Renseignements Généraux l’ont accompagné pendant un temps. Sur le plan général, c’est une triple victime et ce n’est pas moi qui le dit mais un journaliste de La Stampa, le journal italien qui a enquêté sur lui. Ce n’est pas un double langage. C’est l’analyse de la réalité d’un homme dont je condamne l’acte de tuer et dont j’essaie de comprendre le parcours.

 

Comprendre n’est pas justifier. Dire qu’essayer de comprendre, c’est justifier, c’est de la psychologie de bas étage, c’est du médiatique sensationnel et pas du médiatique qui essaie de comprendre les faits. On me reproche de remettre en cause l’évènement. Je dis oui, je veux des enquêtes indépendantes sur tout ce qui se passe.

 

Pourquoi on n’attrape jamais quelqu’un de vivant dans ces affaires-là? Je l’ai demandé après plusieurs attentats. C’est le minimum du respect des citoyens qu’à un moment donné l’on fasse des enquêtes indépendantes pour savoir ce qui se passe. Même quand on a tué Ben Laden, on aurait voulu que je me réjouisse parce qu’on l’a tué. Je n’aurais jamais voulu qu’on tue un homme. J’aurais voulu par exemple que l’on arrête Ben Laden et qu’on le juge devant l’Histoire. J’ai envie d’entendre ce qu’il a à dire. Pourquoi on laisse d’autres interpréter les morts ?

 

Vous dites aux femmes musulmanes de s’émanciper mais on vous entend moins dire aux hommes musulmans de leur faire de la place ?

Je ne cesse de dire deux choses: l’Islam n’a pas de problème avec la femme. Le vrai problème de l’Islam aujourd’hui, ce sont les hommes. J’estime que la lutte pour l’accès aux droits entiers pour la femme sera une lutte des hommes et des femmes ensemble qui sont égaux en droits et pas similaires en êtres. Je me bats depuis 20 ans pour l’égalité d’accès à la loi, l’accès à l’emploi, pour l’autonomisation, pour l’accès des femmes à la mosquée, dans la gestion de la mosquée, dans l’éducation.

 

Avez-vous noté des changements à cet effet à Maurice ?

Dans le cercle des accompagnants, chez les jeunes oui cela a changé mais pas assez à Maurice sur le plan de la réalité profonde de la société où il y a un travail à poursuivre. Il faut que les hommes et les femmes se battent contre la lecture patriarcale, contre les traditions ancestrales qui confondent ce que j’appelle la projection culturelle avec ce que disent vraiment les textes.

 

Quand vous regardez l’Islam appliqué, qu’est-ce qui vous fait plaisir et que détestez-vous?

Ce qui me plaît c’est l’attachement d’hommes et de femmes à la pratique, à un sens spirituel. Ce qui me fait plaisir, c’est la préservation d’une certaine spiritualité, le sens du transcendant. Ce qui me gêne chez beaucoup de Musulmans, c’est l’augmentation du formalisme, l’obsession de la forme, de la règle, de l’apparence et qui produit une perversion de la vraie spiritualité. A un moment donné, cela permet beaucoup de jugements et de propos totalement déplacés sur les apparences et les formes alors que la vraie spiritualité est silence. On n’est pas là pour juger autrui mais pour s’améliorer soi.

 

Réagissez par un adjectif, un qualificatif ou une phrase ou une formule aux mots suivants. Si je vous dit: Etat Islamique ?

Il faut bien mettre Etat Islamique entre guillemets car eux s’appellent ainsi. Cette appellation comme les exactions de ceux qui se nomment ainsi, c’est une condamnation de leur projet, de leurs méthodes, de leurs mensonges.

 

Boko Haram?

C’est la même chose. Pour moi, c’est la trahison de l’esprit et de la lettre des enseignements islamiques. Je ne doute pas qu’il puisse y avoir parmi leurs membres des gens qui sont sincères mais j’ai la certitude qu’il y a parmi leurs dirigeants des manipulateurs, des hypocrites. Là on est dans l’exaction et l’instrumentalisation du religieux et dans la mort.

 

Les combats au Yemen, en Syrie?

Nous sommes en face d’un nouveau Moyen Orient qui est totalement déstabilisé. Nous avons été extrêmement naïfs en 2003 lorsque nous avons entendu Georges W. Bush dire qu’il voulait démocratiser l’Irak. En fait, il y a trois choses qui sont nées de l’Irak et que j’appelle le modèle irakien, c’est-à-dire une fragilisation du régime politique, une division de la population par clans, par affiliations ethniques et une protection de l’accès aux ressources pétrolières ou protection de l’intérêt géostratégique.

 

Vous y voyez la main des Etats-Unis partout?

Il n’y a pas que les Etats-Unis qui soient impliqués. Ce sont les Etats arabes, les dictateurs eux-mêmes. Ce sont eux les principaux responsables. La responsabilité des dirigeants est un fait et l’instrumentalisation des enjeux au Moyen Orient, c’est les ressources minières, gaz, pétrole. Il y a coresponsabilité. Je ne condamnerai pas les uns sans les autres.

 

La tuerie à Charlie Hebdo ?

Il faut condamner le meurtre, le terrorisme et en même temps prendre une position de principe à l’effet que rien ne doit enfreindre la liberté d’expression. Je l’ai déjà dit par rapport à Salman Rushdie, j’étais contre la fatwa, j’avais pris la même position par rapport aux caricatures au Danemark. Je suis resté constant dessus. La liberté d’expression doit être défendue et elle doit primer. Ce que j’ai dit par rapport aux gens de Charlie Hebdo,  vous avez le droit de le faire mais quel est votre but ? Quand l’un des leurs s’en prend au fils Sarkozy et à son appartenance, ce n’est pas acceptable mais pour les autres, ça l’est. Je ne vois pas quel est le but de la liberté d’expression à géométrie variable.

 

Les Catholiques, le Pape ont tout autant été croqués par les dessinateurs de Charlie Hebdo?

Ce n’est pas vrai. Il y a eu des statistiques sur les dernières caricatures de Charlie Hebdo. Je ne vais pas faire un petit calcul malsain mais il est évident que sur les quatre dernières années, la stigmatisation anti-islamique revenait régulièrement. J’ai dit aux citoyens français et européens de confession musulmane de prendre une distance critique. Je leur ai dit : il faut que vous appreniez la réalité de la démocratie pour ce qu’elle est aujourd’hui, c’est-à-dire de ne pas réagir à la provocation.

 

D’un autre côté, j’ai dit aussi, si Je Suis Charlie signifie la défense à la liberté d’expression et la condamnation du terrorisme, je dis oui. Mais si cela veut dire donner un blanc-seing à cet humour que je trouve détestable, je dis non. Je suis Charlie est tout et n’importe quoi aujourd’hui.

 

Pourquoi la violence semble-t-elle attachée aux semelles des Musulmans ?

Elle le semble mais il faut bien observer les choses. Après l’affaire Rushdie, il n’y a rien eu. Il y a eu des caricatures au Danemark, pendant trois mois, il n’y a rien eu. Les Musulmans européens ont compris comment cela fonctionne et ont pris de la distance. Quand on est dans une atmosphère démocratique à égalité, il n’y a pas de problème. Quand c’est envoyé et instrumentalisé par des gens qui vont utiliser les frustrations populaires, ça nous revient.  C’est parti avec l’Iran, avec le Pakistan, l’Egypte, c’est parti du monde arabe et les frustrations politiques déformées par des dictateurs qui ont trouvé le moyen de les renvoyer contre l’Occident.

 

Les frères Kouachi et Mérah sont des exceptions. Des jeunes sont attirés sur Internet. Si vous comparez les profils, autrefois, les jeunes d’Al Qaida étaient des jeunes formés qui avaient étudié. Là on a des jeunes qui viennent de rentrer dans l’Islam mais ont eu un parcours en dents de scie, c’est-à-dire qu’ils pratiquent et sont tombés dans la délinquance.

 

On a joué sur leur rapport à leur passé, à la culpabilisation. Il ne faut pas prendre ces éléments qui sont des exceptions comme la règle. Mais si vous me dites que les Musulmans ont un problème à régler avec la violence, je dis oui. Il est évident que nous avons à réfléchir sur l’usage de la violence. Nous avons aussi à réfléchir sur l’instrumentalisation de la violence qui sert certains pouvoirs arabes et qui sert certains pouvoirs occidentaux.

 

Que dites-vous aux gens qui réagissent à chaud et qui estiment que les Musulmans devraient s’installer dans un autre pays et y fonder un Etat arabe où ils parleraient une seule langue ?

C’est une vision totalement passéiste car les Musulmans sont Français, Britanniques, Américains, ils sont chez eux, à la maison. Donc, en l’occurrence penser que leur caractère, leur islamité fait d’eux des étrangers, est une mauvaise compréhension de ce qu’est devenue la citoyenneté en Occident.

 

Interview réalisée par
Marie Annick Savripène